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Full text of "Souvenirs de la baronne du Montet, 1785-1866"

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SOUVENIRS 


DE  LA 


BARONNE  DU  MONTET 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de  repro- 
duction et  de  traduction  en  France  et  dans  tous  les  pajs  étrangers, 
j  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  (section  de  la 
librairie)  en  novembre  1904. 


PARIS.    TYP.    PLON-NOURRIT   ET  G",   8,   RUE   GARANCIÈRE.   —  4445. 


ip  F-dfs 


Ai.KXANDRiNK  UK  LA  HOrTlTl  K  H  K  DE  SAINTMARS 

HAHONNF     DU     MON!  ET 
1785.-  1866 


SOUVENIKS''------'^--''- 


DE    LA 


BARONNE  DU  MONTET 

II 

1785-1866 


Avec  un  portrait  en  héliogravure 


PARIS 

LIBRAIRIE    PLON 
PLON-NOURRIT  et  C^  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     RUE    OARANGIÈRE  —  6* 

1904 
Tout  droits  réstrvét 


PRÉFACE 


Les  souvenirs  que  Ton  va  lire  ont  été  légués  à  mon  père, 
le  comte  de  laBoutetière(l).  Ancien  officier  de  cavalerie, 
il  avait  repris  du  service  en  1870,  et  commandait  au  siège 
de  Paris  le  3*  bataillon  des  mobiles  de  la  Vendée.  Décoré 
de  la  Légion  d'honneur  pour  sa  vaillante  conduite  à  la 
bataille  de  Champigny,  où  il  fut  grièvement  blessé,  mon 
père  mourut  en  1881  des  suites  de  ses  blessures;  cette  fin 
prématurée  Ta  seule  empêché  de  donner  suite  à  l'intention 
que  je  lui  ai  toujours  connue  de  publier  les  Mémoires  de 
sa  tante,^  la  baronne  du  Montet.  Je  suis  donc  certain  de 
remplir  un  de  ses  désirs  en  les  présentant  aujourd'hui  au 
public;  peut-être  aussi  de  ne  pas  aller  à  l'encontre  des 
volontés  de  l'auteur,  bien  que  la  modestie  de  Mme  du 
Montet  prétendît  que  ses  Mémoires  ne  méritaient  que 
l'oubli  et  le  dédain,  «  comme  les  feuilles  mortes  d'une 
saison  passée  »,  et  qu'elle  ait  écrit  dans  un  jour  d'épi- 
gramme  qu'un  de  ses  neveux  les  déchirerait  pour  en  faire 
des  bourres  à  fusil. 

Marie-Henriette-Radegonde-AIexandrine  Prévost  de  la 

(1)  M.  de  la  Boutetière  était  aussi  un  savant;  il  est  l'auteur  de  plusieurs 
ouvrages  historiques  sur  le  Poitou  et  la  Vendée. 


5377:^3 


":A:  :^i^'tï^pî^Ii5-Rè•^I'^'S^ï^o^       ^^  montet 
Boutetière  de  Saint-Mars,  baronne  de  Fisson  du  Montet, 
était  née  à  Luçon,  le  30  janvier  1785,  d'une  des  plus 
anciennes  et  des  plus  distinguées  familles  de  la  Vendée. 

Son  père,  Jean-François  Prévost  de  la  Boutetière  de 
Saint-Mars,  était  capitaine  de  cavalerie  au  régiment  d'Or- 
léans et  chevalier  de  Saint-Louis.  Sa  mère,  Adélaïde- 
Paule-Françoise  comtesse  de  la  Fare(l),  était  fille  du  mar- 
quis delà  Fare,  maréchal  de  camp,  et  sœur  de  Mgr  de  la 
Fare,  évoque  de  Nancy,  qui,  pendant  la  Révolution,  fut 
agent  de  Louis  XVIII  à  la  cour  de  Vienne  et  devint  sous 
la  Restauration  archevêque  de  Sens  et  cardinal. 

A  Tâge  de  six  ans,  Alexandrine  suivit  ses  parents  dans 
l'émigration.  Sa  mère  a  laissé  le  récit  des  misères  qu'elle 
éprouva  (2),  et  Alexandrine,  devenue  Mme  du  Montet,  se 
rappelait  avec  un  serrement  de  cœur  la  poignante  tristesse 
des  soirées  d'exil,  dans  cette  Allemagne  où  les  tracasse- 
ries et  la  persécution  furent  le  seul  accueil  fait  aux 
émigrés. 

En  1796,  grâce  à  la  protection  de  son  oncle  Tévéque  de 
la  Fare,  l'arcliiduchesse  Marie- Anne,  sœur  de  l'empereur 
François  II,  abbesse  du  chapitre  noble  des  chanoinesses 
de  Prague  (3),  voulut  bien  se  charger  de  son  éducation. 
Alexandrine  et  sa  sœur  Henriette  entrèrent  donc  au  cou- 
vent de  la  Visitation  à  Vienne,  où  pendant  les  six  années 
(|u'elles  y  ont  passées  cette  généreuse  princesse  ne  cessa 

(1)  Chanoiaesse  du  chapitre  des  dames  comtesses  de  l'Argeiitière  en 
Lyonnais. 

(2)  Mémoires  de  Mme  la  comtesse  de  la  BouTSTièRE  de  Saint-Mabs.  An- 
gers, imp.  Lacliëze  et  Doibeau,  1844. 

(3)  Le  chapitre  insigne  de  Marie-Thérèse  du  Haradchin  de  Prague  est 
le  premier  des  quatre  grands  chapitres  d'Autriche  ;  Tabbesse  doit  apparte- 
nir &  la  maison  impériale. 


PRÉFACE  III 

de  les  combler  des  témoip^nages  de  sa  bonto  et  de  sa  bien- 
veillance. C'est  à  cette  époque  qu'Alexandrine  nouait  en 
Autriche  tant  d'amitiés  aussi  solides  que  distinguées,  tout 
en  recueillant  les  fruits  d'une  éducation  parfaite.  La  supé- 
rieure, lisons-nous  dans  les  Mémoires  de  la  comtesse  de 
la  Boutetière,  «  était  Française,  avait  été  élevée  à  Saint- 
Cyr  comme  moi,  elle  avait  accueilli  beaucoup  de  reli- 
gieuses françaises  de  son  ordre...  ». 

En  1801,  le  temps  des  plus  dures  épreuves  étant  passé 
pour  les  émigrés,  Alexandrine  put  regagner  la  France 
avec  ses  parents.  Les  terres  de  la  famille  étaient  vendues, 
le  château  brûlé,  les  promenades  d'agrément  arrachées; 
mais  les  exilés  revovaient  le  sol  natal,  et  Mme  de  la  Bou- 
têtière  disait  qu'elle  n'avait  à  l'étranger  trouvé  que  des 
peines. 

Neuf  années  plus  tard,  le  20  décembre  1810,  Alexandrine 
de  la  Boutetière  reprenait  la  route  de  Vienne,  ce  cher 
Vienne  qu'elle  appela  toujours  la  ville  de  sa  jeunesse  et 
de  son  bonheur  ;  elle  allait  y  épouser  le  baron  du  Montet 
dont  elle  fait  dans  ses  souvenirs  le  plus  brillant  portrait. 

Joseph,  baron  deFisson  du  Montet,  était  fils  du  premier 
président  du  parlement  de  Nancy.  D'une  famille  dévouée 
depuis  des  siècles  aux  princes  de  la  maison  de  Lorraine, 
il  suivit  ses  parents  en  émigration  à  Vienne.  Admis  à 
l'école  des  Cadets,  puis  officier  dans  l'armée  autrichienne, 
Joseph  du  Montet  avait  pour  lui  les  plus  rares  qualités 
morales  et  physiques.  Sa  bravoure  jointe  à  sa  grande 
jeunesse,  à  la  distinction  de  sa  tournure,  et  à  la  plus  char- 
mante figure  du  monde,  fit  l'admiration  de  ses  camarades, 
Plusieurs  fois  blessé,  il  s'était  signalé  à  différentes  reprises 


IV  SOUVENIRS  DE   LA   BARONNE  DU  MONTET 

par  son  sang-froid  et  son  courage.  Lieutenant  en  premier 
à  vingt-trois  ans,  capitaine  deux  ans  plus  tard,  il  obtint 
ensuite  le  commandement  du  régiment  de  S.  A.  I.  Tarchi- 
duc  Charles,  avec  le  grade  de  lieutenant-colonel.  Ses 
actions  d'éclat  lui  avaient  valu  la  croix  de  chevalier  de 
Tordre  de  Marie-Thérèse,  qui  n'est  conférée  que  pour  faits 
\  de  guerre,  et  sur  prouves  de  noblesse  paternelle  et  mater- 

nelle. Mais  ses  blessures  et  les  fatigues  de  la  campagne 
de  1809  avaient  altéré  sa  santé  au  point  d'interrompre  ses 
services  militaires.  Chambellan  de  l'empereur  d'Autriche 
et  décoré  de  l'ordre  de  Saint-Louis,  il  fut  à  différentes 
reprises  chargé  de  missions  importantes. 

De  son  côté,  la  baronne  du  Montet  sut  se  faire  à  Vienne 
de  hautes  et  puissantes  amitiés.  Nommée  dame  de  l'ordre 
de  la  Croix-Etoiléc  et  dame  du  palais  de  l'impératrice 
d'Autriche,  elle  était  très  appréciée  dans  cette  brillante 
cour,  où  elle  retrouva  toutes  ses  amies  d'enfance  du  cou- 
vent de  la  Visitation.  Sa  naissance  et  ses  relations  lui 
ouvraient  toutes  les  portes;  son  amabilité,  sa  grâce,  le 
charme  de  ses  manières  lui  gagnèrent  tous  les  cœurs. 
C'est  la  période  la  plus  intéressante  de  la  vie  de  Mme  du 
Montet;  sous  ses  yeux  se  déroulent  les  événements  les 
plus  importants  de  cette  époque  si  agitée,  elle  assiste  à 
toutes  les  fêtes  de  Vienne,  et  voit  de  près  bien  des  per- 
sonnages illustres,  autant  de  précieux  souvenirs  qu'elle 
évoquera  plus  tard  pour  ses  petits-neveux. 

Pourtant,  malgré  leur  situation  dans  la  haute  société 
viennoise,  ni  elle,  ni  son  mari  n'oubliaient  la  France.  Cette 
France  «  qu'on  quitte  avec  douleur,  et  où  l'on  veut  reve- 
nir mourir  ».  En  1824,  ils  firent  leurs  adieux  à  l'Autriche 


PRÉFACE  V 

pour  se  fixer  à  Nancy,  pays  d'origine  de  M.  du  Montet. 

C'est  dans  cette  charmante  ville,  «  qui  n'était  plus  qu'une 
jolie  bourgeoise  après  avoir  été  une  grande  dame  »,  selon 
l'expression  de  Mme  du  Montet,  qu'elle  habita  pendant 
quarante-deux  ans  au  milieu  des  siens,  dans  un  cercle 
d'amitié,  d'estime  et  de  respect.  D'une  piété  solide  en 
même  temps  que  femme  du  monde  accomplie,  elle  garda 
jusqu'au  dernier  jour  la  vivacité  de  son  esprit  et,  comme 
elle  le  préconise  elle-même,  ce  beau  système  do  sévérité 
noble,  d'indulgence  souriante  et  de  gaieté  gracieuse 
qu'une  femme  doit  pratiquer  dans  ses  dernières  années. 
Sa  conversation  était  agréable  et  sérieuse;  comme  dans 
ses  écrits,  l'on  y  trouvait  sous  des  dehors  enjoués  autant 
de  sagesse  que  de  pénétration,  voire  d'expérience.  Son 
salon  toujours  ouvert  était  très  recherché  :  ses  causeries 
charmantes,  sa  distinction,  son  affabilité  y  retenaient  une 
société  choisie.  Une  notabilité  parisienne  ou  viennoise 
traversait-elle  Nancy,  sa  première  visite  était  pour  Mme  du 
Montet,  qui,  instruite  sur  tout,  avait  le  don  de  faire  valoir 
chacun. 

Mais  une  grande  douleur  vint  déchirer  ce  cœur  si  sen- 
sible, le  baron  du  Montet  mourut  à  Nancy  en  1841.  D'une 
union  si  tendre  il  n'était  pas  né  d'enfants  ;  leur  cœur  en 
adopta.  Jamais  neveux  ne  furent  plus  choyés  que  ceux  de 
la  baronne  du  Montet;  les  enfants  de  sa  sœur,  la  marquise 
de  Villevielle,  restés  orphelins  très  jeunes,  trouvèrent  en 
elle  une  seconde  mère  ;  ceux  de  son  frère,  le  colonel  de  la 
Boutetière,  furent  l'objet  de  sa  constante  sollicitude  et 
gardent  de  sa  mémoire  le  plus  respectueux  souvenir.  Elle 
s'est  éteinte  à  Nancy  le  16  janvier  1866,  âgée  de  quatre- 


VI     SOUVENIRS  DE  LA  BARONNE  DU  MONTET 

vingt-un-anSj  entourée  de  l'affectueuse  reconnaissance  de 
ses  neveux  et  des  regrets  de  ses  nombreux  amis. 

Sur  la  fin  de  ses  jours,  elle  a  réuni,  à  la  demande  des 
siens,  «  les  petites  feuilles  de  ses  souvenirs  »,  pages  au 
charme  vieillot,  écrites  sans  prétention,  au  hasard  de  sa 
mémoire,  pour  noter  une  anecdote,  croquer  un  portrait, 
raconter  un  souvenir  intéressant  de  sa  vie  si  mouve- 
mentée. Loin  de  sa  modestie  l'idée  d'être  une  femme 
auteur,  et  sans  doute  elle  n'avait  pas  prévu  que  la  grâce 
délicate  de  ses  pages  dépasserait  le  cercle  étroit  de  la 
famille.  Le  lecteur  reprochera-t-il  à  un  arrière-neveu  de 
n'avoir  pas  pensé  de  même? 

Comte  de  lx  Boutetière. 
Château  de  Faymoreau- Vendée,  13  septembre  1904. 


MES   PETITES  FEUILLES  DÉTACHÉES 


Si  votis  imaginez  donner  à  mes  pauvres  petites  feuilles  déta- 
chées d'autre  intention  que  celle  d'une  causerie  intime  de 
famille,  d'une  conversation  sans  conséquence,  sans  prémédita- 
tion,  de  bons  petits  radotages  même,  si  vous  voulez^  vous  serez 
dans  V erreur. 

Dans  la  première  jeunesse^  on  aime  à  entendre  raconter;  le 
monde  est  si  nouveau  alors  I  Plus  tard  on  écoute  avec  distrac- 
tion ou  indifférence^  souvent  même  avec  impatience;  l'intérêt 
du  moment  absorbe  tout,  le  courant  emporte^  on  est  entré  à 
pleines  voiles  dans  la  vie.  Dans  la  vieillesse  on  aime  conter; 
toute  la  vie  est  dans  le  passé,  et  l'on  est  jaloux  de  l'avenir. 

Ayez  pitié  et  indulgence!  laisse z-moi  mes  derniers  sourires, 
ceux  d'autrefois;  je  n'en  ai  plus  aujourd'hui;  laissez  quelques 
larmes  tomber,  hélas  !  comme  la  froide  rosée  d'automne  sur  les 
feuilles  jaunies  que  le  premier  souffle  du  vent  d'hiver  va  déta- 
cher de  l'arbre. . .  Elles  deviennent  rares,  ces  larmes,  et  se  tari- 
ront bientôt  pour  toujours  I  laissez  mes  souvenirs,  quel  qu'eti 
soit  l'objet,  jeter  leurs  dernières  vacillantes  et  inutiles  lueurs; 
ils  sont  prêts  à  s'éteindre  pour  ne  se  raviver  jamais!. . . 

Si  dans  un  moment  d'ennui  ou  de  souffrance,  un  de  mes  petits- 
neveux  ou  arrière-petites-nièces  trouve  ce  livre  dans  l'ombre  et 
la  poussière  où  on  Vaura  relégué;  s'il  distrait  ou  console  un 


VIII        SOUVENIRS  DE   LA  BARONNE   DU  MONTET 

instant  un  cœur  fatigué,  une  imagination  malade,  j'aurai  sur- 
vécu à  la  mort.  En  vérité,  ce  pauvre  livre  parlera  après  moi, 
comme  je  parle  de  mon  vivant,  sans  étude,  sans  fiel  et  avec 
l'abandon  d'une  bomie  jaserie. 

Baronne  du  MONTET. 


SOUVENIRS 


DE  LA 


BARONNE  DU  MONTET 


MESDAMES    LES    ARCHIDUCHESSES    MARIE-CLÉMENTINE 
ET    AMÉLIE    EN    1  795 

Émîgrée  à  l'âge  de  cinq  ans,  mes  souvenirs  sont  souvent 
étrangers  à  ma  patrie. 

J'avais  dix  ans  et  ma  sœur  onze  lorsque  notre  oncle,  M.  de 
Ja  Fare,  ancien  évoque  de  Nancy,  nous  présenta  à  Vienne  à 
Mmes  les  archiduchesses  Clémentine  et  Amélie  :  la  première 
était  déjà  fiancée  au  prince  de  Galabre,  prince  royal  de  Naples  ; 
c'est  la  mère  de  Mme  la  duchesse  de  Berry  (1);  la  seconde  est 
morte  à  peine  âgée  de  vingt  ans.  Mme  l'archiduchesse  Clé- 
mentine, depuis  princesse  royale  de  Naples,  était  très  mar- 
quée de  la  petite  vérole,  mais  elle  avait  un  véritable  port  de 
reine.  Mme  l'archiduchesse  Amélie  était  petite;  elle  avait  un 
air  doux  et  souffrant.  Les  deux  princesses  s'amusèrent  de 
notre  vivacité  et  de  la  naïveté  de  nos  réponses;  elles  nous 
demandèrent  plusieurs  fois  à  mon  oncle  et  nous  comblèrent 
de  bontés.  Après  avoir  dîné  chez  la  comtesse  Philippine  de 
Dombasle,  fille  de  la  grande  maîtresse,  nous  passions  chez 
Mmes  les  archiduchesses;  nous  y  étions  respectueuses,  nous 

(1)  L'archiduchesse  Marie-Clémentine,  fille  de  l'empereur  Léopold  II, 
épousa  le  25  juin  1797  son  cousin,  François- Janvier- Joseph,  prince  royal 
de  Naples,  qui  devint,  en  1825,  roi  des  Deux-Siciles  sous  le  nom  de 
François  I*'.  La  princesse  Marie-Clémentine  mourut  peu  de  temps  après 
son  moriage,  en  1801.  (Éd.) 

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:-jf.'.'.'     ......••••       SOUVENIRS 

y  arrivions  avec  une  joie  d'enfant  qui  leur  inspirait  une 
aimable  bienveillance.  Ces  jeunes  princesses  menaient  une 
vie  fort  triste.  Mme  Clémentine,  fiancée  depuis  longtemps  au 
frère  de  sa  belle-sœur  (4),  avait  beaucoup  à  souffrir  des  bizar- 
reries de  l'humeur  de  Timpératrice;  les  circonstances  poli- 
tiques s'opposaient  à  son  départ  pour  Naples.  Le  portrait  en 
cire  du  prince,  son  futur  époux,  était  en  buste  de  grandeur 
naturelle  sur  une  console;  il  était  excessivement  blond,  blanc 
et  couleur  de  rose.  Elle  s'amusait  de  notre  étonnement  à  la 
vue  d'un  portrait  si  semblable  à  la  réalité;  nous  ne  pouvions 
en  détacher  nos  yeux.  Les  deux  jeunes  princesses  passaient 
quelquefois  leurs  belles  mains  dans  nos  longs  cheveux  et 
s'amusaient  à  les  relever  d'une  manière  pittoresque.  11  y  avait 
un  piano  dans  le  salon;  nous  osâmes  un  jour  supplier 
Mme  l'archiduchesse  Amélie  d'en  jouer;  elle  sourit  d'une 
demande  si  contraire  à  l'étiquette,  mais  elle  s'approcha  de 
l'instrument,  et  en  tira  quelques  accords  tristes  et  doux 
comme  elle;  ses  mains  étaient  d'une  beauté  ravissante. 

Mme  l'archiduchesse  Clémentine  devait  recevoir  une  pré- 
sentation un  après-dtner;  ses  femmes  entrèrent  pour  l'habil- 
ler; elle  voulut  bien  permettre  que  nous  assistions  à  sa 
toilette,  ce  qui  nous  causa  une  joie  extrême.  Ses  femmes  se 
rangèrent  en  demi-cercle  derrière  elle;  on  lui  présenta  une 
robe  à  gaze  blanche,  à  bouquets  de  fleurs  de  pensées  satinés 
et  appliqués,  qu'elle  passa  rapidement;  jamais  je  n'ai  vu  une 
toilette  se  faire  plus  vite.  La  belle  taille  de  la  princesse,  sa 
grâce  majestueuse  étaient  sa  plus  noble  et  constante  parure. 
Mme  l'archiduchesse  Clémentine  a  gardé  les  tailles  longues 
jusqu'à  son  mariage. 

A  cinq  heures,  les  deux  battants  d'une  grande  porte  s'ou- 
vraient, et  deux  laquais  posaient  au  milieu  du  salon  une 
petite  table  sur  laquelle  se  trouvaient  des  glaces,  des  oranges, 
des  biscuits  et  quelques  sucreries;  les  princesses  seules  s'en 
approchaient  :  elles  prenaient  fort  peu  de  chose,  mais  les 

(1)  L'empereur  François  II,  frère  de  Tarchiduchesse  Marie-Clémentine, 
avait  épousé  en  seconde  noces  une  princesse  de  Naples.  Il  eut  d'eUe  treize 
enfants.  (Éd.) 


DE   LA  BARONNE   DU  MONTET    *'•  "3*" 

bonbons  et  les  oranges  nous  étaient  aussitôt  donnés;  enfin, 
pour  mettre  le  comble  à  nos  petites  prospérités,  les  princesses 
voulurent  bien  permettre  que  Mme  Philippine  de  Dombasle 
nous  conduisît  à  Schœnbrunr  un  jour  qu'elles  devaient  y 
diriger  leur  promenade. 

Mmes  les  archiduchesses  étaient  dans  une  antique  berline 
avec  Mme  la  comtesse  de  Dombasle,  leur  grande  maîtresse; 
nous  suivions  dans  une  voiture  de  la  cour  avec  Mme  Philip- 
pine; tous  les  archiducs  attendaient  leurs  augustes  sœurs  à 
Schœnbrunn,  ce  qui  nous  intimida  d'abord  beaucoup.  Quoique 
bien  jeune  encore,  l'archiduc  Charles  était  déjà  à  cette  époque 
l'idole  de  l'armée  et  l'espérance  de  la  monarchie  autri- 
chienne (1).  —  Les  autres  princes  étaient  accompagnés  par 
leur  vieux  gouverneur,  le  vénérable  baron  de  Hager  :  sa 
figure  était  couvertes  d'honorables  cicatrices.  Le  costume  des 
archiducs  paraîtrait  bien  plaisant  aujourd'hui  :  ils  étaient 
vêtus  d'habits  de  taffetas  richement  brodés;  ils  étaient  frisés 
à  Toiseau  royal;  portaient  des  bourses,  des  chapeaux  à  claque, 
et  de  longues  épées. 

C'était  au  mois  de  niai  1795.  La  plus  aimable  et  la  plus 
fraternelle  intimité  régnait  entre  les  jeunes  princes  et  Mmes 
les  archiduchesses.  Le  plus  jeune  des  archiducs,  l'archiduc 
Hudolph,  depuis  cardinal  et  archevêque  d'Olmutz,  avait  grande 
envie  de  courir  et  de  galoper  avec  nous;  je  vois  encore  en  sou- 
venir cette  petite  figure  si  gaie,  si  franche,  si  pompeusement 
parée. 

On  nous  fit  voir  la  ménagerie  :  oh  !  que  celte  journée  fut 
belle!..  Songez  que  nous  avions  dix  et  onze  ans;  que  nous 
avions  déjà  bien  souffert  de  toutes  les  rigueurs  et  de  toutes 
les  privations  de  l'émigration,  de  ses  humiliations  môme.  Il 
faut  pourtant  qu'en  toute  vérité  je  vous  dise  que  nous  ne 
fûmes  pas  éblouies  de  ce  changement  de  situation.  Nous  avions 
un  grand  fond  de  dignité  naturelle,  de  la  timidité  sans  gau- 
cherie et  sans  sottise. 


(1)  L'archiduc  Charles  allait  commander,  en  1796,  les  troupes  impériales 
sur  le  Rhin.  {Éd.) 


-    A 


'4-  •••     •  SOUVENIRS 

VISITR   d'adieu   de    MADAME    L' ARCHIDUCHESSE   CLÉMENTINE 

Mme  rarchiduchesse  Clémentine,  mère  de  Mme  la  duchesse 
de  Berry,  vint  faire  sa  visite  d^adieu  dans  notre  beau  cou- 
vent, à  son  départ  pour  Naples.  Elle  paraissait  très  satisfaite; 
elle  nous  combla,  ma  sœur  et  moi,  de  marques  de  bienveil- 
lance; elle  entra  au  réfectoire;  elle  ne  voulait  pas  que  nous 
quittions  nos  places,  mais  le  respect  et  TafTection  nous  grou- 
pèrent autour  d'elle.  Elle  était  vêtue  d'une  robe  de  soie  grise, 
avec  un  chapeau  et  des  plumes  de  la  même  couleur.  Elle 
parla  de  son  voyage  et  de  l'Italie  avec  une  satisfaction  mar- 
quée; cette  princesse  si  éminemment  distinguée  échangeait, 
hélas!  une  vie  contrainte  et  monotone  contre  un  avenir  court, 
agité,  et  bien  malheureux!...  Elle  est  morte  de  la  poitrine,  à 
Palerme;  elle  n'a  laissé  qu'un  enfant,  la  princesse  Caroline 
(Mme  la  duchesse  de  Berry). 


LA    CONFIRMATION 

Mme  l'archiduchesse  Marie-Anne,  sœur  de  l'empereur  Fran- 
çois II,  abbesse  du  chapitre  des  dames  chanoinesses  de  Prague, 
fut  notre  noble  bienfaitrice;  elle  se  chargea  de  notre  éduca- 
tion et  sa  protection  nous  valutdes  distinctions  flatteuses  dans 
le  monastère  où  nous  fûmes  élevées  à  ses  frais;  elle  voulut 
être  notre  marraine  de  confirmation,  se  tint  près  de  nous 
pendant  la  cérémonie,  la  main  appuyée  sur  notre  épaule;  elle 
posa  elle-même  le  bandeau  de  satin  blanc  sur  notre  front; 
elle  voulut  même  ajouter  ses  propres  noms,  Marie-Anne,  à 
ceux  que  nous  portions  déjà.  Ramenées  dans  la  salle  de  com- 
munauté après  la  cérémonie,  qui  avait  été  faite  par  notre 
oncle,  Mgr  de  la  Fare,  notre  auguste  marraine,  assise  sur  un 
fauteuil  placé  sur  une  estrade,  nous  fit  venir  auprès  d'elle, 
nous  donna  ses  mains  à  baiser,  et  nous  fit  présent  à  chacune 
d'une  montre  et  d'une  chaîne  d'or. 

Une  telle  journée  ne  s'efface  ni  du  cœur,  ni  de  la  mémoire. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  5 

LES    VISITES.    —    MADAME    ROYALE 

Les  princesses  entraient  souvent  dans  le  couvent.  Les  pen- 
sionnaires mettaient  alors  la  robe  d'étamine  noire  à  tratne  ; 
on  nous  donnait  le  voile  et  la  collerette  de  batiste  d'une 
éblouissante  blancheur,  le  collier  et  les  manchettes  de  blonde 
noire;  une  croix  d'argent  était  suspendue  à  notre  poitrine 
par  un  ruban  rose  ou  bleu,  et  sur  notre  épaule  gauche  bril- 
lait un  petit  médaillon  représentant  saint  Jean  Népomucène, 
entouré  de  pierres  de  Bohême  ayant  presque  l'éclat  du  dia- 
mant. Dans  cette  parure  qui  complétait  le  grand  gala,  nous 
allions  attendre  les  royales  visites  à  la  po^te  d'entrée  du 
monastère;  nous  ôtions  le  gant  blanc  de  la  main  droite,  et 
nous  baisions  la  main  aux  princesses  de  la  maison  impériale 
seulement.  Quelques  pensionnaires  étaient  choisies  pour  leur 
faire  cortège  pendant  tout  le  temps  que  durait  la  visite. 

Filleules  de  Mme  l'archiduchesse  Marie-Anne,  nous  avions 
habituellement  cet  honneur,  ma  sœur  et  moi;  mais  un  jour,  à 
l'intérêt  ordinaire  de  telles  visites  pour  de  jeunes  pension- 
naires, se  joignit  un  sentiment  qui  ne  peut  s'exprimer.  Les 
portes  du  noble  monastère  s'ouvrirent,  et  une  jeune  prin- 
cesse vêtue  de  noir,  ayant  la  marche  rapide,  le  parler  bref 
et  brusque,  une  beauté  céleste,  des  yeux  bleus  d'une  gran- 
deur et  d'une  expression  uniques,  des  cheveux  blonds  cen- 
drés superbes,  une  taille  svelte  et  bien  prise,  le  teint  vif, 
éclatant  et  beau,  mais  la  peau  un  peu  rude,  traversa  comme 
un  trait  les  vastes  clottres^  s'assit  un  instant  dans  la  salle, 
jeta  alternativement  des  regards  doux,  sévères  et  inquiets; 
puis  reprit  sa  marche  rapide,  s'élança  dans  les  jardins  comme 
quelqu'un  qui  fuit,  en  fit  le  tour  avec  une  précipitation  sin- 
gulière, parut  quelquefois  vouloir  éviter  des  yeux  inondés 
de  larmes  qui  s'attachaient  sur  elle.  C'était  Mme  Royale  de 
France. 

Mmes  de  Dombasle  et  de  Chanclos,  nommées  successive- 
ment grandes  maîtresses  de  Mme  Royale,  eurent  bientôt 
changé  ce  qu'il  y  avait  de  trop  prompt  dans  les  manières  et 


(5  SOUVENIRS 

l'expression  de  la  jeune  princesse.  Elle  prit,  en  arrivant  à 
Vienne,  le  deuil  de  ses  augustes  parents;  on  lui  fit  faire  un 
trousseau  digne  de  son  rang,  car  la  royale  orpheline  avait 
rejeté  avec  un  noble  dédain,  à  la  frontière,  celui  que  le  Direc- 
toire lui  avait  destiné.  Traitée  absolument  et  en  tout  comme 
les  archiduchesses,  sœurs  de  l'Empereur;  aimée  et  vénérée  du 
bon  peuple  viennois,  elle  inspira,  dit-on,  un  sentiment  plus 
vif  à  l'archiduc  Charles.  Son  respect  pour  une  des  volontés 
de  Louis  XVI  fixa  la  destinée  de  l'infortunée  princesse  :  elle 
^      épousa  Mgr  le  duc  d'Angoulême. 

J         Une   seule  personne  sembla  ne  pas  partager  à   la  cour 
/      de   Vienne    la    touchante    et    vive    sympathie    qu'inspirait 
I       Mme  Royale.  L'impératrice  (Marie-Thérèse  de  Bourbon,  prin- 
cesse de  Naples  et  sœur  de  Marie-Amélie,  depuis  duchesse 
'       d'Orléans)  manqua  souvent  d'égards  pour  la  jeune  princesse, 
et  jeta  quelque  amertume  sur  son  séjour  à  Vienne,  comme  au 
reste  elle  en  avait  jeté  sur  l'existence  de  ses  deux  belles-sœurs. 
Mmes  les  archiduchesses  Clémentine  et  Amélie.  L'impéra- 
trice, bizarre,  ignorante  et  très  mal  élevée,  éprouvait  une 
sorte  de  jalousie  et  de  malaise  devant  des  jeunes  princesses 
qui  lui  étaient  fort  supérieures  par  les  rares  qualités  de  leur 
cœur  et  les  agréments  de  leur  esprit  et  de  leur  ftgure.  Elle 
était  capricieuse,  ses  occupations  futiles,  et  ses  jeux  souvent 
vulgaires.  Elle  aimait  les  travestissements,  et  choisissait  de 
préférence  les  moins  distingués. 

Elle  avait  fait  construire  à  Laxenbourg,  charmante  rési- 
dence d'été,  auprès  de  Vienne,  un  pavillon  où  elle  avait  voulu 
que  tout  fût  à  rebours  du  bon  sens  :  la  cave  se  trouvait  au 
grenier;  la  cuisine  dans  le  salon,  etc.  Tout  y  était  renversé, 
retourné,  déplacé;  ce  pavillon,  auquel  elle  avait  donné  le 
nom  du  Caprice,  a  été  fermé  et  abandonné  à  sa  mort;  on  ne  le 
montre  plus  aux  étrangers. 

Cette  princesse  avait  donné  une  preuve  de  meilleur  goût 
dans  la  construction  du  charmant  château  des  chevaliers, 
Ritter-Schloss,  que  Ton  admire  et  que  Ton  admirera  toujours 
dans  ce  beau  parc  de  Laxenbourg.  Elle  y  avait  réuni  une 
multitude  d'objets  anciens,  curieux  et  authentiques,   tous 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  7 

adaptés  aux  mœurs  et  aux  usages  chevaleresques;  c'est  un 
château  délicieux. 

Il  faut  encore  que  je  vous  dise  que,  lorsque  Mme  Royale 
quitta  Vienne,  qui  lui  avait  témoigné  un  si  constant  intérêt, 
pour  se  rendre  à  Mitau,  elle  fut  regrettée  par  le  bon  peuple 
de  la  ville.  La  haute  noblesse  ne  se  montra  ni  moins  sensible 
ni  moins  hospitalière;  les  jeunes  archiducs  fondirent  en  larmes 
à  son  départ;  leur  vénérable  et  vieux  gouverneur, le  baron  de 
Hager,  partageait  encore  cette  émotion  en  la  racontant  à  sa 
fille,  notre  chère  Marie-Séraphine,  religieuse  à  la  Visitation, 
et  Tune  de  nos  maîtresses  les  plus  chéries. 

J'ai  vu  plusieurs  personnes  douter  et  s'étonner  niaisement 
de  ce  que  Mme  la  Dauphine  eût  été  belle.  Ces  personnes  ne 
Tavoient  vue  qu'à  son  retour  en  France,  âgée  de  près  de 
quarante  ans,  et  après  que  des  malheurs  inouïs  et  des  cha- 
grins continuels  avaient  flétri  sa  jeunesse  et  sa  beauté.  J'ai 
eu  l'honneur  de  revoir  Mme  la  duchesse  d'Angoulôme  à  Paris, 
en  4848;  assurément  je  ne  retrouvai  plus  en  elle  la  fraîcheur 
et  la  beauté  de  la  jeune  fiancée  partie  de  Vienne  en  4799;  à 
peine  aurais-je  pu  la  reconnaître;  ses  yeux,  jadis  si  grands  et 
si  beaux,  semblaient  fatigués  et  meurtris  par  les  larmes;  ils 
étaient  très  rouges.  Sa  taille  était  assez  agréable  encore  à 
cette  époque  (4848);  la  princesse  était  très  maigre;  elle  était 
vêtue  avec  élégance  et  son  expression  était  plus  triste  que 
mécontente. 

Ce  changement  me  parut  naturellement  bien  plus  grand 
six  ans  plus  tard,  de  4824  à  4830,  où  je  la  vis  pour  la  der- 
nière fois.  Sa  taille  épaisse,  ses  traits  grossis,  sa  démarche 
plus  brusque,  ses  paroles  saccadées,  et  le  son  de  sa  voix  assez 
désagréable  m'inspirèrent  une  sorte  d'émotion  pénible.  Son 
maintien  avait  perdu  la  dignité  que  je  lui  avais  vue  dans  sa 
première  jeunesse;  elle  portait  sans  grâce  de  magnifiques 
robes,  dont  il  était  facile  de  voir  qu'elle  ne  s'occupait  ni  se 
souciait  le  moins  du  monde.  Des  soucis  amers  froissaient  et 
indisposaient  sans  cesse  cette  âme  si  noble  et  si  élevée  :  elle 
avait  immensément  pardonné;  on  exigeait  qu'elle  oubliât! 

Personne  n'a  conservé  plus  de  grandeur  dans  le  malheur. 


8  SOUVENIRS 

ni  plus  de  simplicité  dans  Téclat  de  la  fortune.  Elle  se  levait 
habituellement  à  six  heures  du  matin,  au  château  des  Tuile- 
ries. En  hiver,  on  lui  préparait  son  feu  qu'elle  allumait  elle- 
même;  elle  passait  plusieurs  heures  seule  et  occupée  de  choses 
sérieuses,  avant  que  ses  femmes  entrassent  dans  sa  chambre. 
Elle  aimait  Villeneuve-l'Étang  et  y  allait  souvent;  un  de  ses 
plaisirs  était  d'y  recevoir  les  nombreuses  élèves  des  maisons 
d'éducation  qu'elle  avait  fondées;  sa  bienveillance  avait  bientôt 
vaincu  la  timidité  des  enfants,  qui  se  livraient,  sous  ses  yeux, 
à  toute  la  joie  et  aux  jeux  de  leur  âge.  La  promenade  se  ter- 
minait par  un  goûter  dont  Mme  la  Dauphine  se  plaisait  à  leur 
faire  les  honneurs  et  dans  lequel  ils  montraient  un  grand 
appétit  et  une  grande  gaieté.  Mais  me  voilà  déjà  bien  loin  de 
mon  couvent!...  je  vous  ai  fait  sauter  sur  trente  années  : 
revenons-y,  je  vous  prie. 


l'aigle    du    prince    EUGÈNE    DE   SAVOIE 

Le  palais  du  Belvédère^  aujourd'hui  palais  impérial  et 
musée  de  tableaux  et  d'armes  antiques,  avait  été  habité  par 
le  célèbre  prince  Eugène.  J'y  ai  vu,  quelques  jours  avant 
d'entrer  au  couvent,  au  mois  de  mai  4795,  un  vieil  aigle  aux 
ailes  blanchies,  un  véritable  aigle  décrépit,  qu'avait  singuliè- 
rement affectionné  l'illustre  guerrier...  L'aigle  du  prince 
Eugène  est  mort  lorsque  l'aigle  de  bronze  de  Napoléon  a  pris 
son  vol. 


ESPIÈGLERIE  DE   l'eMPEREUR  JOSEPH 

Les  murs  qui  séparaient  le  jardin  du  couvent  du  Belvédère 
étaient  déjà  fort  hauts  autrefois  ;  cependant  l'empereur  Joseph, 
méditant  une  malice,  fit  un  jour  observer  à  Mme  de  Fossières 
qu'ils  ne  l'étaient  pas  assez.  On  ne  lui  répondit  que  par  un 
sourire  d'incrédulité;  quelques  jours  après,  par  une  belle 
soirée  d'été,  à  la  nuit  tombante,  et  au  moment  où  les  pension- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  9 

naires  revenaient  de  la  petite  chapelle  du  bois,  en  chantant 
des  cantiques,  on  aperçut,  avec  un  grand  effroi,  quelques  têtes 
d'hommes,  au-dessus  des  hautes  charmilles  qui  garnissaient 
les  murs  :  aussitôt  courses  rapides  vers  la  maison,  grande 
déroute,  cris  et  terreur  panique  !  Mais  la  comtesse  Schaff- 
gotsch,  veuve  d'un  comte  de  Brûhl,  très  belle  et  fervente 
religieuse,  ne  s'en  tint  pas  là;  saisissant  la  seule  arme  qui  se 
trouvait  sous  sa  main,  un  immense  balai  de  jardinier,  elle  en 
menaça  les  téméraires  agresseurs  :  l'empereur  Joseph,  en 
personne,  était  à  leur  tête,  grimpé  sur  une  de  ces  hautes 
échelles  qui  servent  à  tailler  les  charmilles,  et  il  ne  se  rappe- 
lait jamais  sans  rire  l'héroïque  menace  de  la  comtesse  de 
Schaffgotsch  (1).  Cette  plaisanterie  impériale  fit  exhausser 
encore  les  murs  déjà  fort  élevés. 

L'empereur  Joseph  (2)  témoigna  toute  sa  vie  la  plus  grande 
considération  à  Mme  de  Fossières  ;  ses  nombreuses  réformes 
n'atteignirent  pas  le  couvent  dont  elle  était  supérieure;  il 
accueillit  toutes  ses  demandes,  écouta  toujours  ses  avis,  et 
souvent  ses  réprimandes. 

Il  aimait  à  venir  causer  avec  la  religieuse  française  déjà 
sur  le  déclin  de  l'âge,  dont  l'esprit  élevé,  les  connaissances 
rares  et  la  conversation  intéressante  et  spirituelle  lui  fai- 
saient dire  qu'il  serait  heureux  d'avoir  un  ministre  aussi 
éclairé  qu'elle.  Mme  de  Fossières  avait  atteint  un  grand  âge 
sans  avoir  perdu  aucune  de  ses  facultés,  lorsque  nous  entrâmes 
au  couvent;  elle  le  quitta  dans  les  dernières  années  de  sa  vie 
pour  aller  établir  une  maison  à  Venise.  Celle  de  Vienne,  après 
son  départ,  a  perdu  tout  son  lustre. 

Marie-Thérèse  avait  une  estime  toute  particulière  pour 
Mme  de  Fossières;  on  se  rappelait  lui  avoir  vu  tenir  pendant 
une  longue  conversation  son  éventail  de  manière  à  ce  que  la 
religieuse  ne  fût  pas  incommodée  par  le  soleil. 


(1)  La  comtesse  de  Scban'gotsch  dont  il  est  ici  question  était  veuve 
lorsqu'eHe  se  fît  religieuse  ;  elle  était  grand*mère  d'une  de  nos  compagnes, 
la  comtesse  de  Brûbl,  mariée  au  comte  de  Thun,  seigneur  d^  magnifique 
château  et  seigneurie  de^otschen  sur  TËibe. 

(2)  Joseph  II  est  mort  en  1790.  (Éd.) 


\ 


10  SOUVENIRS 

Je  suis  fâchée  d'avoir  oublié  une  multitude  d'anecdotes 
caractéristiques  sur  cette  grande  souveraine  et  l'empereur 
Joseph,  son  fils.  Que  je  vous  dise  cependant,  parce  que  cela 
me  revient  à  Tesprit  et  me  paraît  plaisant,  qu'une  dame 
s'extasiait  devant  l'impératrice  sur  l'admirable  discours  qu'elle 
avait  tenu  aux  Hongrois^  lors  de  sa  plus  grande  détresse,  dis- 
cours auquel  les  Hongrois  répondirent  par  un  sublime  élan, 
et  en  élevant  leurs  sabres  :  Moriamur  pro  noslro  rege  Maria- 
Theresiaf  (Mourons  pour  notre  roi  Marie-Thérèse!)  et  sur  le 
singulier  et  heureux  à-propos  qui  avait  fait  jeter  des  cris  plain- 
tifs au  jeune  archiduc  Joseph  (depuis  Tempereur  Joseph  II) 
au  moment  le  plus  pathétique  de  cette  harangue.  L'impéra- 
trice interrompit  la  dame  en  lui  disant  :  «  Ma  chère,  cela  est 
vrai,  les  gémissements  de  mon  fils  firent  un  très  bon  efi'et; 
mais  je  suis  obligée  de  vous  avouer  que  je  lui  pinçai  le  der- 
rière pour  obtenir  ce  résultat.  » 


L.K   PRINCESSE   LOUISE   DE   CONDE 

Mme  la  princesse  Louise  de  Condé  (1)  habita  momentanément 
à  deux  reprises  difi'érentes  le  monastère  où  je  fus  élevée.  Elle 
y  arriva,  la  première  fois,  avec  quelques  femmes  d'une  condi- 
tion obscure,  qu'elle  avait  réunies  pour  fonder  un  ordre  reli- 
gieux. Une  telle  association  ne  pouvait  durer  longtemps  :  la 
princesse  se  sépara  d'une  société  si  peu  digne  d'elle.  Nous  la 
voyions  souvent  pendant  son  séjour  dans  l'intérieur  du  cou- 
vent. Elle  nous  fit  l'honneur  de  nous  appeler  plusieurs  fois. 
Son  costume  était  d'une  simplicité  qui  étonnait  et  affligeait. 
Elle  était  revêtue  d'une  robe  de  grosse  serge  de  laine  noire, 
son  fichu  était  de  toile  ou  de  très  grosse  mousseline,  et  son 
bonnet  rond  semblable  à  celui  des  tourières  de  couvent.  Mais 
son  langage  était  aimable  et  ses  manières  très  nobles  sous  ce 
désagréable  et  très  lourd  accoutrement.  Elle  avait  si  peu  de 


(1)  Cf.  sur  Louise  de  Condé  ses  Leitret  intimes  à  M.  de  La  Gervaisait, 
publiées  par  Paul  Viollet.  Paris,  Perrin. 


DE   LA   BARONNE   DU  MONTET  11 

moyens  d'existence,  à  cette  époque,  qu'elle  se  défit  de  quelques 
bijoux  qui  devaient  lui  être  bien  chers  ;  iî  y  avait,  entre  autres, 
deux  bagues  contenant  des  cheveux  de  son  illustre  père. 

Mme  Louise  revint  à  Vienne  avec  les  religieux  et  religieuses 
de  la  Trappe  qui  passèrent  plusieurs  mois  dans  les  bâtiments 
extérieurs  du  couvent,  où  on  leur  accorda  une  généreuse  hos- 
pitalité. Elle  s'y  était  réunie  à  la  communauté  des  femmes  qui 
suivaient  la  règle  des  frères  errants  de  cet  ordre.  Elle  l'obser- 
vait dans  toute  sa  sévérité  :  silence,  jeûnes,  austérités  de  tous 
genres. 

Nous  la  voyions  souvent  passer  les  yeux  baissés,  pâle,  exté- 
nuée de  fatigues  et  de  veilles;  nous  distinguions  sa  belle  voix 
dans  les  chants  d'église.  Elle  quitta  les  Trappistes  lorsqu'ils 
partirent  de  Vienne  pour  la  Russie. 

C'était  un  étrange  spectacle  que  cette  communauté  de  reli- 
gieux voyageurs,  suivis  d'une  communauté  de  femmes  et 
d'une  grande  quantité  d'enfants  des  deux  sexes,  séparés  les 
uns  des  autres,  mais  vêtus  comme  les  religieux  et  les  reli- 
gieuses, que  l'on  soumettait  à  d'excessives  austérités  pour 
leur  âge.  Il  y  en  avait  de  bien  jolis  sous  ce  costume;  il  faut 
même  avouer  que  quelques-uns  avaient  de  la  fraîcheur  et 
semblaient  jouir  d'une  bonne  santé.  Mme  Louise,  vaincue  par 
tant  de  souffrances,  se  sépara  des  Trappistes  avec  la  jeune 
Herminie  de  Rougé,  que  sa  mère  avait  saintement  et  cruelle- 
ment confiée  à  cette  communauté  errante.  Celte  jeune  fille 
délicate  fut  au  moment  de  succomber.  Elle  entra  aux  Salé- 
siennes  et  devint  notre  compagne;  cette  pauvre  petite  reli- 
gieuse était  âgée  de  treize  à  quatorze  ans.  Elle  ne  put  ni 
vaincre  sa  timidité,  ni  développer  sa  mémoire.  Elle  avait  une 
si  grande  habitude  du  silence  que,  malgré  nos  tendres  et  tou- 
chantes sollicitudes,  nous  ne  pûmes  jamais  lui  faire  proférer 
que  des  monosyllabes.  Elle  était  d'une  bonté  et  d'une  douceur 
angéliques,  appliquée,  obéissante.  On  voulut  lui  faire  appren- 
dre à  danser,  par  ses  compagnes,  pour  la  dégourdir  un  peu; 
la  soumission  de  la  docile  créature  fut  mise  à  cette  plaisante 
épreuve  :  elle  tombait  tout  d'une  pièce,  et  nous  ne  pûmes 
jamais  la  faire  sauter  qu'à  pieds  joints.  Mme  de  Rougé  en  fut 


iS  SOUVENIRS 

alarmée,  Herminie  sortit  du  couvent;  elle  est  morte  carmélite 
en  France  !  Pauvre  Herminie  l 


LE   DUC   DE   BERRY 

Nous  vîmes  pendant  notre  séjour  au  couvent  Mgr  le  duc  de 
Berry,  qui  nous  fit  l'honneur  de  nous  faire  demander  au  par- 
loir, avec  Laurette  de  Montboissier.  Le  jeune  prince  était 
accompagné^  autant  que  je  puis  m'en  rappeler,  par  M.  de  la 
Ferronnays  et  par  Mlles  de  Montboissier,  sœurs  de  Laurette, 
(Pauline,  Albertine,  Léonille  et  Eugénie),  cette  dernière  sur- 
tout très  jolie  et  très  coquette.  Le  duc  de  Berry,  flatté,  amusé, 
entraîné  par  cette  société  et  celle  de  quelques  Polonaises  char- 
mantes, se  fit  à  Vienne  une  réputation  d'étourderie  et  de  légè- 
reté que  sa  conduite  justifia  quelquefois.  Mon  oncle  de  la  Fare 
lui  adressa  souvent  des  réprimandes  assez  sévères  qui  furent 
toujours  reçues  avec  bienveillance,  affection  et  promesses  de 
s'amender. 

J'ai  entendu  mon  oncle  raconter  plusieurs  traits  du  jeune 
prince  qui  montraient  bien  la  droiture  de  son  cœur. 

Mgr  le  duc  de  Berry  lui  dit  un  jour  à  Gand,  en  iSio  :  «  Je 
me  suis  trompé,  j'ai  fait  des  fautes,  je  désire  vivement  réparer 
mes  erreurs.  »  Cette  loyauté  d'expressions  et  de  sentiments 
faisait  tout  espérer  pour  l'avenir;  mais  le  poignard  d'une 
faction  était  entre  l'avenir  et  le  noble  prince. 


PORTRAITS   ET   SOUVENIRS.  —   MA   SOEUR.    —   ENCORE   UN  MOT 
SUR   l'archiduchesse  MARIE-ANNE,  NOTRE  bienfaitrice 

Nous  sortîmes  du  couvent  au  mois  de  mai  i80i.  Nous  étions 
fort  enfants,  quoique  nous  eussions  seize  et  dix-sept  ans.  Hen- 
riette, ma  sœur  bien-aimée,  était  belle  :  on  était  frappé  de  sa 
ressemblance  avec  les  portraits  de  Mme  de  Maintenon.  Elle 
avait  les  cheveux  brun  foncé,  d'une  finesse  extraordinaire,  la 
tête  petite  et  d'un  admirable  ovale,  un  nez  légèrement  aquilin 


])£  LA   BARONNE   DU  MONTET  iS 

d'une  forme  parfaite^  une  très  petite  bouche,  des  dents  su- 
perbes, des  fossettes  qui  donnaient  à  sa  physionomie  une 
finesse  pleine  de  grâce.  Ses  yeux  n'étaient  pas  grands;  ils 
étaient  pers  ou  d'un  vert  très  foncé,  paraissant  presque  noirs, 
car  ils  n'étaient  ni  bruns  ni  bleus;  ils  avaient  des  jets  de 
lumière  qui  étincelaient;  ils  riaient,  disait-on,  longtemps  avant 
elle.  Ma  sœur  avait  de  l'esprit,  mais  elle  l'avait  paresseux; 
elle  dessinait  et  travaillait  avec  une  adresse  infinie;  sa  taille 
était  superbe,  et  ses  épaules  auraient  pu  servir  de  modèle  au 
plus  habile  statuaire  ;  elles  étaient  d'une  blancheur  éblouissante. 
Oui,  ma  sœur  chérie  était  belle^  et  d'une  beauté  noble,  noble 
comme  son  âme  élevée,  noble  comme  son  cœur  (i). 

J  étais  jolie,  ma  mère  me  Va  dit;  elle  était  assez  difficile  pour 
ses  enfants,  pour  qu'il  me  soit  permis  de  le  croire.  J'étais  plus 
petite  que  ma  sœur;  mes  traits  n'avaient  ni  la  même  noblesse 
ni  la  même  expression  ;  mes  yeux,  d'un  véritable  bleu  d'azur, 
étaient  grands,  mes  cheveux  châtain  clair,  ma  bouche  assez 
grande,  fraîche  et  vermeille,  mes  dents  charmantes,  mon  men- 
ton rond  avec  une  fossette.  J'étais  incomparablement  blanche; 
l'expression  de  ma  physionomie  était  celle  de  la  gaieté  naïve 
de  l'innocence.  J'étais  très  timide,  j'avais  l'instinct  de  la  fuite; 
mon  premier  mouvement  était  de  me  sauver;  j'avais  l'imagi- 
nation vive,  et,  c'est  chose  si  commune  que  d'avoir  ce  qu'on 
appelle  si  légèrement  de  l'esprit,  et  l'on  m'a  dit  si  souvent 
que  j'en  avais,  que  je  puis,  je  crois,  vous  le  répéter  sans  va- 
nité. <  Ma  petite  Alexandrine,  me  dit  un  jour  ma  mère,  tu  as 
plus  d'esprit  que  tu  n'en  as  l'air.  » 

Mais  il  faut  que  je  me  donne  le  plaisir  tout  entier  de  faire 
mon  portrait;  je  promets  ensuite  de  parler  de  moi  le  moins 
possible.  J'avais  un  charme^  pardonnez,  je  vous  en  prie,  cet 
aveu,  mes  chers  neveux  et  nièces,  auxquels  j'adresse  ces  jase- 
ries.  Vous  riez  parce  que  je  suis  vieille,  et  que  suivant  l'usage 

(i)  Ma  sœur  a  épousé  en  1806  le  comte  de  Villcvielle;  elle  a  été  môre 
de  Charles,  de  Clolilde  et  d'Hedwige  de  Villevielle.  Hedwige,  dont  la  figure 
est  ravissante,  est  celui  de  ses  enfants  qui  lui  ressemble  le  plus.  Hedwige 
est  plus  belle  que  sa  mère  encore  :  c*est  une  de  ces  rares  figures  où  la 
noblesse,  la  finesse  et  la  régularité  sont  sans  égales  ;  figure  du  moyen 
âge,  que  l'on  ne  devrait  regarder  qu'à,  travers  une  ogive. 


14  SOUVENIRS 

immémorial  de  la  jeunesse,  vous  oubliez  que  ce  qui  est  vieux 
aujourd'hui  a  été  jeune  il  y  a  peu  de  temps.  Revenons  à  ce 
charme  qui  vous  étonne  :  c'était  un  rire  unique,  disait-on  ;  un 
rire  naïf  et  mélodieux,  bon,  gracieux,  qu'un  poète  italien,  l'abbé 
Bondi  (1),  appelait  un  riie  de  colombe,  rire  qui  allait  au  cœur  des 
vieillards  et  leur  faisait  du  bien  ;  il  est  arrivé  souvent  qu'au 
milieu  d'expansions  de  joie  bruyante  dans  des  soirées  très 
intimes,  le  rire  général  cessait  tout  d'un  coup;  on  m'écoutait 
rire,  et  comme  je  ne  m'en  apercevais  pas  d'abord,  cela  augmen- 
tait l'hilarité. 

Notre  noble  et  généreuse  protectrice,  Mme  l'archiduchesse 
Marie-Anne,  avait  quitté  le  monde  un  an  ou  deux  avant  notre 
sortie  du  couvent,  mais  sans  pour  cela  cesser  d'être  notre 
bienfaitrice;  son  grand  maître,  le  comte  de  Grundermann, 
venait  exactement,  par  son  ordre,  payer  notre  pension. 
Mme  l'archiduchesse,  entraînée  par  son  exaltation  religieuse  et 
par  un  directeur  italien,  l'abbé  Bacanari,  s'était  retirée  à  Rome, 
au  grand  déplaisir  de  son  auguste  famille.  La  princesse,  effec- 
tivement, avait  toutes  les  facilités  possibles  pour  faire  son 
salut  à  Prague  dans  le  magniûque  et  sévère  chapitre  des  cha- 
noinesses  dont  elle  était  abbesse.  Elle  le  quitta  malheureuse- 
ment pour  s'associer  à  une  communauté,  ou  plutôt  à  quelques 
aventuriers  et  aventurières;  elle  languit  à  Rome  dans  cette 


(1)  Clément  Bondi,  né  comme  Virgile  à  Mantoue,  semble  avoir  été  ins- 
piré par  ce  poète  dans  sa  traduction  de  ÏEnéide  en  vers  italiens  ;  cette 
traduction  est  supérieure  à  celle  d'Annibal  Caro.  Delille  a  semblé  affec- 
tionner les  sujets  traités  par  Bondi,  car  ce  dernier  avait  fait  un  très  joli 
poème  sur  la  Conversation  avant  le  poète  français  ;  mais  le  champ  par- 
couru par  Bondi  est  plus  vaste  que  celui  dans  lequel  Delille  s'est  ren- 
fermé. Le  talent,  le  savoir,  les  vertus  et  Texlrême  urbanité  du  poète  ita- 
lien le  firent  choisir  par  Tarchiduc  Ferdinand,  gouverneur  de  Milan,  pour 
diriger  les  études  de  ses  enfants.  Ses  leçons  ont  fait  de  ces  illustres  élèves 
des  sujets  très  distingués.  L'Impératrice  morte  en  1816,  et  dont  on  admi- 
rait l'instruction,  eut  aussi  pour  maître  de  littérature  et  d'histoire  l'abbé 
Bondi  :  il  est  resté  chez  Mme  l'archiduchesse  Béatrix  d'Esté,  qui  Ta  atta- 
ché à  sa  cour  avec  le  titre  de  bibliothécaire.  Bondi  a  fait  plusieurs  poèmes, 
des  sonnets,  des  cantates.  Son  talent  se  fait  particulièrement  remarquer 
dans  les  sujets  tendres  et  mélancoliques.  Ses  œuvres  ont  été  imprimées 
âi  Pise  dans  les  onzième  et  douzième  volumes  de  la  collection  intitulée  : 
Pamasso  degli  Italiani  viventi  (Extrait  de  la  Biographie  des  hommes  vivants, 
année  1816.)  L'abbô  Bondi  devint  un  de  mes  aimables  et  excellents  amis. 


DE  LA   BARONNE  DU  MONTET  15 

société  si  peu  digne  d'elle;  elle  fit  des  dettes  pour  la  soutenir; 
elle  mourut  de  langueur  et  de  chagrin.  Telle  fut  la  fin  de  notre 
noble  bienfaitrice,  triste  exemple,  hélas!  d'une  bonté  et  d'une 
faiblesse  de  caractère  qui  se  trouvent  trop  souvent  réunis,  sur- 
tout dans  des  personnes  de  haut  rang. 


LB  COUVENT  DES  FRANCISCAINS  A  VIENNE. — MADAME  ROYALE. 
—  MON  ONCLE  DE  LA  FARE.  —  MADAME  l'aRCHIDU- 
CHESSE    ELISABETH 

Mon  oncle  de  la  Fare,  évéque  de  Nancy,  était  venu  à  Vienne 
avec  une  lettre  de  recommandation  de  Tinfortunée  reine 
Marie-Antoinette.  L'empereur  lui  avait  assigné  un  logement 
dans  le  couvent  des  Franciscains  :  les  religieux  le  virent 
arriver  avec  peine,  mais  ils  le  regrettèrent  vivement  lorsqu'il 
les  quitta.  Mon  oncle  était  le  plus  doux  et  le  plus  simple  des 
hommes,  quoiqu'il  eût  prodigieusement  d'esprit  et  une  grande 
science;  il  était  gai,  crédule  à  l'excès,  il  aimait  le  merveilleux; 
il  a  passé  longtemps  à  Vienne  pour  un  rêveur  politique,  parce 
qu'il  n'avait  jamais^  et  à  aucune  époque,  désespéré  du  retour 
des  Bourbons  (1),  pas  même  à  l'époque  du  mariage  de  Napo- 
léon avec  Marie-Louise,  qui  semblait  mettre  le  sceau  à  la 
révolution  et  à  l'usurpation.  Il  motivait  son  espérance  par  de 
judicieux  raisonnements^  mais  comme  il  y  ajoutait  presque 
toujours  quelques  prophéties^  dans  lesquelles  il  avait  une  grande 
confiance,  il  persuadait  rarement.  On  recherchait  sa  conver- 
sation douce,  spirituelle;  on  écoutait  avec  un  vif  intérêt  les 
anecdotes  qu'il  contait  avec  une  délicieuse  bonhomie  et 
ce  charme  d'expression  que  donne  l'habitude  de  la  haute 
société.  J'avais  vu  mon  oncle  à  Trêves,  dans  ma  première 
enfance  :  c'est  dans  le  cloître  des  Franciscains,  à  Vienne,  que 

(1)  Mgr  de  La  Fare,  qui  représentait  le  roi  à  Vienne  et  avait  pris  une 
part  active  aux  négociations  qui  amenèrent  la  Restauration,  fut  nommé 
archevêque  de  Sens,  cardinal,  duc  et  pair,  chevalier-commandeur  des 
ordres  du  roi,  aumônier  de  S.  A.  R.  Mme  la  Dauphine,  ministre  d'État 
et  membre  du  conseil  privé.  Il  est  mort  &  Paris  le  19  décembre  1829  et  a 
été  inhumé  dans  la  cathédrale  de  Sens.  {Éd.) 


16  SOUVENIRS 

je  le  revis,  avant  d'entrer  au  couvent,  et  à  ma  sortie  du  cou- 
vent. La  chambre  qu'il  occupait  était  la  dernière  d'un  long, 
sombre  et  humide  corridor;  elle  était  voûtée  et  fort  triste  : 
les  murs  étaient  peints  en  gris  foncé,  et  les  meubles  plus  que 
simples;  mais  lorsque  quelque  incommodité  forçait  mon  oncle 
à  rester  chez  lui,  cette  cellule  se  remplissait  d'une  société  bril- 
lante, tant  en  émigrés  de  marque  que  d'hommes  de  distinc- 
tion de  tous  les  pays,  au  grand  déplaisir  de  son  valet  de 
chambre  Noël,  le  plus  tyrannique  et  le  plus  impertinent  de 
tous  les  valets.  Il  lui  est  arrivé  souvent  d'enfermer  son  maître, 
^  lorsqu'il  lui  prenait  fantaisie  d'aller  se  promener.  Mon  oncle 
=    était  à  cette  époque  ministre,  ou,  comme  l'on  disait  alors, 
^  agent  du  roi  Louis  XVIII^  ou  plutôt  du  comte  de  Lille,  près 
de  la  cour  de  Vienne. 

Mon  oncle  avait  un  bel  et  noble  organe,  et  une  grande  élo- 
quence lorsqu'il  traitait  de  choses  sérieuses;  alors  le  prélat 
effaçait  l'homme  de  monde;  il  captivait,  il  entraînait.  Je  vous 
parlerai  trop  souvent  de  mon  oncle  (votre  grand-oncle),  mes 
chers,  enfants,  pour  qu'il  me  soit  possible  de  vous  dissimuler 
un  défaut,  qui  lui  a  été  aussi  préjudiciable  à  lui-même  qu'à  sa 
famille  :  il  s'est  constamment  laissé  dominer,  soit  par  ses 
gens,  soit  par  quelque  personne  de  sa  société  intime;  et  tant 
que  cet  engouement  durait,  il  était  impossible  de  l'en  distraire 
et  de  le  convaincre  du  tort,  souvent  réel,  qu'on  lui  faisait.  J'ai 
parlé  de  ce  valet  de  chambre  Noël,  qui  exerçait  sur  lui  une 
incomparable  tyrannie  :  on  l'a  vu,  pendant  qu'il  coiffait  son 
maître,  lui  tirer  la  tête  impérieusement  sous  son  coup  de 
peigne  pour  l'empêcher  de  saluer  une  personne  qui  lui 
déplaisait  ou  de  lui  répondre.  Noël  était  de  plus  artificieux  et 
méchant;  on  a  su  qu'il  avait  osé  écrire  à  Mitau  des  lettres 
indignes  contre  son  bienfaiteur.  Mon  oncle  instruit,  mais  con- 
vaincu trop  tard  de  ses  hideuses  manœuvres,  le  renvoya  avec 
une  riche  gratification.  Noël,  qui  était  adonné  à  Tivrognerie, 
se  noya,  peu  de  temps  après,  en  passant  sur  une  planche  que 
Ton  avait  jetée  sur  la  Vienne. 

Le  cardinal  nous  raconta  à  Paris,  en  1825,  qu'un  autre  de 
ses  valets  de  chambre  qu'il  a  gardé  pendant  plusieurs  années. 


DE   LA  BARONNE   DU  MONTET  17 

lui  faisant  un  jour  la  barbe,  à  Vienne,  près  d'une  table  où  il  y 
avait  une  assez  forte  somme  d'argent,  fut  saisi  tout  d'un  coup 
d'un  tremblement  convulsif,  et  unit  par  se  précipiter  à  ses 
pieds,  lui  demandant  pardon  de  l'idée,  terrible  sans  doute,  qui 
lui  avait  passé  par  l'esprit;  mon  oncle  pardonna  et^  de  plus, 
comme  je  viens  de  vous  le  dire,  garda,  plusieurs  années 
encore,  le  valet  de  chambre  qui  le  servait  indignement.  Je  ne 
finirais  pas,  si  je  disais  toutes  les  malheureuses  influences  qui 
ont  été  exercées  sur  lui.  Il  en  est,  d'un  rang  élevé,  qui  lui  ont 
été  bien  funestes. 

Mon  oncle  avait  été  destiné  jeune  à  l'état  ecclésiastique; 
son  grand-oncle  le  cardinal  de  Bernis  le  pourvut  d'une 
abbaye,  presque  au  berceau.  Il  avait  fait  des  études  brillantes 
et  il  eut  des  succès  dans  le  monde.  Sa  vocation  n'était  pas 
très  prononcée  pour  l'état  que  l'ambition  de  sa  famille  lui 
fit  embrasser.  Il  hésita  assez  longtemps,  mais  fiait  par  se 
résigner  à  une  carrière  qui  devait  le  rendre,  dans  un  temps 
si  difficile,  une  des  lumières  de  l'Église  de  France  et  lui  mériter 
la  pourpre  romaine. 

Pendant  le  séjour  de  Madame  Royale  à  Vienne,  mon  oncle  fut 
exclusivement  chargé  des  intérêts  de  celte  jeune  princesse;  il 
eut  toute  sa  confiance;  il  négocia  avec  la  cour  de  Vienne  la 
restitution  de  la  dot  de  la  reine  Marie- Antoinette;  il  mit  dans 
cette  réclamation  un  zèle  qui  lui  aliéna  la  bienveillance  qui 
lui  avait  été  témoignée  jusque-là  par  le  gouvernement  autri- 
chien; enfin,  il  traita  du  mariage  de  la  princesse  avec  Mgr  le 
duc  d'Angoulème.  Je  me  rappelle  très  bien  que,  le  jour  du 
départ  de  Madame  Royale  pour  Mitau,  mon  oncle  qui  venait 
de  la  conduire  à  sa  voiture,  et,  je  crois,  jusqu'à  la  première 
poste,  vint  au  parloir  de  notre  couvent,  et  nous  dit  que 
Madame  l'avait  assuré  de  la  manière  la  plus  bienveillante 
qu'elle  n'oublierait  jamais  les  services  qu'il  lui  avait  rendus^  et  que, 
si  la  Providence  la  ramenait  un  jour  en  France^  elle  n'oublierait 
pas  non  plus  les  deux  petites  nièces  qu'il  aimait.  C'étaient  ma  sœur 
et  moi.  Mme  la  Da'uphine  a  parfaitement  oublié  cette  bienveil- 
lance promise.  J'ai  eu  l'honneur  de  voir  Mme  la  duchesse 
d'Angoulème,  vingt  ans  après,  à  Paris,  en  1818;  mon  oncle, 

i 


48  SOUVENIRS 

alors  archevêque  de  Sens  et  premier  aumônier  de  celte  prin- 
cesse, me  conduisit  chez  elle  ;  elle  voulut  bien  se  rappeler  la 
jeune  pensionnaire  de  la  Visitation;  elle  me  fit,  ainsi  qu'à 
mon  mari,  la  plus  gracieuse  réception.  «  Je  Tai  vue  pas  plus 
haute  que  cela  »,  disait  la  princesse  en  donnant  à  son  geste 
une  dimension  qui  effectivement  marquait  une  bien  petite  fille. . . 
Il  faut  vous  dire  que,  pendant  le  temps  que  Madame  Royale 
habita  Vienne  avant  son  mariage,  on  lui  avait  assigné  le  palais 
du  Belvédère  pour  sa  résidence  d'été;  ce  jardin  n'était  séparé 
du  nôtre  que  par  une  haute  muraille  :  la  jeune  princesse 
entendait  les  éclats  de  joie  de  nos  récréations;  elle  entrait 
régulièrement  une  fois  par  semaine  au  couvent,  collationnait 
au  milieu  de  nous,  se  laissait  enlever  quelques-uns  de  ses 
beaux  cheveux  blonds,  sans  avoir  l'air  de  le  remarquer  :  il 
est  vrai  que  nous  y  mettions  une  adresse  et  une  prudence 
rares  !  et  quand  un  de  ces  longs  et  beaux  cheveux  avait  pu 
être  saisi,  avec  quel  attendrissement,  quel  bonheur,  quel  res- 
pect il  était  conservé! 

Ceux  qui  n'ont  vu  Mme  Royale  qu'en  France  ne  peuvent  se 
faire  une  idée  de  la  figure  de  cette  princesse  alors.  Je  vous  ai 
dit  déjà  qu'il  me  fut  bien  difficile  de  la  reconnaître  vingt-cinq 
ans  plus  tard.  A  cette  époque  sa  taille  était  belle,  sans  être 
précisément  élégante,  mais  ses  yeux,  ses  yeux  bleus  d'azur,  si 
grands,  si  beaux)  Sa  magnifique  chevelure  blonde,  l'angélique 
expression  de  sa  figure  ne  pouvaient  s'oublier.  Elle  était  mise 
avec  goût  et  dignité  :  elle  avait  une  préférence  marquée  pour 
la  couleur  bleu  de  ciel,  qui  lui  allait  à  ravir. 

C'était  mon  oncle  qui  présentait  à  la  princesse  toutes  les 
personnes  qui  avaient  droit  à  cet  honneur.  Elle  avait  un  jour 
ie  réception  fixe  pour  les  émigrés.  Il  faut  l'avouer,  quelques 
pleureuses  l'ennuyèrent  de  leurs  éternels  attendrissements. 
Madame  Royale  les  craignait  et  les  évitait  tant  qu'elle  pouvait. 
Une  chose  aussi  qui  lui  déplaisait  avec  raison  était  l'affecta- 
tion qu'avaient  quelques  dames  de  province  émigrées  de  se 
présenter  à  elle,  vêtues  à  la  plus  vieille  mode,  les  cheveux 
crêpés,  les  fichus  de  gaze  bouffants.  J'ai  vu  une  fois  à  la  Visi- 
tation la  jeune  princesse  s'élancer  vers   les  jardins,  pour 


DE   LA   BARONNE   DU  MONTET  19 

éviter  une  de  ces  pleureuses  ainsi  attifées.  Ma  mère,  dont  la 
figure  était  si  distinguée  et  si  agréable,  avait  toujours  une 
mise  noble,  simple,  mais  de  bon  goût.  Il  faut,  à  ce  sujet,  que 

je  divague  un  peu  pour  vous  raconter  ce  qui  lui  arriva  à  une 
solennelle  réception.  Il  y  avait  un  jour  de  Tannée  (en  car- 
naval), où  tout  notre  beau  couvent  était  en  émoi  :  c'est  que 
les  portes  s'ouvraient  à  dix  beures  du  matin  et  que  les  pen- 
sionnaires, vêtues  de  blanc  et  avec  recherche,  avaient  Tbon- 
neur  de  recevoir  les  princesses  impériales.  Ce  jour-là,  tous 
les  parents  des  jeunes  ûUes  avaient  le  droit  d'entrer  à  la  suite 
de  la  cour.  C'était  un  beau  jour  :  les  princesses  s'asseyaient 
et  derrière  elles  se  groupaient  une  multitude  d'hommes  et  de 
femmes  du  plus  haut  rang,  dont  les  yeux  cherchaient  avec 
intérêt  des  enfants  chéris.  Alors  commençait  ce  qu'on  appe-  ; 
lait  le  bal;  quatre-vingts  jeunes  personnes  dansaient  entre  elles  :  \ 
d'abord  un  menuet,  puis  des  écossaises,,  des  cosaques,  des     i 

"^  anglaises,  des  contredansef  françaises,  etc.  ;  cela  durait  deux    / 
heures.  Les  princesses  se  levaient  entre  les  danses  et  parlaient 
avec  bonté  tantôt  aux  parents,  tantôt  aux  enfants  des  per- 
sonnes de  leur  connaissance. 

Il  arriva  qu'un  de  ces  jours  solennels,  Mme  l'archiduchesse 
Elisabeth,  gouvernante  du  Tyrol,  qui  était  la  princesse  du 
monde  la  plus  laide^  la  plus  rébarbative,  la  plus  terrorisante, 
la  plus  spirituelle,  s'imagina  de  prendre  en  aversion  la  figure 
d'une  daa  e  française  émigrée,  Mme  d'***,  qui,  n'ayant  pas  d'en- 
fant au  couvent,  étaitvenuesimplementpar curiosité.  Elle  avait 
été  fort  belle;  elle  portait  la  tête  haute  et  elle  était  fagotée  de 
la  manière  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure.  Mme  l'archidu- 
chesse Elisabeth  lui  fit  dire  brutalement  de  s'en  aller...  La 
pauvre  religieuse  chargée  de  cette  commission  était  au 
désespoir.  J'ignore  ce  que  fit  Mme  d'***;  mais  je  sais  bien  que 
ma  mère,  qui  était  auprès  d'elle,  s^enfuit  vers  nous,  et  se 
cacha  dans  nos  masses  pour  éviter  un  aussi  mauvais  compli- 
ment, car  personne  n'était  à  l'abri  des  rudesses  de  la  formi- 

*dable  archiduchesse,  mais  elle  avait  été  aperçue  et  une  per- 
sonne de  la  suite  de  Mme  Elisabeth  vint  dire  à  ma  mère  que 
la  princesse  voulait  lui  parler.  Elle  en  fut  fort  effrayée,  comme 


tO  SOUVENIRS 

VOUS  pouvez  penser,  et  éluda  Tordre.  Mais  une  seconde  som- 
mation plus  impérieuse  rendit  sa  retraite  impossible  :  elle  tra- 
versa donc  l'immense  salle  où  déjà  tous  les  yeux  se  portaient 
sur  elle  et  parut  devant  Tarchiduchesse  avec  cette  dignité  qui 
lui  était  naturelle. 

«  Pourquoi  vous  cachez-vous,  madame?  —  Pîirce  que  je 
craignais  d'avoir  le  malheur  de  déplaire  à  Votre  Altesse  Royale. 
—  Comment  vous  appelez-vous?  —  La  comtesse  de  la  Boute- 
tière  de  Saint-Mars.  —  Vous  me  plaisez  beaucoup.  »  Ma  mère 
s'inclina.  «  —  Avez-vous  des  enfants  ici?  —  Madame,  j'ai  mes 
deux  filles  parmi  ces  jeunes  personnes.  —  Allez  les  chercher, 
je  veux  les  voir.  »  Ma  mère  vint  nous  prendre  par  la  main. 
Nous  avions  bien  peur;  l'archiduchesse  nous  parla  avec  bonté, 
dit  à  ma  mère,  du  ton  le  plus  rude,  les  choses  les  plus  aimables 
et  les  plus  gracieuses  et  finit  par  ces  mots  :  «  Madame,  ne  vous 
cachez  plus,  car  vous  êtes  très  bonne  avoir  et  je  suis  charmée 
d'avoir  fait  votre  connaissance  et  celle  de  vos  charmantes 
filles.  > 

Cette  archiduchesse  était  l'effroi  de  la  cour  lorsqu'elle  y 
venait,  ce  qui  était  assez  rare.  Elle  était  sœur  de  notre  belle 
reine  Marie-Antoinette  et  de  l'empereur  Joseph.  Un  jour  que 
le  prince,  encore  archiduc  et  roi  dès  Romains,  lui  avait  baisé 
la  main  avec  dérision  et  en  y  laissant  une  humidité  suspecte, 
la  princesse  lui  appliqua  un  vigoureux  soufflet  en  lui  disant  : 
«  Rendons  à  César  ce  qui  appartient  à  César.  » 

A  l'époque  du  mariage  de  Madame  Royale,  mon  oncle  était 
intimement  lié  avec  la  famille  de  Choisy,  émigrée  et  fixée 
à  Vienne;  il  plaça  Mlle  Henriette  de  Choisy  près  de  la  jeune 
princesse.  Ce  choix,  dû  uniquement  à  l'intervention  de  mon 
oncle,  et  au  crédit  dont  il  jouissait  auprès  d'elle,  surprit  géné- 
ralement, et  fit  éclater  une  clameur  universelle  contre  lui; 
la  place  était  ambitionnée  par  tout  ce  que  l'émigration  avait 
de  plus  illustre,  et  Mlle  de  Choisy,  alors  âgée  de  trente-six  à 
trente-huit  ans,  appartenait  à  une  famille  noble  de  Lorraine, 
mais  qui  n'avait  pas  joui  des  honneurs  de  la  cour  avant  la 
Révolution. 

Mais  me  voilà  déjà  bien  loin. du  cloître  des  franciscains  et 


DE   LA  BARONNE  DU  MONTET  ii 

de  la  cellule  de  mon  oncle.  Avant  de  la  quitter  tout  à  fait,  je 
vous  dirai  que  cette  modeste  retraite  avait  reçu  plusieurs  fois 
Mgr  le  duc  d'Enghien  et  Mgr  le  duc  de  Berry  pendant  leurs 
courts  séjours  à>'ienne/et  que  plusieurs  fois  même  les  deux 
jeunes  princes  y  avaient  écouté^  avec  une  grande  déférence^ 
les  avis  et  même  les  douces  réprimandes  du  prélat  sous  la  sur- 
veillance duquel  les  avaient  placés  momentanément  leurs 
augustes  parents.  Excellents  jeunes  princes,  si  vifs,  mais  si 
bons^  si  chevaleresques  et  si  étourdis  alors!  mais  si  loyaux) 
si  braves  !  et  destinés  hélas  )  Tun  et  l'autre,  à  une  un  si  ter- 
rible et  si  prématurée!...  Alors  TEmpire  et  la  Restauration 
étaient  encore  dans  les  secrets  de  Dieu;  qui  eût  pu  prédire 
la  nuit  de  Vincennes  et  le  poignard  de  l'Opéra?  A  propos  de 
prophéties,  je  n'ai  pas  oublié  que  Mme  la  comtesse  de  Plit- 
tenberg-Wittem  nous  en  montra  une,  imprimée  en  allemand; 
il  y  était  dit  :  Que  vois-je?  Charles  ^  prends  garde  à  un  poignard!,». 
On  ne  pensait  alors  qu'à  Tarchiduc  Charles^  Tidole  de  la 
monarchie  autrichienne. 

Je  ne  vous  parlerai  pas  de  la  carrière  politique  de  mon 
oncle,  de  son  discours  à  l'ouverture  des  États  généraux  :  ce 
sont  des  choses  connues;  je  vous  dirai  seulement  qu'il  avait 
conservé  l'air  si  jeune  que  Louis  XVI  le  raya  plusieurs  fois 
.  de  sa  main,  lorsqu'on  le  présentait  à  la  nomination  d'un 
évéché  vacant.  Étonné  de  cette  sévérité  si  peu  motivée,  l'an- 
cien évêque  d'Autun,  chargé  de  la  feuille  des  bénéûces,  prit  la 
liberté  d'en  faire  l'observation  au  roi  :  —  «  Il  est  trop  jeune, 
répondit  brusquement  Sa  Majesté.  »  —  Sire,  l'abbé  de  la  Fare 
a  trente-trois  ans.  —  Oh!  cela  est  différent.  »  Et  il  fut  nommé  à 
i'évôché  de  Nancy,  dont  il  a  conservé  le  titre  jusqu'à  sa  nomi- 
nation à  l'archevêché  de  Sens  en  1817. 

Mon  oncle  avait  été  camarade  de  collège»  de  séminaire  et 
de  Sorbonne  et  ami  de^Jëunesse'  avec  M.  de  Talleyrand.  Ces 
deux  prélats  ont  suivi  une  route  bien  différente.  J'ai  vu  M;  de 
JTalleyrand  à  Vienne,  pendant  le  congrès  de  1814.  Nous 
dînâmes  chez  lui  un  vendredi;  il  avait  eu  soin  de  faire  servir 
du  maigre  pour  mon  oncle,  et  le  lui  fit  remarquer  avec  affec- 
tation :  on  plaça^  par  son  ordre^  un  énorme  poisson  devant 


2S  SOUVENIRS 

son  ancien  confrère.  M.  de  Talleyrand  détestait  qu'on  l'appelât 
Monseigneur  (1),  cela  lui  rappelait  l'évoque;  il  fallait  dire  : 
Mon  prince,  ou  Monsieur  r ambassadeur. 

Je  ne  puis  résister  au  désir  de  copier  ici  un  portrait  de  ce 
monstrueux  apostat,  fait  par  la  jeune,  charmante  et  spiri- 
tuelle comtesse  Isabelle  Rzewuska,  petite-ûUe  de  la  princesse 
Lubomirska,  et  extrait  d'une  de  ses  lettres  à  sa  belle-sœur,  la 
comtesse  Rosalie  Rzewuska,  en  1810,  je  crois. 

«  C'est  un  personnage  unique,  qui  réunit  les  avantages  de 
l'ancien  et  du  nouveau,  et  les  péchés  des  anciens  et  des  nou- 
veaux; enfin,  c'est  un  homme  ancien  et  un  homme  nouveau. 
Célèbre  sans  gloire,  hardi  sans  courage,  puissant  sans  indé- 
pendance, il  n'a  de  talents  que  ceux  dont  il  a  abusé;  d'éclat, 
que  celui  de  ses  crimes;  de  liens,  que  ceux  qu'il  a  rompus 
ou  qu'il  méprise;  il  est  laid,  mal  tourné,  pas  jeune...  enfin 

il  est 11  est  de  tous  les  états  et  il  n'est  d'aucun;  c'est  un 

assemblage  bizarre  et  monstrueux;  en  un  mot,  c'est  Tal- 
leyrand. » 


LBS    AMIS    DE    MON    ONCLE    DE    LA    FARE    A    VIENNE 
EN    AUTRICHE 

Les  amis  de  mon  oncle  de  la  Fare  étaient  :  le  maréchal  comte 
Ferraris;  sa  fille,  aujourd'hui  comtesse  de.  Zichy-Ferraris; 
Mmes  de  Choisy,  le  vicomte  de  Beaufort^  la  famille  du  comte 
Uzewuski  et  l'intéressante  et  admirable  famille  du  Montet. 
Je  vous  parlerai  plus  tard  et  longuement  de  cette  dernière 
famille,  qui  est  devenue  la  mienne.  Toutes  ces  personnes, 
excepté  Mme  Rzewuska,  habitaient  Nancy  avant  la  Révolution. 

Le  maréchal  Ferraris  (2),  d'une  famille  italienne  d'antique 
noblesse,  était  cependant  bien  lorrain;  ses  aïeux  étaient  au 

(1)  Quelques  personnes  croyaient  devoir  donner  ce  titre  au  prince 
ambassadeur  et  ministre. 

(2)  Joseph,  comte  Ferraris,  feld-marêchal,  né  le  20  avril  1726  à  Luné- 
ville,  cadet  en  1741,  blessé  à  Czaslau  et  laissé  pour  mort,  colonel  en  1758, 
général-major  en  1761,  gouverneur  de  Termonde  en  1775,  feldzeugmestre 
en  1784,  mort  à  Vienne  le  1"  avril  1814.  (Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTKT  23 

service  des  ducs  de  Lorraine  depuis  deux  ou  trois  siècles  (1). 
Il  était  entré  fort  jeune  au  service  d'Autriche,  comme  il  était 
d'usage  dans  cette  province,  où  la  noblesse  avait  de  la  peine 
à  se  regarder  comme  française.  Il  servit  avec  distinction,  et 
épousa  à  Bruxelles  une  fille  du   duc  d'Ursel,  bossue,  mor- 
dante, hautaine,  mais  très  spirituelle;    il  en   eut  une  fille 
unique,  aujourd'hui  comtesse  de  Zichy-Ferraris.  La  comtesse 
Molly,  car  Tusage  de  la  haute  société  à  Vienne  lui  a  presque 
"^exclusivement  conservé  ce  nom,  a  toujours  joui  d'une  très 
grande  existence,  et  exercé  constamment  et  longtemps  avant 
le  mariage  de  sa  fille  cadette  avec  le  prince  de  Metternich 
une  grande  influence  sur  toute  la  société  de  Vienne;  elle  était 
crainte  et  redoutée  comme  une  puissance;  le  corps  diploma- 
tique rechercha  son  approbation  et  sollicita  son  admission 
dans  son  brillant  et  élégant  salon.  Le  commandeur  llufTo, 
ambassadeur  de  Naples  à  Vienne  pendant  le  congrès,  fut  pro- 
fondément blessé  de  n'avoir  pas  été  admis  aux  jours  où  l'em- 
pereur Alexandre  venait  souper  chez  la  comtesse  Zichy.  Le 
commandeur  Rufîo  était  parfaitement  aimable,  véritablement 
grand  seigneur,  et  d'ailleurs  un  des  habitués  du  salon  de 
Mme  Zichy.  La  comtesse  de  Zichy-Ferraris  est  assurément  une 
noble  femme,  une  grande  dame  dans  toute  l'acception  de 
Texpression;  amie  vraie,  constante,  discrète;  cœur  loyal  sur 
lequel  on  peut  compter;  esprit  et  sentiments  élevés,  délicats  et 
généreux.  Elle  joint  à  ces  rares  qualités  une  instruction  très  dis- 
tinguée :  on  ne  peut  lui  reprocher,  ou  plutôt  on  ne  pouvait  lui 
reprocher  (2),  dans  le  moment  le  plus  brillant  de  son  existence 
et  de  sa  fortune,  que  des  caprices  de  hauteur  mal  placés  et  des 
adorations  emphatiques,  quelquefois  assez  peu  motivées,  pour 
les  héros  et  les  héroïnes  de  la  mode  :  Vélégance  par  excellence. 


(1)  Les  familles  de  Ferraris,  de  Viscoati-Luaati,  de  Landrioni  (Lan- 
drioD)  étaient  venus  s'établir  en  Lorraine,  &  la  suite  du  duc  Antoine, 
après  la  bataille  de  Marignan,  où  il  avait  combattu  avec  François  I*^ 
Le  duc  Antoine  passa  Thivcr  de  Tannée  1501  à  Milan  et  en  ramena 
quatre  jeunes  gentilshommes  des  premières  familles,  comme  pages. 

(2)  L'âge  et  des  malheurs  de  famille  ont  effacé  toutes  les  imperfections 
de  Mme  la  comtesse  de  Zichy-Forraris  et  laissent  dans  tout  leur  lustre 
les  qualités  rares,  les  vertus  et  la  piété  éclairée  qui  la  caractérisent. 


24  SOUVENIRS 

à  laquelle  on  a  donné  plus  tard  le  nom  de  crème,  coterie  imper- 
tinente et  maudite  par  la  plus  grande  partie  de  la  plus  haute 
société  et  réellement,  en  général,  la  plus  distinguée.  Les  belles 
qualités  de  la  comtesse  MoUy  de  Zichy-Ferraris  eussent  été 
plus  appréciées^  si  elle  eût  eu  plus  de  naturel  et  moins  d'af- 
fectation. Vienne  est  la  ville  du  monde  où  l'on  s'extasie  le 
plus  rarement.  On  ne  peut  oublier  cependant  que  la  comtesse 
Zichy  a  eu  à  Paris  en  i8i4  une  suffocation  d'admiration  devant 
TApollon  du  Belvédère. 

Le  maréchal  est  le  plus  excellent  des  hommes;  mais  la 
maréchale  a  été  l'effroi  de  mon  enfance.  La  maréchale  et 
le  maréchal,  fidèles  à  leurs  anciennes  affections,  avaient  fixé 
le  vendredi  de  chaque  semaine  à  Vienne  pour  réunir  leurs 
amis  de  France;  mon  oncle  était  celui  auquel  ils  témoignaient 
le  plus  d'égards;  le  vicomte  de  Beaufort,  Mmes  de  Ghoisy  et 
M.  de  Mercy  formaient  cette  réunion  du  vendredi. 

Je  vais  vous  faire  les  portraits  de  ces  personnes  que  vous 
retrouverez  plus  tard  dans  mes  souvenirs  :  ce  sera  une  con- 
naissance déjà  faite. 


MESDAMES    DE    GHOIST 

Le  nom  de  la  famille  de  Ghoisy  est  Hieronimus;  l'anoblisse- 
ment date  dei572.  La  famille  de  Ghoisy,  émigrée,  se  compo- 
sait, lorsque  j'entrai  au  couvent,  de  la  vieille  et  respectable 
marquise  de  Ghoisy,  née  d'Ourches;  de  sa  fille  aînée,  la  com- 
tesse de  Bouzet,  que  Ton  a  appelée  plus  tard  la  comtesse  de 
Champagne,  et  qui  était  la  plus  douce  et  la  plus  discrète  des 
femmes;  de  Mlle  de  Magneville  et  de  sa  sœur,  Mlle  Henriette 
de  Choisy.  Mme  de  Bouzet  avait  un  fils  et  une  fille  :  Gharles  et 
l*auline  de  Bouzet,  mes  contemporains;  leur  père  était  resté 
en  France,  et  leur  avait  conservé  une  belle  fortune.  Gette 
famille  lorraine  émigrée  habitait  un  appartement  fort  simple, 
dans  la  cour  extérieure  du  beau  couvent  où  j'ai  été  élevée. 
Mon  oncle,  qui  avait  été  lié  avec  elle  à  Nancy,  avait  conservé 
un  grand  attachement  pour  ces  dames,  et  cet  attachement 


DE  LA  BARONNE   DU  MONTET  2S 

allait,  il  faut  l'avouer,  jusqu'à  l'engouement.  Cette  maison 
était  devenue  la  sienne;  il  y  mangeait  et  y  recevait  souvent;  il 
y  donnait  à  diner,  y  écrivait  ses  lettres  les  plus  importantes 
et  y  initiait  Mlle  Henriette  à  tous  les  secrets  royalistes  de 
l'époque,  disait-on;  il  avait  en  elle  une  confiance  illimitée.  II 
travaillait  à  un  ouvrage  politique  et  à  la  rédaction  des 
mémoires  de  M.  Hue,  dans  un  cabinet  attenant  au  salon.  Il 
donnait  des  leçons  de  littérature  et  de  poésie  à  Pauline,  voire 
même  de  latin!  Enfin  cette  famille  semblait  être  devenue 
exclusivement  la  sienne;  il  y  était  respecté,  aimé,  adoré, 
flatté;  il  était  son  ange  tutélaire.  Elle  lui  dut  une  grande  partie 
de  sa  considération  à  Vienne,  et  enfin  il  l'éleva  singulière- 
ment, et  lui  ouvrit,  pour  l'avenir,  une  voie  d'illustration  et 
de  fortune  en  plaçant  Mlle  Henriette  de  Choisy  près  de  Mme  la 
duchesse  d'Angouléme.  Cette  nomination  étonna  et  blessa  la 
haute  aristocratie  émigrée,  la  famille  de  Choisy  n'ayant 
jamais  eu  ni  pu  avoir  les  honneurs  de  la  cour^  quoiqu'elle  ne 
manquât  ni  d'ancienneté  ni  de  très  bonnes  alliances  dans  sa 
province.  Le  marquis  de  Choisy,  seul  et  dernier  rejeton  de 
cette  famille,  est  le  plus  aimable  vieillard  du  monde;  il  habite 
Nancy,  où  il  est  justement  considéré,  et  d'une  inépuisable  et 
généreuse  charité. 

Lorsque  nous  arrivâmes  à  Vienne  et  avant  d'entrer  au 
couvent^  mon  oncle  nous  avait  conduites  chez  ces  dames,  où 
nous  logeâmes  et  fûmes  traitées  pendant  quelques  jours 
comme  les  enfants  de  la  maison.  Il  nous  avait  enjoint 
d'appeler  Mlle  Henriette  petite  maman;  nous  ne  demandions 
pas  mieux,  elle  était  si  bonne  et  si  aimable!  Elle  nous  débar- 
bouillait avec  du  lait,  pour  ôter  le  hâle  que  notre  voyage 
sur  le  Danube  nous  avait  donné;  elle  présidait  à  notre  petite 
toilette  avec  tant  de  bienveillance!  Mais  elle  eut,  la  veille  de 
notre  entrée  au  couvent,  une  idée  un  peu  singulière,  et  dont 
je  lui  conserve  une  très  légère  rancune.  Elle  nous  fit  couper 
nos  longs  cheveux,  ces  cheveux  dans  lesquels  Mmes  les  archi- 
duchesses avaient  passé  leurs  belles  mains;  fit  rouler  ce  qui 
nous  en  restait  en  boudin,  autour  de  notre  cou;  enfin,  nous 
fit  coiffer  en  petits  abbés,  en  petits  abbés  d'alors;  bouclées. 


26  SOUVENIRS 

pommadées  sur  les  oreilles,  rien  n'y  manquait.  Oh!  ce  fut  un 
vrai  désespoir  d'enfants!  nous  pleurions  amèrement!...  Mon 
oncle,  auquel  on  avait  voulu  faire  une  surprise  agréable  en 
lui  présentant  deux  pauvres  petits  séminaristes^  au  lieu  de  ses 
nièces;  mon  oncle  fut  stupéfait,  et  je  vois  encore  sa  mine  cha- 
grine, au  milieu  des  rires  étouffés  que  provoquaient,  malgré 
lui,  nos  bouffonnes  physionomies...  Mais  le  lendemain,  ce  fut 
bien  pire!  Mmes  les  archiduchesses  nous  avaient  déjà  con- 
duites une  fois  au  couvent,  en  grande  cérémonie;  on  nous  y 
avait  donc  vues  jolies,  bien  parées,  et  avec  nos  beaux  che- 
veux, et  il  fallait  y  entrer  maintenant  avec  des  petites  têtes 
bien  ridicules.  Oh!  ce  fut  un  grand  embarras,  en  effet,  quand 
nos  augustes  bienfaitrices,  toutes  nos  nouvelles  compagnes, 
et  les  religieuses  elles-mêmes  ne  purent  tenir  leur  sérieux... 
Mais  enfin  les  cheveux  repoussèrent,  et  je  reviens  à  Mmes  de 
Choisy.  La  liaison  si  intime  de  mon  oncle  avec  elles  cessa 
au  retour  de  la  famille  royale  en  France.  Non  pas,  cependant, 
avec  Mlle  Charlotte  de  Choisy,  qu'on  appelait  alors  Mme  de 
Magnéville,   qui  est  restée  constamment  amie  parfaite    et 
dévouée,  mais  avec  Mlle  Henriette,  devenue,  peu  après  les 
Cent  jours,  la  femme  du  vicomte  d'Agoult,  premier  écuyer  de 
Mme  la  dûcKésse  d^Angoulôme   «t   en  cette  qualité  dame 
d  atours  de  Mme  la  dauphine  (1). 

Mme  la  vicomtesse  d'Agoult  est  une  femme  d'un  solide 
mérite.  Mme  la  dauphine  a  trouvé  en  elle,  dans  toutes  les  cir- 
constances, un  dévouement  toujours  noble,  délicat,  sensible 
et  complet;  une  amie  sûre,  des  conseils  éclairés,  je  crois;  cette 
personne  si  dévouée  est  la  seule  consolation  que  la  Providence 
lui  ait  ménagée.  Mme  la  vicomtesse  d'Agoult  a  rempli  tous 
les  devoirs  de  la  touchante  mission  que  le  ciel  lui  a  donnée. 
C'est  non  seulement  une  personne  d'un  grand  et  noble  carac- 
tère,  mais    c'est  encore    une  femme  aimable,   d'un  esprit 


(1)  Il  faut,  hélas!  quo  l'iDgratitudc,  tranchons  le  mot,  soit  un  défaut 
bien  naturel,  môme  aux  cœurs  et  aux  âmes  les  plus  élevés,  puisque 
Mme  la  vicomtesse  d'Agoult,  si  parfaite  sous  tant  d'autres  rapports, 
ainsi  que  sa  famille,  ont  complètement  oublié  les  immenses  obligations- 
qu'elles  avaient  à  M.  le  cardinal  de  la  Fare. 


DE   LA  BARONNE   DU  MONTET  27 

agréable,  d'un  jugement  sûr,  d'une  discrétion  et  d'une  pru- 
dence sans  pareille.  Sa  discrétion  va  jusqu'à  la  dissimulation; 
sa  réserve  jusqu'à  l'ingratitude.  Lorsque  Mlle  Henriette  de 
Ghoisy  quitta  Vienne  pour  accompagner  Madame  Royale  à 
Mitau,  il  y  eut,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  un  déchaînement 
général  parmi  les  émigrés.  Les  préventions  les  plus  défavo- 
rables la  suivirent  à  Mitau.  Cette  petite  cour  était  en  proie  à 
mille  intrigues  :  j'ai  souvent  ouï  dire  au  comte  de  Saint-Priest 
qui  avait  été  près  de  Louis  XVIII,  à  Mitau;  que  c'était  lui  qui 
avait  empêché  le  mariage  de  Mlle  Henriette  de  Choisy  avec  le 
vieux  duc  d'Aumont,  père  de  Mlles  d'Aumont,  en  représentant 
au  roi  l'inégalité  et  l'inopportunité  de  cette  union.  M.  de  Saint- 
Priest  n'aimait  pas  Mlle  de  Choisy,  et  je  pense  qu'elle  le  lui 
rendait  bien.  Je  ne  sais  ce  qui  avait  pu  inspirer  à  M.  de  Saint- 
Priest  une  si  grande  antipathie  ;  mais  elle  existait  et  il  la  mani- 
festait encore  longtemps  après  leur  commun  séjour  à  Mitau. 
Mlles  d'Aumont,  disait-on,  auraient  été  charmées  de  l'avoir 
pour  belle-mère  et  pleurèrent  lorsque  le  roi  défendit  à  leur 
père  de  conclure  ce  mariage. 

Mlle  de  Choisy  a  épousé  en  1815  seulement  M.  le  vicomte 
d'Agoult,  premier  écuyer  de  Mme  la  duchesse  d'Angoulôme; 
elle  avait  alors  plus  de  cinquante  ans,  ce  qui  n'empêchait  pas 
M.  d'Agoult  d'en  paraître  très  passionnément  amoureux,  et 
l'on  assure  qu'il  l'était  réellement;  il  pressait  fort  pour  la 
conclusion;  la  position  de  Mlle  de  Choisy  près  de  Mme  la 
duchesse  d'Angoulême  exigeait  qu'elle  eût  un  titre.  Mme  la 
vicomtesse  Mathieu  de  Montmorency,  qui  avait  très  prudem- 
ment imaginé  de  protéger  Mme  de  Choisy,  brusqua  son  con- 
sentement; elle  vint  la  chercher  presque  inopinément  à 
minuit  et  la  conduisit  à  l'église  où  déjà  Tattendaient  M.  d'Agoult 
et  les  témoins  :  tout  se  passa  mystérieusement  et  romanes- 
quement  et  le  lendemain,  au  déjeuner  du  roi,  toutes  les  per- 
sonnes qui  y  assistaient  furent  ébahies  d'entendre^Louis  XYUI 
adresser  la  parole  à  Mme  la  vicomtesse  d'Agoult,  avec  ce  ton 
haut  et  ferme  qui  lui  était  particulier. 
— "  Mme  la  vicomtesse  d'Agoult  a  été  parfaitement  heureuse  et 
a  rendu  parfaitement  heureuses  aussi  les  dernières  années 


28  SOUVENIRS 

de  M.  d'Agoult.  C'était  un  homme  de  la  vieille  roche,  loyal  et 
vrai  chevalier.  Sa  jeunesse  avait  été  bruyante  et  dissipée;  sa 
vieillesse  a  été  calme  et  chrétienne. 

A  l'époque  de  la  révolution  de  Juillet,  Mme  la  vicomtesse 
d'Agoult  avait  profité  de  l'absence  momentanée  de  Mme  la 
dauphine,  qui  était  malheureusement  alors  aux  eaux  de  Vichy, 
pour  aller  passer  au  couvent  des  dames  de  la  congrégation 
Notre-Dame,  dite  des  Oiseaux,  les  tristes  jours  anniversaires 
de  la  mort  de  son  mari;  son  appartement  aux  Tuileries  fut 
forcé,  envahi, pillé,  dévasté;  on  ne  lui  laissa  rien,  absolument 
rien;  tous  ses  meubles  furent  brisés.  Mais  ce  que  cette  noble 
femme  regretta  le  plus  assurément,  ce  fut  un  portrait  de 
M.  d'Agoult,  d'une  ressemblance  parfaite;  les  manœuvres  des 
journées  de  Juillet  l'avaient  déchiré  en  mille  pièces,  ainsi 
qu'un  portrait  de  Bossuet. 

J'ai  beaucoup  vu  à  Vienne,  avant  et  après  mon  mariage, 
l'excellente  Mme  de  Magnéville  (Mlle  Charlotte  de  Choisy); 
elle  occupait  depuis  longtemps  un  appartement  dans  l'hôtel 
du  maréchal  de  Ferraris  et  semblait  faire  partie  de  la  famille, 
dont  elle  était  aimée  et  vénérée.  C'était  une  personne  d'un 
esprit  sage  et  pourtant  piquant,  gaie  et  grave,  sensible  et 
mesurée;  elle  avait  encore  de  l'éclat,  un  teint  éblouissant  et 
une  grande  dignité;  elle  ne  s'était  point  mariée;  on  lui  donna 
le  titre  de  dame  à  la  Restauration.  Mon  oncle  n'a  jamais  cessé 
d'avoir  en  elle  une  amie  vraie,  dévouée;  une  parfaite  amie 
enfin.  J'ai  cru  que  l'ingratitude  de  sa  famille  pour  lui  l'avait 
profondément  affligée.  Je  l'ai  vue  à  Vienne,  avant  sa  rentrée 
en  France,  pénétrée  de  douleur,  lorsque  nous  apprîmes  les 
dangereuses  maladies  de  mon  oncle,  dans  les  années  1816» 
47  et  48.  Mme  de  Choisy  est  morte  à  Paris,  d'une  attaque 
d'apoplexie,  peu  de  temps  après  avoir  quitté  Vienne.  Elle  a 
donné  en  mourant  à  mon  oncle  de  la  Fare,  alors  archevêque 
de  Sens,  premier  aumônier  de  Mme  la  duchesse  d'Angouléme, 
une  dernière  marque  de  confiance  en  le  nommant  son  léga- 
taire universel.  Cet  héritage  n'était  qu'un  fidéi-commis;  mon 
oncle  a,  selon  les  restrictions  à  lui  connues,  remis  toute  cette 
fortune  à  Mlle  Pauline,  devenue  Mme  Dulau,  qui  a  reçu  ce  bien- 


DE   LA   BARONNE   DU  MONTET  89 

fait  de  sa  pauvre  tante  avec  autant  de  froideur  pour  elle  que 
d'ingratitude  pour  lui. 


SORTIE    DU     COUVENT     1801 

Lorsque  je  sortis  du  couvent,  les  anciens  et  nobles  usages 
de  la  haute  société  avaient  subi  peu  de  changements  encore; 
cependant  ils  commençaient  à  se  modifier;  ils  étaient  si 
mesurés  et  si  minutieusement  soumis  aux  lois  de  l'étiquette 
autrefois,  dans  la  haute  noblesse  à  Vienne,  que  Ton  disait 
plaisamment  que  le  printemps  d'une  grande  dame  consistait 
en  trois  pots  de  giroflées  jaunes.  C'est  qu'il  ne  leur  était  pas 
permis  de  se  montrer  au  Prater  avant  le  1"  de  mai,  et  qu'alors 
on  ne  permettait  pas  aux  femmes  de  sortir  à  pied  pour  se 
promener.  Tout  est  bien  changé  maintenant.  La  société  polo- 
naise et  quelques  brillants  émigrés  français^  tels  que  MM.  de 
Richelieu,  Langeron  et  Roger  de  Damas,  avaient  heureuse- 
ment commencé  cette  révolution;  maïs  dans  l'es  maisons  res- 
tées absolument  allemandes,  la  roideur  et  l'étiquette  étaient 
restées  invulnérables. 

Je  parlerai  d'une  maison  où  nous  fûmes  reçues  avec  la  plus 
aimable  bienveillance,  quoique  Françaises  .\  je  souligne  ces 
mots,  car,  à  cette  époque,  la  Révolution  qui  avait  succédé  au 
débordement  de  mœurs  du  siècle  de  Louis  XV  avait  fait 
de  la  France  et  des  Français  des  objets  de  terreur  et 
d'aversion  pour  les  Allemands  en  général.  La  princesse  de 
Qrosalcowitz,  née  princesse  d'Esterhazy,  grand'mère  d'une 
de  nos  jeunes  compagnes  (la  comtesse  Fanny  de  Forgacs), 
nous  reçut  avec  une  touchante  bonté.  Cette  maison  avait 
conservé  toute  la  dignité  de  l'ancien  temps;  invitées  avec 
mon  père  et  ma  mère  à  dîner  chez  la  princesse,  il  nous  fallut 
subir  Tarrogance  des  suisses,  qui  ne  pouvaient  se  résoudre 
à  laisser  entrer  des  Français  dans  Thôtel  de  la  princesse; 
mais  l'antichambre  était  très  humble  avec  toutes  les  per- 
sonnes admises  chez  elle,  et  la  nombreuse  livrée,  les  valets 
de  chambre  et  le  nain,  aussi  indispensable  alors  dans  une 


30*  SOUVENIRS 

grande  maison  que  le  perroquet  dans  une  cage  dorée,  se 
courbaient  profondément.  Il  y  avait,  en  face  du  canapé  de  la 
princesse,  une  double  rangée  de  hauts  tabourets,  bien  mais 
durement  rembourrés,  sur  lesquels  s'asseyaient  les  jeunes 
personnes  en  grand  silence;  la  place  sur  le  canapé,  près  de  la 
princesse,  était  successivement  occupée  par  les  personnes  de 
titres  ou  de  dignités  supérieurs  (ainsi  que  cela  se  pratique 
encore  dans  toutes  les  maisons  de  réception),  et  sans  que  cela 
fasse  aucune  confusion,  car  toute  la  société  se  connaît  et  les 
prétentions  et  les  obstinations  seraient  un  grand  ridicule. 

A  cinq  heures  précises,  l'indispensable  et  charmante  néces- 
sité de  la  promenade  au  Prater  nous  rendait  toute  notre 
gaieté.  La  princesse  ne  sortait  jamais  :  elle  a  passé  un  grand 
nombre  d'années  sans  sortir  de  ses  nobles  et  magnifiques 
appartements,  toujours  excessivement  fardée  et  parée  selon 
l'usage  de  ce  temps-là.  Nous  partions  avec  Fanny  dans  une 
voiture  élégante,  attelée  de  quatre  superbes  chevaux  hongrois, 
accompagnées  de  la  gouvernante  bien  parée,  bien  busquée  et 
surtout  bien  respectueuse  avec  son  élève.  Cette  bonne  per- 
sonne nous  disait  un  jour,  à  une  de  nos  promenades  et  pour 
nous  donner  une  grande  idée  de  la  vertu  de  la  princesse, 
«  que  pendant  quarante  ans  de  sa  vie,  elle  n'avait  pas  vu  un 
seul  Français  ».  Cependant  la  princesse  de  Crosalcovitz  était 
petite-fille  d'une  Lunati-Visconti,  grande  famille  italienne 
arrivée  depuis  plus  de  deux  siècles  avec  le  duc  Antoine  de 
Lorraine,  et  établie  en  Lorraine.  Malgré  cet  éloignement  si 
grand  alors  jpour  les  Français,  la  langue  française  était  la 
seule  reçue  dans  la  haute  société,  qui  la  parlait  et  l'écrivait 
avec  une  élégance,  une  correction  et  une  pureté  rares  en 
France  même.  Vous  ne  pouvez  vous  faire  d'idée  de  l'élégance 
avec  laquelle  les  personnes  de  distinction  parlaient  alors  la 
langue  française.  Le  comte  de  Chotek,  les  comtes  de  Wald- 
stein,  le  comte  de  Wilzeck,  les  princes  de  Starhemberg,  de  Die- 
trichstein,  de  Clary,  tous  les  grands  seigneurs,  enfin,  sans 
exception,  avaient  les  plus  nobles  manières;  les  femmes  ne  le 
cédaient  en  rien  aux  hommes;  elles  étaient  toutes  vérita- 
blement grandes  dames,  magnifiques  et  simples,  fières  et 


DE   LA   BARONNE  DU   MONTET  31 

bienveillantes;  mais  cette  noble  société  est  bien  changée. 

La  comtesse  de  Merveldt,  née  comtesse  Dietrichstein,  me  .  ^ 

rçijContait  un  jour  les  changements  qu'avaient  subis  déjà  les 
vieilles  étiquettes  et  les  usages  depuis  sa  première  jeunesse  :  ; 
les  fêtes  étaient  graves,  les  meubles  somptueux,  les  pro- 
menades réglées  selon  les  saisons;  les  heures  en  étaient 
fixées  invariablement,  ni  n'avançaient,  ni  ne  retardaient;  les 
deuils  rigoureux,  solennels,  ne  se  prolongeaient  jamais  et 
finissaient,  on  pouvait  dire,  à  heure  fixe.  On  était,  toujours 
parée,  toujours  en  cérémonie,  toujours  en  vue.  Deux  écuyers  | 
n'avaient  d'autre  fonction  que  de  présenter  la  main  gantée 
d'un  gant  blanc  à  la  princesse  de  Dietrichstein,  sa  mère,  - 
et  à  elle,  lorsqu'elles  descendaient  pour  monter  en  voilure, 
aller  à  l'église,  à  la  promenade  ou  faire  des  visites.  Les  pré- 
sentations si  importantes  à  la  cour  et  dans  le  monde,  le  res- 
pect pour  les  vieux  parents  et  la  soumission  des  belles-filles 
pour  leur  belle-mère,  étaient  des  lois  pour  cette  haute  société; 
sans  doute  on  s'y  amusait  moins  qu'aujourd'hui,  mais  les 
mœurs  étaient  sévères  et  la  noblesse  respectée. 

Voici  quelque  chose  de  plus  gai.  J'étais  un  soir  au  spec- 
tacle, à  un  ballet  où  dansaient  la  délicieuse  Mlle  Bigottini  et 
Duport;  à  côté  de  ma  loge  s'en  trouvait  une  occupée  par 
deux  vieux  grands  seigneurs  autrichiens;  ils  étaient  dans 
l'admiration  :  ■  Eh  bien!  mon  cher,  s'écria  plaisamment  Tun 
d'eux,  au  moment  d'un  entr'acte,  vous  rappelez-vous  les  bal- 
lets de  Novarre?  —  Ohl  assurémentl  —  Et  nos  danseuses  en 
culottes  de  velours  noir,  avec  des  jarretières  de  velours 
rouge!  »  Marie-Thérèse  était  fort  sévère  pour  les  costumes 
des  danseuses;  les  culottes  de  velours  étaient  d'ordonnance. 

Le  célèbre  prince  de  Kaunitz,  ministre  de  l'impératrice 
Marie-Thérèse  et  de  l'empereur  Joseph  H  son  fils,  avait  la 
maison  la  plus  noble,  la  plus  somptueuse  et  la  plus  arrogam- 
ment  aristocratique.  Cela  n'est  pas  étonnant;  mais  ce  qui 
devait  paraître  fort  étrange,  c'était  le  singulier  plaisir  qu'il 
se  donnait  les  petits  jours,  ceux  où  il  n'avait  que  ses  parents 
et  ses  familiers  à  sa  table  :  deux  de  ses  habitués  disputaient, 
pendant  le  dîner,  sur  les  grandes  qualités  du  prince.  «  La  gêné- 


32  SOUVENIRS 

rosité,  disait  Tun,  est  la  plus  brillante  des  vertus  de  Son 
Altesse.  —  Vous  vous  trompez,  disait  l'autre,  c'est  son  cou- 
rage, etc.  »  Toutes  les  petites  et  grandes  vertus,  tous  les  talents 
vrais  ou  supposés  du  premier  ministre  étaient  passés  en  revue, 
chaudement  attaqués  et  défendus  par  leurs  champions  res- 
pectifs. Les  flatteurs  s'échaufi*aient;  le  prince  de  Kaunitz 
riait  aux  éclats;  on  m^a  assuré  qu'il  ne  s'était  jamais  blasé  ni 
ennuyé  de  ce  burlesque  combat. 


MYSTIFICATION 

Je  ne  me  rappelle  plus  à  quelle  époque  le  prince  de  Ligne 
et  le  marquis  de  Bonnay  imaginèrent  de  mystifier  Mme  Po- 
tocka  (Krayezin)  (1).  La  comtesse  Potocka  professait  un 
grand  attachement,  un  vifitàble  cuite  de  cœur  pour  la 
malheureuse  famille  royale  de  France;  sa  maison  était  le 
rendez-vous  de  tous  les  émigrés  de  distinction.  On  eut  soin, 
quelques  semaines  avant  le  jour  fixé  pour  cette  très  mau- 
vaise plaisanterie^  de  parler  de  la  possibilité  et  de  la  proba- 
bilité d'un  voyage  de  Mgr  le  duc  d'Angoulôme  à  Vienne;  on 
s'entretenait  des  difficultés  de  sa  route;  on  suivait  avec 
intérêt  l'itinéraire  supposé  de  celle  qu'il  devait  prendre,  et 
l'on  parvint  enfin  à  persuader  à  Mme  Potocka  et  à  sa  société 
que  le  prince  pouvait  arriver  d'un  moment  à  l'autre.  Effec- 
tivement M.  de  Bonnay,  avec  empressement  et  agitation, 
vint  annoncer  à  la  comtesse  que  le  duc  d'Angoulême,  qui  ne 
pouvait  obtenir  l'autorisation  de  rester  à  Vienne  plus  de  vingt- 
quatre  heures,  viendrait  le  soir  même  lui  demander  à  souper. 
La  comtesse,  transportée  de  joie  et  de  reconnaissance,  voulut 
donner  à  la  réception  du  jeune  prince  toute  la  solennité  pos- 
sible et  toutes  les  marques  du  respect.  Sa  livrée  était  nom- 
breuse et  brillante;  elle  ne  lui  parut  pas  assez  considérable: 

(1)  Krayezin,  ce  mot  signifie  écrivain  ;  le  comte  Potocki  était  grand 
écrivain  de  la  couronne,  dignité  du  royaume  de  Pologne;  la  comtesse 
Potocka,  dont  il  est  ici  question,  était  une  femme  de  la  plus  haute  dis- 
tinction. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  S3 

ses  parents,  ses  amis  lui  envoyèrent  les  leurs.  Quarante  la- 
quais, portant  des  torches  allumées,  faisaient  haie  dans  les 
escaliers  et  dans  les  vastes  antichambres  ;  ses  beaux  salons 
étaient  entièrement  illuminés^  il  y  avait  profusion  de  fleurs,  et 
une  nombreuse  et  élégante  société  était  réunie,  lorsque  le 
prétendu  duc  d'Angoulème  arriva  :  le  prince  de  Ligne  avait 
choisi  un  jeune  officier  de  son  régiment,  M.  de  Mussey,  pour 
remplir  ce  rôle.  Il  fut  introduit  par  le  prince  de  Ligne  et  le 
marquis  de  Bonnay.  M.  de  Mussey  avait  une  figure  et  une 
tournure  distinguées;  le  prince  de  Lorraine  lui  avait  prêté  un 
cordon  bleu  (  Il  s'était  exercé;  il  fit  une  entrée  de  prince,  reçut 
avec  grâce  et  dignité  les  effusions  de  sensibilité,  d'attendris- 
sement et  de  respect  de  la  comtesse.  Mais  il  fut  singulière 
ment  déconcerté  en  apercevant  entre  deux  portes  d'un  salon 
qu'il  devait  traverser  pour  se  rendre  à  celui  où  la  plus  nom- 
breuse société  était  réunie  et  devait  lui  être  présentée  un 
émigré  qu'il  connaissait  beaucoup,  avec  lequel  il  venait  de  se 
brouiller  et  qui,  ne  jouissant  pas  d'une  grande  réputation, 
n'avait  pas,  pour  cette  raison,  été  retenu  chez  Mme  Potocka 
chez  laquelle  il  venait  d'apprendre,  au  moment  même,  la  pré- 
tendue arrivée  du  prince.  La  figure  de  cet  importun  portait 
l'empreinte  du  vif  dépit  qu'il  éprouvait  de  ne  pouvoir  rester. 
n  jeta  sur  M.  de  Mussey  un  regard  scrutateur,  que  celui-ci 
prit  pour  le  dénouement  de  la  comédie;  mais,  à  son  grand 
étonnement,  se  rangeant  précipitamment  contre  la  muraille,  il 
fit  au  prétendu  prince  une  révérence  si  profonde,  si  humble^ 
si  respectueuse  qu'elle  le  rassura  pleinement. 

Introduit  dans  le  principal  salon  où  toute  la  société  était 
rangée  en  cercle,  M.  de  Mussey  en  fit  le  tour,  adressant  à  chaque 
personne  des  paroles  aimables  et  bienveillantes;  il  finit  par  se 
persuader,  nous  a-t-il  dit  longtemps  après,  qu'il  était  réelle- 
ment prince  (1).  Il  reçut  les  confidences  de  plusieurs  nobles 
polonais,  qui  lui  laissèrent  entrevoir  la  possibilité  de  le  placer 
un  jour  sur  le  trône  relevé  de  la  Pologne.  Il  y  eut  parmi  les 


(1)  Au  souper,  le  prince  G...  présenta  à  boire  à  genoux  au  prétendu 
duc  d'Angoalôme,  qui  se  hÀta  de  le  relever. 


84  SOUVENIRS 

femmes  des  mouvements  de  vif  enthousiasme  et  d'attendris- 
sement, de  la  haute  politique,  des  offres  généreuses  et  cheva- 
leresques de  la  part  des  grands  seigneurs.  Enfin,  l'illusion  fut 
telle  que  le  prince  de  Ligne  et  le  marquis  de  Bonnay,  se  rou- 
lant de  rire  sur  un  canapé,  en  voyant  le  succès  de  cette  mau- 
vaise plaisanterie,  n'étonnèrent  personne. 

Elle  eut  des  suites  fâcheuses  pour  M.  de  Mussey.  Le  person- 
nage que  Mme  Potocka  n'avait  pas  engagé  à  rester  à  souper  était 
une  espèce  de  flatteur  et  de  commensal  du  baron  de  Thugut;  il 
dtnait  chez  lui,  le  lendemain  de  cette  scène,  et  il  n'eut  rien  de 
plus  pressé  que  déparier  de  l'arrivée  du  ducd'Angoulème.  Thu- 
gut  l'écoutait  en  haussant  les  épaules.  «  Vous  l'avez  rêvé,  mon 
pauvre  B...  —  Si  j'ai  rêvé,  s'écria  B...  piqué,  bien  d'autres 
ont  rêvé  avec  moi  I  »  Il  raconta  la  brillante  réception  faite  au 
prince  chez  Mme  Potocka;  il -entra  dans  des  détails  qui  ne 
purent  laisser  aucun  doute  au  ministre,  d'autant  que  B... 
assurait  connaître  beaucoup  le  jeune  prince;  il  était  bien  sûr 
que  c'était  lui  qu'il  avait  vu.  A  Tinstant  même  des  ordres  ful- 
minants sont  expédiés  au  ministre  de  la  police,  à  l'officier  qui 
la  veille  était  de  garde  à  la  porte  de  la  ville.  M.  de  Thugut, 
furieux,  quitte  la  table,  se  rend  en  toute  hâte  chez  l'empereur 
pour  le  prévenir  de  cet  incident.  Le  résultat  de  cette  mauvaise 
plaisanterie  fut  que  M.  de  Mussey  fut  sévèrement  réprimandé 
et  puni.  M.  de  Thugut  n'aimait  pas  les  mystifications,  et  la 
carrière  militaire  du  jeune  officier  fut  arrêtée  pour  toujours.  Il 
a  épousé  depuis  une  Polonaise  riche  et  ruinée^  comme  elles  le 
sont  presque  toutes. 


LA   HAUTE   SOCIETE   DE   VIENNE 

11  y  avait  alors  dans  la  haute  société  de  Vienne  des  hommes 
et  des  femmes  d'une  amabilité  bien  distinguée  et  tout  à  fait 
évanouie  aujourd'hui  :  la  vieille  comtesse  de  PergeUjJa  prin- 
cesse de  Lichnowski,  la  belle  et  ravissante  comtesse  de 
Einski,  depuis  comtesse  de  Merveldt;  la  comtesse  de  Chotek, 
née  comtesse  de  Clary,  et  plusieurs  autres  que  j'ai  moins  vues. 


DE  LÀ  BARONNE  DU  MONTET  35 

Le  comte  de  Chotek,  ministre  et  grand  burgrave  de  Bohême, 
était  véritablement  grand  seigneur  de  ton,  de  manières  et  de 
langage.  Il  avait  passé  quelques  années  à  Paris,  dans  sa  jeu- 
nesse, dans  la  société  la  plus  brillante  et  la  plus  spirituelle  de 
l'époque.  Il  était  impossible  de  s'exprimer  en  français  avec 
plus  d'élégance  et  de  distinction,  mais  par  une  bizarrerie  très 
commune  alors  dans  la  grande  noblesse  autrichienne,  ces 
grands  seigneurs,  si  véritablement  seigneurs,  et  très  hauts, 
étaient  presque  tous  amis  de  la  Révolution  française,  haïs- 
"saient  les  émigrés  et  la  noblesse.  Je  crois  que  cela  ne  peut 
s'expliquer  que  comme  une  suite  de  vieilles  rancunes  natio- 
nales. 


LA  COMTESSE  DE  BRIONNE,  PRINCESSE  DE  LORRAINE,  ET  SES 
BELLES-FILLES,  MADAME  LA  PRINCESSE  DE  VAUDÊMONT^ 
ET  MADAME  LA  PRINCESSE  DE  LORRAINE  (VEUVE  DU 
COLONEL    POUTET    ET    DU    COMTE    DE    COLLOREDO). 

La  comtesse  de  Brionne,  que  Ton  appelait  à  Vienne  la  prin- 
cesse de  Lorraine,  avait  obtenu  avec  beaucoup  de  difficulté 
la  permission  de  venir  s'y  établir.  La  qualité  de  princesse  de 
Lorraine  rendait  l'étiquette  difficile;  on  ne  voulait  lui  accor- 
der aucune  distinction.  Il  y  avait  d'ailleurs  alors  à  la  cour,  ! 
dans  la  haute  société,  ainsi  que  dans  les  autorités  supérieures, 
une  méfiance  pusillanime  contre  tous  les  Français  en  général, 
et  particulièrement  contre  ceux  d'un  très  haut  rang,  que  l'on 
supposait  infatués  d'idées  philosophiques  et  de  préjugés 
contre  les  mœurs  simples  de  la  famille  impériale. 

Mme  de  Brionne  avait  pris  un  appartement  extérieur  dans 
notre  beau*  couvent;  elle  y  recevait  tous  les  soirs.  Elle  était 
encore  parfaitement  belle,  avec  l'air  le  plus  grand  et  le  plus 
imposant  que  j'aie  jamais  vu.  Nous  lui  fûmes  présentées  :  elle 
était  habituellement  couchée  sur  une  chaise  longue;  mais  son 
port  de  tète  était  si  majestueux,  son  langage  si  éminemment 
distingué,  qu'il  était  impossible  de  ne  pas  en  être  frappé  :  c'est 
une  de  ces  nobles  apparitions  que  Ton  ne  peut  oublier.  Mme  la 


86  SOUVENIRS 

princesse  de  Lorraine  traitait  avec  une  extrême  bonté  M.  du 
Montet  bien  jeune  alors,  mais  qui  s'était  déjà  fait  connaître 
par  de  brillantes  actions  de  valeur. 

Mme  la  comtesse  de  Brionne,  restée  veuve  très  jeune^  et 
dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté,  avait  conservé  à  la  cour  cor- 
rompue de  Louis  XV  une  réputation  sans  tache,  sans  ombre. 
Elle  jouissait,  comme  tutrice  des  princes  ses  fils,  de  tous  les 
honneurs  et  privilèges  de  grand  veneur.  Louis  XV,  l'aper- 
cevant un  jour  à  sa  fenêtre  à  Versailles,  après  lui  avoir  adressé 
quelques  paroles  de  galanterie,  lui  dit  :  t  Par  où  va-t-on 
chez  vous,  Madame?  —  Par  la  chapelle,  Sire,  »  lui  répondit-elle 
avec  une  admirable  présence  d'esprit. 

Le  prince  de  Vaudémont  ainsi  que  le  prince  de  Lambesc, 
ses  fils,  entrèrent  au  service  d'Autriche  pendant  l'émigration. 
Le  prince  de  Vaudémont  était  d'une  grosseur  énorme;  il 
menait  une  vie  étrange  pour  un  homme  de  son  rang.  Il  se 
félicitait  un  jour,  devant  Mme  sa  mère,  de  la  charmante 
société  qu'il  avait  le  bonheur  d'avoir  à  Szegedin,  petite  ville 
de  Hongrie,  où  il  était  en  garnison.  «  Qui  voyez-vous  donc? 
lui  demanda-t-elle ?  —  L'apothicairesse  »,  lui  répondit  le 
prince  avec  une  emphase  comique.  Il  voulut  continuer  l'énu- 
mération  de  cette  bonne  compagnie.  —  «  Ah!  mon  fils!  s'écria 
avec  effroi  Mme  de  Brionne^  en  répétant  le  mot  apothicairesse^ 
l'apothicairesse  1  je  n'en  veux  pas  entendre  davantage!  » 

Le  prince  de  Vaudémont  mourut  peu  de  temps  après,  en 
Hongrie;  il  n'avait  jamais  vécu  avec  sa  femme,  dont  il  était 
séparé  depuis  très  longtemps.  J'ai  rencontré  Mme  la  princesse 
de  Vaudémont  plusieurs  années  après,  en  1825,  au  Palais- 
Royal,  chez  le  duc  d'Orléans,  et  je  n'ai  pu  sans  sourire  me 
rappeler  la  bonne  compagnie  du  prince  son  mari. 

La  conversation  m'entraîne;  je  vous  parlerai  aussi,  en  anti- 
cipant sur  le  temps,  du  prince  de  Lambesc,  que  l'on  appelait 
à  Vienne  le  prince  de  Lorraine.  Je  Tai  vu  souvent  après  mon 
mariage  :  c'était  un  homme  fort  grand,  la  tête  haute,  l'air  très 
noble;  mais  il  paraissait  assez  dépourvu  d'esprit.  C'était, 
lorsque  je  l'ai  vu,  un  véritable  caput  mortuum  de  haut  et  puis- 
sant seigneur.  Il  tenait  à  fort  grand  honneur  alors  de  n'être 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  87 

qu'Allemand,  il  affectait  d'oublier  le  français,  ce  qui  cependant 
de  l'empêchait  pas  d'être  très  obligeant  pour  les  émigrés.  Il 
avait  été  marié,  en  Pologne,  à  une  comtesse'  Potocka,  très 
riche^  qui  avait  ambitionné  le  beau  titre  de  princesse  de  Lor- 
raine ;  elle  l'avait  pris,  depuis  son  mariage^  dans  une  extrême 
aversion;  ils  se  séparèrent  promptement.  Devenu  veuf,  et  plu- 
sieurs années  après,  le  prince  de  Lorraine  fut  destiné  à  être 
le  dernier  échelon  de  la  bizarre,  heureuse  et  malheureuse  des- 
tinée d'une  femme  intéressante  (i)^  Mlle  FoUiot  de  Crenneville, 
veuve  en  premières  noces  d'un  Français  brave,  mais  très  pau- 
vre, colonel  autrichien,  M.  Poutet,  de  Metz,  frère  de  sa  mère; 
puis  du  comte  de  Colloredo,  premier  ministre,  et  enfin  du 
prince  de  Lorraine. 


MES    GRANDS-PâRBNTS     DE    LA    FARB 

Ma  grand'mère  de  la  Fare  (2)  épousa  en  Poitou  mon  grand- 
père,  M.  le  marquis  de  la  Fare,  alors  en  garnison  en  Poitou 
avec  son  régiment.  Quoique  Mlle  de  Gazeau  fût  une  riche 
héritière,  le  mariage  fut  déterminé  par  une  passion  réci- 
proque très  vive  et  une  sympathie  qui  se  déclara  dès  la 
première  vue.  Ma  grand'mère  était  très  grande,  blonde;  elle 
avait  les  yeux  bleus,  le  nez  aquilin  et  long,  la  peau  d'une 
blancheur  et  d'une  finesse  extraordinaire,  le  port  noble,  le 
langage  très  distingué.  Son  caractère  était  allier,  fier,  sus- 
ceptible, irascible,  mais  noble.  Sa  conversation  était  souvent 
charmante;  elle  racontait  avec  grâce.  Sa  sévérité  pour  ses 
enfants  alla  souvent  jusqu'à  la  dureté.  Elle  était  très  instruite, 
aimait  la  poésie  et  la  lecture,  s'occupait  continuellement,  dor- 
mait peu;  elle  avait  l'imagination  très  vive,  une  grande 
mémoire.   Quoique   Mme  de  la  Fare   ait  toujours   eu  une 

(4)  Voir  tn/rd,  p.  467.  (Éd.) 

(2)  Henriette  de  Gazeau  de  Champagne,  mariée  le  22  juillet  1748  à 
Joseph-Louis-Dominique,  marquis  de  la  Fare-Yénéjan,  maréchal  de  camp, 
chevalier  de  Saint-Louis,  était  fille  de  Henri  de  Gazeau,  marquis  de 
Champagne,  baron  des  Villates,  en  Poitou,  et  de  Marie  de  Bessay-Lusi- 
gnan,  dame  du  comté  de  Bessay,  Gremault,  etc.  (Éd. 


38  SOUVENIRS 

conduite  exemplaire,  et  une  réputation  sans  nuage,  son 
ménage  a  été  orageux  :  la  jalousie  de  mon  grand-père,  ses 
dépenses  excessives,  sa  paresse  et  son  peu  d'ambition,  joints 
aux  vivacités  et  aux  prodigalités  de  ma  grand'mère  et  leurs 
constantes  oppositions  de  vues,  de  projets  et  d'occupations, 
ont  fait  de  cette  union  une  tempête  conjugale.  Ma  grand'mère 
m'a  toujours  traitée  avec  une  atTection  et  une  indulgence  qui 
m'ont  vivement  touchée;  la  vérité  cependant  me  force  à  avouer 
que  c'était  une  redoutable  grand'mère. 

Mes  grands'-parents  de  la  Fare  ont  dévoré  une  véritable 
fortune.  Mon  grand-père  est  mort  au  Pont-Saint-Esprit,  en 
Languedoc,  à  l'âge  de  soixante-douze  ans,  en  1791.  Ma  grand'- 
mère,qui  avait  eu  le  bonheur,  malgré  ses  opinions  royalistes, 
d'échapper  aux  horreurs  de  la  Terreur,  est  morte  à  Bollène, 
dans  sa  maison  de  campagne,  à  l'âge  de  quatre-vingt-dix-huit 
ans,  le  26  juillet  1824.  Elle  avait  eu^  un  an  auparavant,  la 
satisfaction  de  voir  son  fils  revêtu  de  la  pourpre  romaine. 


MBS     PARENTS 

Mon  père,  Jean-François  Prévost,  comte  de  la  Boutetière  et 
de  Saint-Mars,  était  entré  au  service  à  l'âge  de  treize  ans.  Petit- 
fils  du  marquis  de  Lenonnes,  il  était  considéré  comme  devant 
être  l'héritier  de  cette  maison.  Excellent  écuyer,  brave  jusqu'à 
la  témérité,  vif  jusqu'à  l'emportement,  mais  gentilhomme 
sans  peur  et  sans  reproche,  il  avait  fait  avec  distinction  la 
guerre  de  Sept  ans  et  obtenu  la  croix  de  Saint-Louis  quand  il 
se  maria. 

Ma  mère,  Adélaïde-Paule-Françoise,  comtesse  de  la  Fare  (1), 
avait  épousé  mon  père  au  château  de  Bessay  en  Poitou, 
dans  la  même  chapelle  où  elle  avait  été  baptisée,  étant  née 


(1)  Adélaïde  de  la  Fare,  fille  du  marquis  de  la  Fare^  maréchal  des  camps 
et  armées  du  roi  et  de  Gabrielle  Gazeau  de  Champagne,  née  le  30  sep- 
tembre 1753,  chanoiaesse  et  comtesse  du  chapitre  de  Goïsse-Largentière, 
mariée  en  1781  à  Jeao-François  Prévost,  comte  de  la  Boutetière  et  de 
Saint-Mars,  morte  le  1«'  juin  1823. 


DE  LÀ   BARONNE  DU  MONTET  39 

au  château  de  Bessay^  qui  alors  appartenait  à  M.  de  Bessay, 
frère  de  ma  grand'mère  de  la  Fare.  Mon  père  est  décédé  à 
la  Boutetière,  le  5  novembre  1804,  trois  ans  après  son  retour 
de  l'émigration^  et  ma  mère  le  1"  juin  1823,  à  Bollène,  chez 
Mme  de  la  Fare,  sa  mère,  dans  le  Comtat. 


LB    MARIAGE    DE    MA    SŒUR    HENRIETTE 

Ma  sœur,  Henriette-Hélène-Aimée  (1),  a  épousé,  à  la  Boute- 
tière (2),  le  15  juillet  1806,  M.  Louis  de  Pavée,  comte  de  Ville- 
vielle.  Ce  mariage  a  été  fait  et  traité  par  ma  grand'mère  de 
la  Fare  et  ma  tante  Mme  de  Chaseaux^  sœur  cadette  de  ma 
mère,  amies  de  M.  de  Villevielle.  M.  de  Villevielle  vint  à  la 
Boutetière,  où  eut  lieu  l'entrevue  :  le  mariage  fut  célébré  à 
l'église  paroissiale  de  Sain^Philbert.  Le  comte  de  Chabot, 
frère  de  M.  Martial  de  Chabot  qui  avait  épousé  Mme  Éléonore 
Prévost  de  Saint-Mars,  sœur  de  mon  père,  fut  un  des  témoins 
de  ma  sœur,  comme  ami  et  allié  de  notre  famille. 

Nos  voisins  furent  tous  invités  au  dîner  donné  ce  jour-là, 
par  ma  mère,  dans  nos  tristes  ruines  de  la  Boutetière. 

Ma  sœur  était  parfaitement  belle;  elle  était  âgée  de  vingt  et 
un  ans.  Elle  était  vêtue,  le  jour  de  son  mariage,  d'une  robe  à 
longue  queue,  de  moire  blanche,  garnie  d'une  guirlande  en 
fleurs  artificielles  de  lilas  blanc.  Elle  avait  sur  la  tête  une 
guirlande  de  fleurs  également  blanche,  et  à  son  cou  un  collier 
de  perles  avec  une  agrafe  en  diamants.  Elle  faisait  l'efl^et 
d'une  vision;  je  la  contemplais  avec  admiration;  les  paysans 
chantaient  et  tiraient  des  coups  de  fusil  en  signe  de  joie. 

Le  soir,  un  orage  éclata  sur  nos  ruines  et,  quelques  jours 
après,  un  météore  d'une  couleur  sombre  et  bleuâtre  en  suivit 
les  tristes  contours. 

Ma  sœur,  son  mari,  ma  mère  et  moi,  nous  quittâmes  la 

(4)  Henriette  Prévost  de  la  Boutetière,  née  &  Luçon  le  24  février  1784, 
mariée  en  1806  à  Louis  de  Pavée,  comte  de  Villevielle,  son  cousin,  morte 
à  Alais  (Gard),  le  21  décembre  1819. 

(2)  Le  château  de  la  Boutetière,  située  en  Vendée,  près  Chantonnay. 


40  SOUVENIRS 

Boutetière  au  mois  d'août  suivant,  pour  nous  rendre  en  Lan- 
guedoc :  M.  et  Mme  de  Villevielle  dans  leur  terre  et  château 
de  Mirabel,  dans  les  Gévennes,  à  six  lieues  de  Montpellier. 

A  Poitiers,  nous  attendait  ma  grand'mère  de  la  Fare,  qui 
venait  de  vendre  à  M.  d'IIarambure  le  château  de  Méré,  situé 
en  haut  Poitou,  héritage  de  sa  cousine,  la  marquise  d'Hargi- 
court.  Nous  partîmes  donc  en  poste  pour  le  midi  de  la 
France  :  dans  la  première  voiture,  ma  grand'mère,  moi  et 
ma  femme  de  chambre;  dans  la  seconde  berline,  ma  mère, 
ma  sœur/M.  de  Villevielle;  et  sur  le  siège  un  valet  de  chambre 
piémontais.  Le  laquais  de  ma  grand'mère  nous  servait  de 
courrier;  il  était  à  cheval  et  précédait  les  voitures  pour  nous 
commander  des  chevaux.  Le  vieux  et  riche  coupé  de  ma 
grand'mère,  à  vernis  blanc  et  filets  d'or,  doublé  intérieure- 
ment de  velours  et  de  satin  jaune  et  sur  les  portières  duquel 
on  avait  peint  un  nua^^^pour  dissimuler  les  armoiries  pendant 
la  Révolution;  le  siège  de  velours  jaune,  très  élevé;  mais  sur- 
tout la  figure  imposante  de  ma  grand'mère  donnaient  à  notre 
voyage  un  aspect  tout  à  fait  ancien  régime  auquel  ne  nuisait 
pas  Ghavan,  notre  courrier,  avec  son  habit  gris  blanc^  sa 
veste  jaune  à  longs  pans  et  ses  bottes  fortes  et  les  manchettes 
de  bottes.  On  nous  entourait  partout,  mais  partout  aussi  avec 
des  témoignages  de  respect.  Il  y  avait  quelquefois  discussion 
dans  les  villages  et  hameaux  du  Limousin  et  du  Bourbonnais 
à  notre  passage;  les  uns  nous  prenaient  pour  leurs  évoques, 
les  autres  pour  l'Empereur!  Les  postes  manquaient  de  che- 
vaux, les  routes  étaient  presque  impraticables.  Nous  tra- 
versâmes une  partie  de  la  France,  Rufîec,  La  Rochefoucauld, 
où  le  château  nous  intéressa  vivement;  Angoulême,  Aubusson, 
Saint-Léonard,  Limoges,  Guéret,  Montiuçon,  La  Palisse, 
Lyon,  où  nous  passâmes  quelques  jours  et  où  nous  nous  sépa- 
râmes de  M.  et  de  Mme  de  Villevielle. 


DE   LA  BARONNE  DU  MONTET  41 

BOLLÈNE.    4806-1810 

Nous  arrivâmes  à  la  fin  d'août  à  Bollène^  chez  ma  grand'- 
mère  de  la  Fare,  qui  avait,  en  dehors  de  cette  horrible  petite 
ville^  une  vaste  maison  bien  meublée,  mais  dans  la  plus 
triste  position  du  monde.  Il  y  avait  cependant  du  deuxième 
étage  de  la  maison  une  belle  étendue  de  vue  :  les  éternelles 
neiges  du  mont  Ventoux  étincelaient  sous  le  soleil  de  Pro- 
vence. De  ma  fenêtre,  j'apercevais  cinq  provinces  :  le  Dau- 
phiné,  le  Yivarais,  la  Provence,  le  Languedoc,  le  Comtat- 
Venaissin,  dans  lequel  nous  nous  trouvions,  le  pont  Saint- 
Esprit  et  ses  vingt-sept  arches  et  les  plaines  remplies  de 
mûriers  et  de  tristes  oliviers,  de  sombres  mais  rares  cyprès 
plus  tristes  encore. 

La  petite  ville  de  Bollène  avec  ses  hautes  murailles  créne- 
lées et  délabrées,  la  petite  montagne  desséchée,  calcinée  par 
le  soleil  et  les  bises  continuelles  me  parut  triste  à  désespérer. 
L'habitation,  au  reste  distribuée  noblement  par  mon  grand- 
oncle,  le  chevalier  de  la  Fare,  avait  été  choisie  pour  retraite 
par  ma  grand'mère  à  la  mort  de  son  beau-frère;  depuis  la 
Révolution  seulement  elle  y  régnait  souverainement,  tout  en 
regrettant  nos  beaux  arbres,  notre  admirable  verdure,  nos 
fraîches  prairies  et  nos  belles  eaux  de  la  Boutetière,  car  c'était 
jouer  de  malheur  que  de  tomber  directement  de  la  Vendée 
dans  cette  fournaise  de  Bollène  sans  ombre,  toujours  tour- 
mentée et  ébranlée  par  la  bise  la  plus  furibonde.  Je  fmis  par 
m'y  habituer.  Ma  tante  de  Chaseaux,  sœur  cadette  de  ma 
mère,  la  plus  aimable  femme  sans  exception  que  j'ai  rencon- 
trée dans  ma  vie,  habitait  à  trois  lieues  dans  sa  charmante 
solitude  de  la  Conseillère;  mon  cousin  de  la  Fare,  dans  sa  belle 
terre  de  SaintrGeorges;  le  marquis  de  Bernis  et  sa  femme  (la 
jeune  princesse  Armande  de  Rohan),  à  Saint-Marcel;  comme 
elle  s'y  ennuyait  mortellement,  elle  venait  souvent  à  Bollène. 
Elle  avait  peu  d'esprit,  mais  une  figure  si  distinguée,  une  tour- 
nure ravissante,  un  petit  pied^  fabuleusement  petit  et  char- 
mant, une  élégance  noble,  une  mise  délicieuse  et  d'un  goût  si 


42  SOUVENIRS 

parfait;  d'ailleurs  bonne  personne,  ne  parlant  que  par  petites 
exclamations  y  toujours  prête  à  se  moquer,  mais  ne  faisant  jamais 
les  frais  d'une  moquerie  et,  comme  tous  les  Rohan,  parlant 
presque  toujours  des  Rohan,  elle  eût  probablement  été  assez 
ennuyeuse  si  elle  n'eût  pas  été  si  agréable  à  voir,  étant  réelle- 
ment un  type  incomparable  de  grâce  aristocratique  et  fémi- 
nine. M.  de  Bernis  eût  été,  je  crois,  facilement  jaloux;  il  n'avait 
rien  à  redouter  pour  sa  jeune  femme  quand  elle  était  chez 
Mme  de  la  Fare,  sa  parente,  aussi  sévère  que  digne.  Il  avait 
été  séduit  dans  sa  première  jeunesse  par  une  intrigante,  plus 
âgée  que  lui  de  plusieurs  années.  Elle  prétendait  avoir  été 
épousée;  elle  accusait  je  ne  sais  qui  d'avoir  arraché  et  sous- 
trait son  acte  de  mariage  sur  les  registres  de  la  paroisse;  elle 
se  faisait  appeler  Mme  de  Bernis  et  elle  présentait  deux  petits 
enfants  sous  ce  nom;  elle  eut  Teffronterie  de  mettre  opposi- 
tion au  mariage  de  M.  de  Bernis^  lors  des  publications  reli- 
gieuses et  légales;  il  fut  retardé  de  plusieurs  mois  par  cet 
étrange  incident,  qui  ne  découragea  pas  les  Rohan  ni  la  jeune 
princesse.  La  vraie  Mme  de  Bernis  se  persuadait  que  sa  rivale 
en  voulait  à  sa  vie  et  racontait  là-dessus  les  histoires  les  plus 
étranges  et  les  plus  invraisemblables.  Elle  passait  son  temps 
à  Saint-Marcel  assez  tristement  :  elle  accouchait  ou  faisait 
des  fausses  couches,  sans  que  sa  délicieuse  taille  en  fût  le 
moins  du  monde  altérée,  et  ce  perpétuel  état  de  grossesse 
lui  avait  fait  prendre  l'habitude  de  recevoir  sur  sa  chaise 
longue  et  d'y  prendre  des  poses  charmantes.  Le  château  de 
Saint-Marcel  ressemble  à  un  hôtel  de  Paris;  il  est  dans  l'in- 
térieur de  la  petite  ville  ou  bourg  de  ce  nom^mais  la  vue 
de  la  terrasse  est  très  belle.  Le  cardinal  affectionnait  beau- 
coup cette  habitation;  il  y  avait  fait  de  grandes  dépenses 
et  avait  acquis  de  mon  grand-père  la  moitié  de  la  seigneurie 
dont  il  était  co-seigneur  avec  lui  ou  avec  son  père.  M.  Aymé 
de  Bernis  l'avait  très  noblement  meublé  à  l'occasion  de  son 
mariage  avec  Mlle  de  Rohan. 

Nous  avions  d'autres  voisinages  encore  à  Bollène.  M.  des 
Isnards,  de  l'illustre  maison  de  Suze,  habitait  les  restes  du 
magnifique  château  de  ce  nom,  à  trois  heures  de  Bollène.  C'est 


DE  LA  BARONNE   DU  MONTET  43 

le  plus  noble  et  pittoresque  manoir  que  l'on  puisse  voir,  dans 
une  position  admirable  et  mélancolique  ;  un  comte  de  Suze  s'y 
était  retiré,  je  ne  sais  plus  à  quelle  époque,  avec  une  prin- 
cessede  la  maison  de  Holstein  qui  avait  conçu  pour  lui  un  at- 
tachement romanesque.  Mme  des  Isnards  était  très  spirituelle. 

Nous  voyions  aussi  souvent  M.  et  Mme  de  Tournon;  cette 
dernière  était  sœur  de  ma  cousine  de  la  Fare;  c'était  une 
bonne  et  jolie  femme,  d'une  physionomie  heureuse,  et  dont 
la  fin  a  été  terrible.  Elle  est  morte  jeune  encore,  brûlée  par 
un  de  ces  accidents  qui  se  renouvellent  souvent. 

M.  de  Rochegude  habitait  son  château  de  Rochegude;  il 
venait  quelquefois  à  Bollène,  où  son  aménité  et  son  caractère 
franc  et  loyal  le  faisaient  aimer. 

M.  et  Mme  de  la  Garde  y  venaient  souvent  aussi.  Mme  de  la 
Garde,  veuve  en  premières  noces  de  M.  de  Gordon  (je  crois)^ 
était  très  jeune  et  très  belle.  Au  moment  de  la  Terreur,  M.  de 
Gordon  fut  arrêté  à  Lyon  ;  sa  femme  fut  se  jeter  aux  pieds 
du  féroce  représentant  du  peuple;  il  la  regarda  quelques 
instants,  puis  d'un  air  théâtral  lui  dit  :  t  Tu  es  belle,  mais  la 
République  est  plus  belle  que  toi!  >  M.  de  Gordon  fut  guil- 
lotiné!... 

Parmi  les  personnes  qui  venaient  voir  ma  grand'mère^  elle 
affectionnait  particulièrement  M.  et  Mme  de  la  Baume  (née  de 
Yogûé),  dont  la  douceur,  les  manières  simples  et  distinguées 
gagnaient  tous  les  cœurs.  Il  nous  venait  aussi  des  visites  du 
Pont-Saint-Esprit,  d'Orange  et  d'Avignon.  Dans  la  petite  ville 
même  de  Bollène  il  y  avait  des  ressources  de  société,  quelques 
hommes  instruits,  parmi  lesquels  en  première  ligne  notre 
aimable  et  excellent  ami  M.  Valère  de  Gaillard.  Il  était  jeune 
alors,  mais  il  est  resté  ce  qu'il  était,  parfaitement  bon,  spiri- 
tuel et  naïf;  c'est  un  caractère  qui  se  rencontre  rarement. 

11  y  avait  à  Bollène  plusieurs  familles  nobles,  qui  s'y  étaient 
fixées  depuis  longtemps.  Les  Pontbriant,  de  Roches,  de  Ro 
quard,  de  Calvière,  de  Gaillard,  de  Guielhermier,  de  Granet- 
Lacurt,  de  Justamond,  de  Serre,  de  Faucher,  etc.,  dont  les 
pères  avaient  tous  servi  en  France,  comme  l'on  disait  encore 
dans  le  Comtat-Venaissin,  et  avaient  la  plupart  la  croix  de 


44  SOUVENIRS 

Saint- Louis.  Mâgrand'mère  avait  une  bonne  maison;  elle  don- 
nait souvent  à  dîner.  On  savait  qu'elle  aimait  à  faire  sa  partie 
de  whist;  elle  l'avait  presque  tous  les  soirs;  on  se  résignait  à 
être  grondéy  mais  sauf  ces  moments  d'orages,  sa  conversation 
était  toujours  intéressante,  son  langage  d'une  exquise  poli- 
tesse; elle  était  restée  grande  dame.  Ma  mère  et  ma  tante  de 
Chaseaux  étaient  remarquablement  aimables  dans  un  genre 
bien  différent  :  ma  mère  si  souvent  silencieuse,  froide,  sérieuse, 
se  réveillait  de  cette  langueur  par  des  élans  énergiques,  vifs, 
rapides^  imprévus;  ma  tante,  toujours  délicieusement  causeuse, 
avait  une  conversation  plus  distraite,  toute  de  grâce,  d'imagi- 
nation et  de  poésie;  elle  était  aimable  avec  tout  le  monde.  J'ai 
acquis  à  Bollène  la  certitude  que  l'on  peut  vivre  sans  ennui 
dans  une  très  petite,  et  il  faut  l'avouer,  une  très  laide  petite 
ville;  je  n'aurais  pas  cru  la  chose  possible. 

Mme  de  Lamavon,  née  d'Anglegeau,  nous  arriva  de  Paris 
après  son  mariage.  Son  mari  habitait  Bollène;  elle  eut  le  bon 
esprit  de  s'y  trouver  bien  et  môme  de  s'y  amuser.  Elle  était 
franchement  provinciale,  et  une  élégante  de  petite  ville  mais 
raisonnable,  et  en  même  temps  sérieusement  dévouée.  Il  y 
avait  à  Bollène  quelques  ridicules,  mais  où  n'y  en  a-t-il  pas? 
La  saison  des  vers  à  soie  n'était  pas  l'époque  brillante  de  la 
conversation;  les  coœns  absorbaient  tout  notre  intérêt;  je  le  dis 
sans  rancune,  quoique  ces  détails  m'aient  souvent  bien  ennuyée. 
J'ai  vu  à  Bollène  de  très  vieilles  dames  qui  n'avaient  pas  changé 
de  costume  depuis  soixante  ans;  mais  quand  j'y  pense  aujour- 
d'hui je  ne  me  moque  plus  que  de  moi-même,  car  les  mêmes 
modes  sont  revenues.  Les  longues  tailles,  les  vieilles  perses  et 
les  gazes  à  grands  ramages  avec  un  liséré  d'or  ou  d'argent, 
le  petit  Saint-Esprit  en  diamants  suspendu  au  cou  par  un 
étroit  velours  noir,  les  manchettes  et  les  mitaines  complé- 
taient les  parures  des  jours  de  fête  des  grand'mères  nobles  de 
Bollène.  Il  y  avait  bien  quelque  chose  à  redire  à  l'accent  forte- 
ment provençal...  pécaïre!  mais  qu'importe I  La  reconnais- 
sance est  la  vertu  des  bons  cœurs;  j'en  ai  conservé  pour  cette 
petite  ville  où  l'on  se  soumettait  de  si  bonne  grâce  à  la  souve- 
raineté de  convention  de  ma  grand'mère,  et  où  l'on  m'a  tou- 


DE  LA   BARONNE   DU  MONTET  45 

jours  lémoigQé  tant  d'intérêt  et  de  bienveillance.  Bollène  ne 
pouvait  pas  manquer  d'ailleurs  de  marquer  dans  mes  plus 
tristes  et  doux  souvenirs  :  ma  grand-mère,  ma  mère,  ma  tante 
y  reposent;  une  même  tombe  les  réunit. 


AVIGNON,    1808-1809 

Ma  mère  désira  passer  un  hiver  à  Avignon;  sa  sœur  ainée, 
Mme  Madeleine  de  la  Fare,  venait  d'y  rétablir  une  maison  de 
son  ordre  (l'Adoration  perpétuelle  du  Très-Saint-Sacrement). 
Nous  passâmes  quelques  jours  dans  l'intérieur  du  couvent; 
ma  tante  espérait  que  je  pourrais  y  prendre  le  goût  de  la  vie 
religieuse...  Mais  tout  en  respectant  profondément  les  per- 
sonnes qui  s'y  dévouent,  j'avoue  que  j'en  ai  rarement  vu 
d'assez  parfaites  pour  me  faire  comprendre  la  nécessité  de 
ce  mode  de  salut.  —  Le  marquis  de  Forbin  des  Isnards  nous 
loua  une  partie  de  son  logement,  qui  était  très  convenable. 
Les  anciens  hôtels  à  Avignon  sont  généralement  distribués 
noblement.  La  société  y  était  bienveillante  et  distinguée  à  cette 
époque.  M.  et  Mme  de  Forbin-Janson  recevaient  beaucoup  de 
monde.  Le  comte  Palamède  et  sa  première  femme,  Mlle  de 
Septeuil,  habitaient  avec  eux.  La  société  était  restée  très  aris- 
tocratique et  sans  mélange;  presque  tous  les  noms  étaient 
connus  (1),  les  Gramont-Gaderousse(Mme  de  Gramont,  née  de 
Vassé),  Mmes  de  Bernis,  de  la  Fare,  de  Tournon,  des  Isnards, 
de  Piolenc  (née  de  Virieu),  de  Bausset,  de  Javon-Billioty, 
d'Honorati,  de  Calvière  (née  de  Saint-Priest),  de  Lépine,  de 
Raousset,  de  Liautaud,  de  Caumont,  de  Monteynard,  de  Sinetti, 
de  Montfaulcon,  de  Forbin  des  Isnards,  de  Pluvinel...  Vous 
ne  vous  doutez  pas  que  je  parle  de  la  sœur  de  deux  reines? 
Mme  de  Pluvinel  était  née  Glary,  sœur  des  reines  d'Espagne 
et  de  Suède;  son  mari  était  un  gentilhomme  de  Provence; 
c'était  un  excellent  ménage,  sans  ambition^  sans  prétention. 


(1)  Il  y  avait  encore  à  Avignon  plusieurs  familles  qui  étaient  venues 
d'Italie,  pendant  le  séjour  des  Papes,  les  Gabrielli,  Crisolii,  Bernucelli,  etc. 


46  SOUVENIRS 

M.  de  Pluvinel  était  resté  fidèle  aux  vieilles  modes  monar- 
chiques; il  était  coiffé  à  l'oiseau  royal  et  poudré  à  blanc;  sa 
femme  avait  de  très  belles  robes,  cadeaux  de  ses  royales 
sœurs,  qu'elle  s'excusait  presque  de  mettre;  elle  était  simple  et 
jolie,  petite  et  toute  ronde,  avec  une  sorte  de  dignité  cepen- 
dant; je  n'ai  vu  personne  faire  plus  de  cérémonie  pour  passer 
la  première  à  une  porte,  sans  aucune  affectation  ridicule. 

Mme  de  Janson  voulait  qu'on  s'amusât  chez  elle,  par  une 
bonne  raison  :  elle  voulait  s'amuser  elle-même;  elle  donnait  de 
jolies  fêtes>  dont  sa  belle-fille,  Mme  Palamède,  lui  aidait  à  faire 
les  honneurs,  froidement  mais  poliment.  Cette  société  avait  sa 
coterie  élégante  et  impertinente,  ses  intrigues,  ses  malices,  ses 
petites  noirceurs  même  ;  j'y  fus  traitée  avec  indulgence. 

L'amitié  si  vive,  si  affectueuse  que  m'a  témoignée  Mme  la 
chanoinesse  Alexandrine  de  Forbin  ne  s'effacera  jamais  de 
mon  cœur.  Nos  appartements  n'étaient  séparés  que  par  une 
porte,  d'abord  fermée,  peu  à  peu  ouverte  par  intervalles  et 
enûn  constamment  ouverte. 

Le  marquis  de  Forbin,  père  de  Mme  Alexandrine,  du  comte 
Henri  (qui  a  été  député  sous  la  Restauration),  de  Mme  de  Cor- 
wasi  et  d'Amédée  de  Forbin,  était  un  beau  et  saint  vieillard. 
Sa  jeunesse  avait  été  orageuse  :  il  avait  été  philosophe,  emporté 
par  des  passions  ardentes,  environné  de  séductions;  il  était 
riche  et  beau.  Marié  dans  ces  belles  dispositions,  il  fut  un  mari 
probablement  peu  fidèle  ;  sa  femme  était  très  pieuse,  elle  ne 
cessait  de  prier  pour  sa  conversion  ;  ses  douces  exhortations 
n'avaient  fait  aucune  impression.  M.  de  Forbin  se  rendait  un 
jour  à  une  pressante  invitation  :  il  fut  surpris  inopinément 
par  un  de  ces  violents  orages  du  Midi,  suivis  de  torrents  de 
pluie  et  de  coups  de  vent  effroyables  ;  il  se  trouvait  à  peu  de 
distance  d'une  église,  il  n'eut  que  le  temps  de  s'y  précipiter 
pour  éviter  la  bourrasque.  Un  religieux  prêchait;  c'était  un 
homme  simple  dont  les  paroles  n'étaient  pas  éloquentes,  mais 
persuasives.  A  l'instant  même  où  le  marquis  de  Forbin  entrait 
dans  l'église,  le  religieux  élevait  la  voix  et  citait  un  passage 
de  l'Écriture  (je  n'ai  pas  osé  demander  lequel).  Cette  parole 
vint  frapper  le  pécheur  au  cœur;  terrassé  comme  saint  Paul, 


DE  LA  BARONNE   DU  MONTET  47 

il  fut  obligé  de  s'appuyer  contre  un  pilier  de  Téglise;  il  y  était 
encore  abîmé  dans  ses  réflexions,  lorsque  la  foule  se  fut  écou- 
lée. Le  religieux  priait  près  de  l'autel,  le  marquis  de  Forbin 
s'approcha  de  l'homme  de  Dieu  en  fondant  en  larmes  et  com- 
mença une  confession  générale...  Il  rentra  chez  lui  entière- 
ment changé...  Vous  comprendrez  la  joie  de  sa  femme. 

Mme  Alexandrine  de  Forbin  avait  été  élevée  en  Normandie 
dans  l'abbaye  dont  Mme  de  Belzunce,  sa  tante,  était  abbesse  ; 
elle  s'y  était  intimement  liée  avec  une  de  ses  jeunes  compa- 
gnes, avec  laquelle  elle  était  restée  en  correspondance  jusqu'à 
la  Révolution,  avec  Charlotte  Gorday.  Combien  je  regrettais 
qu'elle  eût  été  obligée  de  brûler  ces  précieuses  lettres  !  A  en 
juger  par  les  lettres  de  ma  chère  et  aimable  amie,  l'éducation 
dans  l'abbaye  de  Mme  de  Belzunce  devait  être  très  négligée, 
<  J'écris  comme  une  cuisinière  »,  me  disait-elle  souvent. 
Hélas!  cela  était  rigoureusement  vrai^  mais  quel  excellent 
cœurf  quelle  ardente  piété,  quelle  charité  et  quelle  fidèle 
amitié  t 

Mme  de  Bausset,  sa  cousine  (belle-sœur  du  cardinal),  me 
témoigna  aussi  beaucoup  d'intérêt,  mais  ce  n'était  ni  le  cœur, 
ni  la  franchise  turbulente  de  Mme  Alexandrine.  Elle  me  par- 
lait souvent  des  inconvénients  d'épouser  un  veuf  ayant  des 
enfants  :  M.  de  L.  G.  son  beau-frère,  chez  lequel  elle  habitait, 
était  veuf  d'une  de  ses  sœurs;  je  savais  qu'il  avait  parlé  de 
moi  très  obligeamment;  elle  cherchait  à  scruter  mon  cœur; 
je  m'en  aperçus  et  lui  lis  confidence  de  mon  mariage  déjà 
arrêté  avec  M.  du  Montet  et  retardé  seulement  par  les  cir- 
constances politiques. 


MON  MARIAGE 

J'ai  épousé  à  Vienne,  en  Autriche,  M.  le  baron  du  Montet, 
chambellan  de  Sa  Majesté  l'empereur  d'Autriche.  M.  du  Mon- 
tet était  alors  condamné  à  mort  par  Tempereur  Napoléon, 
comme  Français  au  service  étranger  et  ne  pouvait  venir  chez 
ma  grand'mère  de  la  Fare.  Comme  le  projet  en  avait  été  fait 


48  SOUVENIRS 

avant  la  campagne  de  4809,  ma  belle-mère  vint  me  cherchera 
Nancy,  où  ma  mère  me  conduisit.  Nous  en  partîmes  le  18  no- 
vembre 1810.  Je  fus  reçue  à  Vienne  par  mon  oncle  de  la  Fare, 
évèque  de  Nancy,  qui  avait  fait  mon  mariage,  étant  très  lié 
avec  la  famille  de  M.  du  Montet.  11  me  reçut  avec  une  vive 
affection.  J'étais  attendue  chez  M.  le  maréchal  comte  de 
Ferraris,  son  ami,  et  je  fus  accueillie  de  la  manière  la  plus 
aimable  par  sa  fille,  la  comtesse  de  Zichy. 

Je  fus  mariée  le  21  décembre  1810,  par  le  prince-archevêque 
de  Vienne,  comte  de  Hohenwart,  dans  la  chapelle  de  son 
palais;  nos  témoins  furent  le  marquis  de  Beaufort,  ami  de 
mon  oncle,  et  M.  de  Besson^  ami  de  la  famille  de  M.  du  Montet. 
L'archevêque  nous  fit  un  discours  très  paternel  :  le  respectable 
prélat  avait  une  amitié  toute  particulière  pour  mon  mari,  dont 
la  réputation  toute  chevaleresque,  les  nobles  sentiments  et  la 
valeur  brillante  avaient  acquis  Testime  générale. 

Je  me  mariai  à  neuf  heures  du  soir;  une  voiture  du  maré- 
chal, attelée  de  quatre  chevaux  superbes,  me  conduisit  au 
palais  archiépiscopal;  la  nombreuse  livrée  de  l'archevêque 
nous  attendait  échelonnée  sur  l'escalier,  avec  des  torches. 
M.  du  Montet,  toujours  généreux,  leur  fit  remettre  200  florins. 
Le  curé  de  la  cathédrale  de  Saint-Etienne  et  plusieurs  ecclé- 
siastiques de  la  maison  de  l'archevêque  assistaient  à  mon 
mariage  (1). 

(1)  Voici  l'extrait  d'une  lettre  que  la  comtesse  Isabelle  Rzewuska,  depuis 
comtesse  de  Waldstein,  écrivait  à  sa  belle-sœur,  la  comtesse  Rosalie 
Rzewuska,ncc  princesse  Lubomirska,  en  décembre  1810,  à  propos  de  mon 
mariage  : 

«  Vous  vous  étonnerez  quand  je  vous  dirai  qui  s'est  marié,  le  20  de  ce 
mois,  dans  la  chapelle  de  TArchevôché,  avec  une  gentille  petite  femme 
qu'on  lui  a  amenée  de  France.  Un  ûdèle,  un  proscrit,  un  homme  qui 
dans  six  mois  se  trouvera  exposé  à  n'avoir  ni  feu  ni  lieu;  quand  un 
usurpateur  le  poursuit,  que  son  souverain  l'abandonne,  une  femme 
vient  du  milieu  de  ses  ennemis  pour  s'associer  à  son  sort,  et  com- 
penser tant  de  malheurs.  C'est  le  jeune  et  vaillant  du  Montet  qui  a 
épousé  Mlle  de  la  Boutetiëre  de  Saint-Mars,  la  nièce  de  l'évoque  de 
Nancy.  L'évéque  arrange  cela  par  lettres  depuis  deux  ans.  La  dernière 
guerre  y  avait  mis  obstacle;  maintenant  Mme  du  Montet  a  été  cher- 
cher la  future,  puisque  le  monsieur  ne  pouvait  rentrer.  Elles  sont 
arrivées  &  bon  port,  et  les  voilà  mariés,  amoureux,  heureux  et  faisant 
la  joie  de  cette  admirable  famille.  La  jeune  personne  est  charmante,. 


DE   LA  BARONNE  DU  MONTET  49 

PREMIÈRE   ENTREVUS 

Ma  première  entrevue  avec  M.  du  Montet  se  fit  d'une  ma- 
nière singulière.  Nous  étions  arrivées  avec  Mme  du  Montet,  ma 
future  belle-mère,  presque  au  terme  de  notre  voyage  et  étions 
attendues  à  dîner,  pour  ce  même  jour,  6  décembre,  chez  le 
baron  et  la  baronne  de  Bœsner  (ma  belle-sœur),  lorsqu'à  un 
quart  de  lieue  de  Tavant-dernier  relai  de  poste  de  Siegards- 
kîrch  une  des  roues  de  la  voiture  se  brisa.  Nous  versâmes 
très  doucement,  la  route  était  superbe  ;  on  releva  un  peu  la 
voiture  dans  laquelle  nous  restâmes,  parce  qu'il  tombait  un 
petit  brouillard  assez  froid;  le  domestique  était  allé  en  toute 
hâte  chercher  des  secours.  Nous  étions  dans  la  position  la 
plus  incommode,  la  voiture  presque  couchée  d'un  côté  ;  cela 
ne  dérangea  pas  du  tout  Mme  du  Montet,  qui  était  très  coura- 
geuse et  très  gaie.  «  Si  nous  déjeunions,  me  ditrclle,  pour  pas- 
ser le  temps?  —  Déjeuner,  madame!...  déjeuner  dans  la  posi- 
tion où  nous  sommes!  «.J'étais  presque  écrasée  par  sa  femme 
de  chambre,  qui  n'avait  pas  de  point  d'appui  sur  le  strapontin. 
Déjeuner  ainsi  !  Pour  toute  réponse  elle  tira  d'une  des  poches 
de  la  voiture  un  morceau  de  viande  froide  et  se  mit  à  déjeuner 
de  bien  bon  appétit!...  Des  voyageurs,  le  général  Brown  et 
un  jeune  homme  qui  était  avec  lui,  apercevant  cette  voiture 
élégante  versée  au  milieu  de  la  route,  s'empressèrent  de  venir 
nous  offrir  leurs  services  ;  ils  furent  bien  étonnés  du  sang- 
froid  de  ma  belle-mère  ;  ils  allaient  à  Vienne  et  se  chargèrent 
d'un  mot  au  crayon  qui  annonçait  notre  mésaventure  et  l'im- 
possibilité où  nous  étions  d'arriver  avant  le  lendemain  matin. 
Ils  s'acquittèrent  très  obligeamment  de  cette  commission. 
Vers  neuf  heures  du  soir,  pendant  que  nous  soupions  à  Sie- 
gardskirch,  j'entendis  monter  précipitamment  l'escalier,  t  Ma- 

sans  être  belle,  douce,  timide,  aimable,  enfin  parfaite.  Je  suis  enchantée 
de  ce  mariage  sous  tous  les  rapports  ;  car  il  comble  les  désirs  de  tous 
leurs  entours;  mais  particulièrement,  j'en  suis  bien  aise  pour  l'inté- 
ressant jeune  homme.  Cela  fixera  ses  idées,  son  cœur,  son  existence  ; 
cela  lui  donnera  plus  de  calme  et  détruira  ce  petit  levain  de  morose 
qui  s'était  glissé  dans  son  imagination.  » 


50  SOUVENIRS 

dame,  dis-je  à  Mme  du  Montet,  voilà  votre  fils.  >  Le  cœur  me 
battait  bien  fort,  c  Non,  assurément  >,  me  répondit-elle,  car 
cette  brusque  entrevue  n'avait  pas  été  réglée  ainsi  par  elle  ; 
elle  dérangeait  ses  plans.  Mais  avant  qu'elle  eût  eu  le  temps 
d'achever  sa  phrase,  la  porte  s'ouvrit  impétueusement  et  M.  du 
Montet  se  précipita  dans  les  bras  de  sa  bonne  mère.  Je  le 
trouvai  tel  qu'il  était  :  beau,  chevaleresque,  sensible,  délicat. 
C'est  ainsi  que  nous  passâmes  notre  première  soirée.  Le  len- 
demain nous  parttmes  ensemble  pour  Vienne,  où  mon  oncle 
de  la  Fare  et  les  parents  de  mon  mari  nous  attendaient  avec 
impatience.  Mon  cher  Joseph  était  enchanté  d'avoir  évité  le 
cérémonial  prescrit  par  sa  petite  mère. 


MON  MARI,  M.  LE  BARON  DU  MONTET 

Je  voudrais  faire  revivre  devant  vous  M.  le  baron  du  Montet 
tout  brillant  de  jeunesse,  de  beauté,  de  courage,  tel  qu'il  était 
à  dix-sept  ans  au  combat  d'Arlon  (1793)  couché  sur  le  canon 
qu'il  venait  de  défendre,  couvert  de  sang,  proclamé  un  jeune 
héros  par  les  vieux  soldats,  aussi  généreux  qu'intrépide,  refu- 
sant, par  égard  pour  ses  chefs  et  ses  camarades,  de  demander 
cette  incomparable  croix  de  Marie-Thérèse,  que  les  puissants 
de  Tordre  l'engageaient  à  solliciter  et  lui  promettaient  d'obte- 
nir. Plus  tard,  si  hardi,  si  habile  à  la  surprise  du  mont  Caper- 
nado,  si  vaillant  à  Yoltri,  toujours  cité  et  si  brillant  au  siège 
de  Gênes;  d'une  probité  si  sévère,  après  avoir  enlevé  la  caisse 
militaire  ennemie;  calme  et  intrépide  lorsqu'en  1809  il  reste 
sur  le  champ  de  bataille  de  Bozzola,  chargé  par  l'archiduc  Jean 
de  protéger  sa  retraite,  au  passage  de  la  Piave,  et  mérite  ce 
brillant  témoignage,  signé  par  l'archiduc,  qui  reconnaît  lui 
devoir  le  salut  de  son  corps  d'armée;  heureux  et  ardent  à  la 
prise  de  Laybach,  dont  il  s'empare  la  même  année,  par  un 
coup  de  main  aussi  téméraire  que  bien  combiné. 

Condamné  à  mort  par  l'empereur  Napoléon  comme  officier 
ennemi  né  en  France,  il  fut  cependant  sollicité  plusieurs  fois 
d'entrer  à  son  service.  Le  général  Romeuf  fut  chargé  de  lui 


DE  LA   BARONNE  DU  MONTET  51 

offrir  un  régiment  et  de  grands  avantages,  s'il  voulait  quitter 
le  service  d'Autriche  et  entrer  à  celui  de  France.  M.  du  Montet 
fut  inébranlable.  J'ai  vu  plusieurs  fois  le  général  Romeuf  sortir 
de  chez  mon  mari  avec  de  grandes  démonstrations  de  regret  : 
c  Vous  serez  général  dans  un  instant,  lui  disait-il...  l'Empe- 
reur apprécie  des  généraux  tels  que  vous...  >  Mais  M.  du 
Montet  est  resté  fidèle  au  seul  serment  qu'il  ait  jamais  fait. 
Sans  doute,  il  n'a  pas  été  récompensé  selon  son  mérite. 


LA  FAMILLB  DE  MONSIEUR  LE  BARON  DU  IfONTBT.  —  LE  JEUNE 
ET  HÉROÏQUE  DESILLES,  FIANCÉ  A  MA  BELLE-SOEUR  VIC- 
TOIRE  DU  MONTET. 

Vous  ne  serez  pas  étonnés  que  je  vous  parle  avec  intérêt  et 
une  vive  affection  de  cette  noble  famille^  si  honorable  et  si 
vertueuse  qui  est  devenue  mienne,  ni  de  ce  jeune  héros  Desil- 
les,  fiancé  de  mon  angélique  belle-sœur,  Victoire  du  Montet. 
La  mort  sublime  du  jeune  Desilles  (1)  est  une  des  plus  belles 
pages  de  notre  histoire  contemporaine  et  un  triste  et  doux 
rayon  de  la  vie  de  cette  suave  et  ravissante  jeune  fille  alors, 
Victoire  du  Montet,  si  digne  d'avoir  inspiré  une  passion  si 
pure,  un  sentiment  si  profond  et  si  exalté.  M.  Desilles  blessé  à 
mort  le  31  août  4790,  à  l'affaire  de  Nancy,  en  se  précipitant 
sur  la  lumière  d'un  canon,  que  les  factieux  se  disposaient  à 
tirer  sur  les  troupes  de  M.  de  Bouille,  croyait  pouvoir  vivre 
longtemps  encore  :  son  père  et  ses  amis  partagèrent  pendant 
quelques  semaines  cette  illusion;  il  était  heureux,  car  il  avait 
le  consentement  de  son  père  et  celui  de  la  famille  de  Mlle  du 
Montet  pour  l'union  qui  était  l'objet  de  tous  ses  vœux;  il 
jetait  un  regard  ravi  dans  cet  avenir  qui,  pour  lui,  ne  devait 

(1)  Desilles  ou  des  lUes,  né  k  Saint-MaJo  le  11  mars  1767,  était  lieute- 
nant au  régiment  du  Roi-infanterie  lorsque  éclata  l'insurrection  de  la 
garnison  de  Nancy  ;  le  31  août  1790,  quand  les  troupes  de  Bouille  appro- 
chèrent, Desilles  voulut  empêcher  une  lutte  qu'il  nommait  fratricide  ;  il 
se  mit  devant  la  bouche  d'un  canon  ;  mais  ses  propres  soldats  rebelles  lui 
tirèrent  quatre  coups  de  feu.  Il  mourut  de  ses  blessures  le  17  octobre 
suivant.  (Éd.) 


52  SOUVENIRS 

être  que  de  quelques  jours  I...  Il  en  avait  un,  pourtant!, 
mais  celui  qui  fait  vivre  les  héros  dans  la  tombe  t 


AFFAIRB    DE    NANCY,    34     AOUT    4  790 

...  c  C'est  alors  qu'on  vit  un  de  ces  traits  héroïques  qui 
sufflsent  pour  immortaliser  un  homme.  MM.  Delort  et  Desilles, 
dont  la  compagnie  rangée  en  bataille  avait  la  gauche  appuyée 
à  la  Porte  (porte  neuve),  s'élancent  devant  les  canons;  Desilles 
s'écrie  :  «  Ce  sont  des  Français,  nos  amis  et  nos  frères  qui 
c  viennent  au  nom  de  l'Assemblée  nationale  pour  faire  exécuter 
«  les  décrets;  avant  que  vous  ne  tiriez  sur  eux,  je  serai  votre 
€  première  victime.  »  Les  soldats  veulent  Tarracher  du  canon 
qu'il  tient  embrassé,  il  le  serre  plus  étroitement  :  <  Tirez,  dit-il; 
c  le  boulet  ne  leur  parviendra  que  teint  de  mon  sang,  je  ne 
t  puis  voir  sans  mourir  le  déshonneur  du  régiment  du  Roi.  > 
M.  Delort  trouve  encore  assez  d'ascendant  sur  ses  soldats 
pour  décider  la  plus  grande  partie  à  le  suivre  et  à  se  retirer 
dans  son  quartier.  Desilles  reste  seul  à  lutter  contre  une  foule 
de  forcenés,  de  plus  en  plus  électrisés;  il  s'était  élancé  devant 
les  soldats  pour  arrêter  leurs  coups,  ils  font  feu  sur  lui,  il 
tombe  frappé  de  trois  balles;  le  jeune  Hoener,qui  se  trouvait 
dans  les  rangs  des  volontaires,  aperçoit  l'héroïque  jeune 
homme  couvert  de  sang  et  chancelant;  il  s'élance  à  son  secours 
au  milieu  du  feu,  enlève  Desilles  et  le  charge  sur  ses  épaules; 
une  quatrième  balle  vient  en  ce  moment  frapper  le  courageux 
officier,  elle  s'amortit  sur  un  trousseau  de  clefs  placé  dans  la 
poche  de  son  habit.  » 


DESILLES 

(Détails  recueillis  de  la  bouche  de  ma  beUe-mère,  de  M.  du  Montât  et  de 
témoins  oculaires.) 

M.  Desilles,  le  jeune  et  admirable  héros  de  l'affaire  de 
Nancy,  survécut  près  de  six  semaines  à  ses  affreuses  blés- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  53 

sures;  il  fut  enterré  à  la  Primatiale  (1)  dans  le  caveau  des 
Primats  de  Lorraine  avec  une  pompe  extraordinaire.  On  lui 
rendit  des  honneurs  que  Ton  ne  rendait  qu'à  des  princes. 
Mgr  de  la  Fare,  alors  évêque  de  Nancy,  prononça  son  oraison 
funèbre.  M.  Desilles,  père  du  jeune  héros,  arriva  à  Nancy  dès 
qu'il  apprit  l'événement  qui  faisait  la  gloire  de  son  nom  et  le 
désespoir  de  son  cœur;  il  accéda  avec  empressement,  avec 
joie,  à  la  demande  que  lui  fit  son  fils,  de  l'unir  à  Mlle  Victoire 
du  Montet  (2)  pour  laquelle  il  avait  conçu  un  attachement 
aussi  profond  que  respectueux,  une  passion  vive,  pure  et 
toute  chevaleresque.  On  avait  conservé  l'espoir  de  le  guérir  : 
les  médecins  et  les  chirurgiens,  dont  MM.  Yalentin  et  Le 
Moyne  qui  le  soignaient,  avaient  partagé  cette  erreur  et 
l'avaient  même  déjà  déclaré  hors  de  danger,  lorsque  les  symp- 
tômes de  mort  se  déclarèrent  :  la  suppuration  était  passée 
dans  le  sang,  le  danger  devint  imminent  et  irrémédiable.  Il  fut 
administré  :  Mme  du  Montet  lui  donna  les  soins  d'une  mère 
et  reçut  son  dernier  soupir.  Sa  mort  causa  un  deuil  général  : 
le  jeune  héros  conserva  jusqu'au  dernier  moment  son  courage 
et  y  joignit  celui  du  chrétien  à  celui  du  soldat;  mais  il  regretta 
vivement  sa  jeune,  son  angélique  fiancée,  belle  parmi  les  belles, 
parfaite  parmi  les  plus  parfaites.  M.  Desilles,  inconsolable  de 
la  perte  de  son  fils,  n'éprouvait  de  soulagement  qu'en  voyant 
et  en  bénissant  sa  chère  Victoire.  Il  s'échappait  souvent  et  on 
le  trouvait  baigné  de  larmes,  prosterné  sur  la  pierre  qui  recou- 
vrait la  tombe  de  son  fils. 

Qui  sait  aujourd'hui  que  le  jeune  héros  repose  sous  les 
froides  et  humides  dalles  de  la  cathédrale  ?Qu'a-t-on  fait  pour 
son  nom,  pour  sa  mémoire?  Louis  XVIII  en  recevant,  à  sa 
rentrée  en  France,  l'épée  du  vaillant  jeune  homme^  comme 
un  présent  digne  d'un  roi,  ne  devait-il  pas,  en  échange,  faire 
élever  un  monument  à  celui  qui,  un  des  premiers,  donna  un 
si  sublime  exemple  de  courage  et  de  fidélité  en  1790? 

(1)  Cathédrale  de  Nancy. 

(8)  Un  de  nos  amis,  à  Vienne,  appelait  Victoire  Vange  martyr.  Ce  nom 
Fa  bien  à  sa  beauté,  à  la  touchante  expression  de  sa  physionomie;  il  va 
bien,  hélas  t  aux  douleurs  et  aux  regrets  qui  ont  rempli  sa  viet 


54  SOUVENIRS 

M.  Desilles  avait  vingt  et  un  à  vingt-deux  ans  lorsqu'il 
mourut  (1).  Le  docteur  Yalentin,  qui  le  traita,  ne  voulut  pas 
lui  faire  l'amputation  de  la  jambe,  qui  l'eût  sauvé;  la  blessure 
était  au  genou;  le  docteur  Yalentin  avait  conservé  l'espoir  de 
le  guérir  sans  l'amputation  et  en  avait  donné  l'assurance  au 
père  du  jeune  Desilles  et  à  ses  nombreux  amis.  Mme  la 
baronne  du  Montet  avait  caché  à  sa  fille  l'impression  qu'elle 
avait  faite  sur  cet  admirable  jeune  homme  et  la  demande  de 
sa  main;  la  belle  et  innocente  fiancée  ne  l'apprit  que  par  les 
cris  de  désespoir  qui  échappèrent  du  cœur  brisé  de  M.  Desilles 
quand  il  vit  Victoire  du  Montet,  et  par  la  tendresse  paternelle 
qu'il  lui  témoigna  pendant  son  séjour  à  Nancy;  avant  et  après 
la  mort  de  son  fils,  il  voulait  toujours  l'avoir  auprès  de  lui  : 
il  pleurait  avec  moins  d'amertume,  quand  l'angélique  jeune 
fille  était  près  de  lui;  alors,  il  la  nommait  sa  fille I  sa  fille 
chérie!...  Le  jeune  Desilles  n'était  pas  beau  (2);  il  était  petit, 
de  race  bretonne^  les  épaules  larges;  il  était  grave,  studieux; 
ce  n'était  pas  un  héros  de  roman.  Sa  passion  pour  Mlle  Vic- 
toire du  Montet  était  si  délicate,  si  respectueuse,  que  presque 
jamais  il  ne  lui  adressait  la  parole^  mais  plus  ordinairement 
à  sa  sœur  Antoinette  et  surtout  à  ses  parents.  11  aimait 
tendrement  le  jeune  du  Montet,  alors  âgé  de  quatorze  ans,  ce 
bel  adolescent  si  admirablement  beau^  qui  devait  aussi,  lui, 
donner  plus  tard  des  preuves  éclatantes  d'intrépidité  et  de 
vertus  chevaleresques. 

M.  Desilles  père,  en  repassant  à  Paris  après  la  mort  de  son 
fils,  fut  reçu  par  le  roi  et  la  reine  avec  la  plus  juste  et  la  plus 
touchante  bienveillance;  le  roi  désirait  lui  accorder  quelque 
faveur  importante;  il  ne  demanda  que  son  portrait  et  celui 
de  la  reine;  ils  lui  furent  envoyés,  comme  vous  pouvez  bien 
le  penser. 

(1)  M.  Desilles  avait  trois  sœurs  :  Mme  de  la  Fouchais,  yictime  de  la 
fureur  révolutionnaire  ;  Mmes  de  Virel  et  d'Aleyrac. 

(2)  Mme  la  baronne  de  Bœsner,  Victoire  du  Montet,  la  belle  fiancée  du 
jeune  Desilles,  a  légué  son  portrait  en  miniature,  très  ressemblant,  à 
Victor  de  Genouillac,  son  filleul,  comme  le  plus  précieux  don  qu'eUe 
pût  faire  à  un  gentilhomme  breton.  Il  sera,  je  n'en  doute  pas,  précieuse- 
ment conservé. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  55 

LE    GRAND    MONDE 

Si  j'avais  été  mattresse  de  ma  destinée,  je  Taurais  certaine- 
ment unie  à  celle  de  mon  beau,  noble,  chevaleresque  et  admi- 
rable mari  M.  le  baron  du  Montet;  mais  j'aurais  fixé  notre 
séjour  constant,  notre  résidence  habituelle  à  la  campagne,  dans 
un  manoir  confortable,  en  une  belle  situation^  entouré  de  voi- 
sins aimables  et  distingués,  au  milieu  de  propriétés  assez  con- 
sidérables pour  occuper  et  intéresser  activement.  Mon  château 
eût  été  vaste;  il  aurait  eu  d'un  côté  une  vue  pittoresque,  sévère, 
solitaire  ;  de  l'autre^  de  riantes  plaines  et  de  frais  pâturages, 
la  vue  de  quelques  clochers  et  villages  et  fermes  ;  on  a  besoin 
de  se  sentir  en  communauté  de  sécurité  et  défendu  contre  des 
attaques  malveillantes.  Ma  bibliothèque  eût  été  la  place  prin- 
cipale de  ma  maison  ;  c'est  là  où  on  aurait  trouvé  les  sièges  les 
plus  commodes,  les  fauteuils  les  plus  paresseux;  les  fenêtres 
eussent  été  immenses  et  cintrées  pour  laisser  entrer  le  plus  de 
jour  possible  et  jouir  le  soir  de  la  vue  des  étoiles  et  des  plus 
beaux  eiïets  de  nuages,  pour  lesquels  j'ai  une  vraie  passion. 

Mon  cher  Joseph  eût  été  heureux  et  adoré  dans  sa  terre  ;  il 
eût  été  l'ami  des  pauvres,  le  conseil  et  l'exemple  des  riches; 
son  esprit  actif,  ses  connaissances  variées^  ses  savantes  re- 
cherches lui  eussent  procuré  de  continuelles  jouissances,  en 
même  temps  que  ses  bienfaits  lui  eussent  épanoui  les  cœurs. 
Ah  !  si  Dieu  eût  accordé  un  fils,  une  fille  à  notre  tendre  et  inal- 
térable aiïection,  quel  sort  eût  été  plus  heureux  que  le  nôtre  f 
J  aurais  cependant  eu  un  regret,  celui  de  n'avoir  pas  vu  le 
monde;. et  pourtant  je  n'aime  pas  le  monde  ou  ce  qu'on  est  con- 
venu d'appeler  ainsi,  c'est-à-dire  la  réunion  de  la  haute  so- 
ciété à  Paris,  Vienne,  Londres,  Saint-Pétersbourg,  Rome  et 
Naples.  C'est  que  je  suis  curieme.  Ce  que  je  voudrais,  c'est 
voir  quelque  chose  de  nouveau;  mais  ce  sont  toujours  les 
mômes  choses,  et  en  vérité  presque  les  mêmes  personnes  ; 
l'ennui  ou  les  circonstances  politiques  établissent  une  certaine 
circulation  de  voyageurs  d'élite,  qui  se  retrouvent  partout, 
dans  les  nobles  salons  des  grandes  capitales,  autour  des  lacs, 


56  SOUVENIRS 

sur  les  montagnes  de  la  Suisse^  à  Rome,  à  Castellamare,  à 
Naples  et  aux  eaux.  Ces  grands  entrepôts  d'ennuyés,  ces 
bazars  d'aventuriers  et  d'aventurières,  ces  prétextes  diploma- 
tiques masqués  en  goutte,  en  sciatique  qui  ne  trompent  per- 
sonne, tous  ces  heureux  ou  malheureux  imaginaires  s'amusent 
ou  s'ennuient  de  la  même  manière.  L'usage  du  monde  est  une 
tyrannie  et,  il  faut  l'avouer^  habituellement  de  bon  goût,  mais 
qui  exclut  toute  originalité  :  la  conversation  a  son  uniformité 
comme  la  mode.  Les  événements  donnent  de  l'importance  à 
des  hommes  qui  s'y  sont  trouvés  mêlés  ;  ils  se  croient  et  on  les 
croit  aussitôt  des  hommes  importants;  ils  deviennent  des  cu- 
riosités de  salon.  Ce  sont  souvent  de  grands  noms,  vides  de 
personne,  des  ombres  décorées  qui  passent  sans  laisser  de 
traces.  On  les  a  crus  grands,  profonds  et  habiles,  parce  que  le 
temps  et  les  circonstances  se  sont  miraculeusement  mis  à  leur 
disposition  ;  on  les  a  aperçus  les  premiers,  lorsque  les  rayons 
du  soleil  ont  percé  d'affreux  brouiUards  ;  on  les  croit  infail- 
libles comme  la  Providence,  redoutables  comme  la  puissance, 
terribles  comme  la  guerre  ;  regardez  de  près  ces  hommes  cé- 
lèbres :  ils  sont  légers,  faibles,  prêts  à  faillir,  s'ils  n'ont  déjà 
failli  :  il  n'y  a  de  grave  que  les  événements. 

Mais,  me  dites-vous,  on  ne  peut  nier  qu'il  y  ait  eu  des 
hommes  remarquables  et  des  grands  hommes.  Je  le  nie  d'au- 
tant moins,  qu'il  y  en  a  eu  si  peu  qu'il  est  facile  de  les 
compter.  Et  encore,  parmi  les  incontestables,  il  y  en  a  qui  ne 
le  sont  que  par  hasard;  leur  génie,  comme  celui  de  Napoléon, 
par  exemple,  ne  se  fût  pas  développé  sans  des  circonstances 
bizarres  et  non  glorieuses.  Sans  son  mariage  avec  Joséphine, 
sans  l'inconstance  de  Barras  qui  voulait  à  tout  prix  se  débar- 
rasser de  cette  charmante  créole,  Napoléon  eût  peut-être  été 
nommé  colonel  par  Louis  XVIII  et  fût  resté  le  marquis  de  Buo- 
naparte  du  père  Loriquet.  Plaisanterie  à  part,  ce  qui  doit  encou- 
rager tous  les  ambitieux,  c'est  qu'il  est  bien  plus  facile  d'avoir 
la  réputation  d'un  homme  important  que  de  l'être  en  réalité, 
bien  plus  facile  d'être  un  homme  remarqué  qu'un  homme 
remarquable,  bien  plus  commun  d'être  l'homme  des  œuvres 
des  autres  que  des  siennes. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  57 

SOUVENIRS    Dl    TIENNE 

ISll-lSlt. 

Mme  de  Staël  disait  cet  été,  en  voyant  le  marquis  de  Bon- 
nay  (1),  qu'il  avait  l'air  du  spectre  de  l'ancien  régime.  J'ajoute 
que  l'on  pourrait  reprocher  quelquefois  à  M.  et  Mme  de  Béthisy 
de  s'en  faire  les  caricatures;  et  pourtant  quel  honorable 
ménage  î  Ils  sont  vieux  :  M.  de  Béthisy  est  un  vrai  gentilhomme 
de  cour  et  de  nom,  mais  pourquoi  danse-t-il?  (on  le  surprend 
battant  des  entrechats).  C'est  une  chose  désagréable  que  le 
désappointement  qu'on  éprouve  en  voyant  pour  la  première 
fois  des  personnes  dont  la  réputation  ou  des  événements  inté- 
ressants ont  fixé  l'attention  du  public.  C'est  ce  qui  m'est  arrivé 
en  voyant  Mme  la  princesse  Charlotte  de  Rohan  (2)  dont  le 
nom  rappelle  l'infortuné  duc  d'Enghien.  La  princesse  Char- 
lotte est  gaie  et  très  grasse;  elle  n'est  point  jolie,  elle  n'a  rien 
de  distingué,  elle  n'a  d'intéressant  que  l'expression  pleine  de 
bonté  et  de  bienveillance  de  sa  physionomie  (3).  A  propos  de 
cela,  je  me  rappelle  que  j'étais  aussi  presque  en  colère  contre 
la  tournure  du  comte  Roger  de  Damas.  Ce  nom  qui  appartient 
au  beau  temps  de  la  chevalerie  est  porté  aujourd'hui  par  un 
homme  très  aimable,  dont  la  réputation  de  valeur  chevale- 
resque est  brillante  et  bien  connue,  mais  qui  n'a  assurément 
rien  de  romantique  dans  la  tournure.  Je  ne  lui  trouve  ni  grâce 
ni  noblesse,  mais  il  a  beaucoup  de  physionomie.  Reste  main- 
tenant à  savoir  qui  a  tort  du  désappointé  ou  du  désappoin- 
tant? La  petite  queue  du  comte  Roger  de  Damas,  sa  conver- 

(1)  Charles-François,  marquis  de  Bonnay,  né  à  La  Grange,  dans  la 
Nièvre  le  22  juin  1750,  mort  à  Paris  le  23  mai  1823  ;  page  de  la  petite 
écurie,  membre  et  président  de  la  Constituante,  émigré,  ministre  &  Copen- 
hague en  1814,  pair  de  France  et  lieutenant-général  en  1815.  (Éd.) 

(2)  J'ai  vu  souvent  Mme  la  princesse  de  Rohan  à  Vienne  ;  j*ai  eu  l'hon- 
neur ^de  la  revoir  h  Paris  à  notre  retour  en  France,  elle  était  beaucoup 
moins  bonne  personne  à  Paris  qu'à  Vienne.  Je  l'ai  vue  bien  en  colère  à  un. 
concert  chez  Mme  la  duchesse  de  Berry  parce  qu'on  ne  lui  avait  pas 
réservé  une  place  privilégiée  et  qu'elle  était  mêlée  à  la  foule. 

(3)  Voir  sur  la  princesse  de  Rohan  le  livre  de  H.  Welschinger,  Le  Due 
d'Enghien  (Paris,  Pion),  p.  202  et  suiv.  (Éd.) 


58  SOUVENIRS 

sation,  son  air  vif  et  pétulant^  font  un  mélange  bizarre  de 
vieillesse  et  de  jeunesse  (4). 

On  me  racontait  que  l'ambassadeur  français  à  Vienne, 
Andrëossy,  voyant  la  grâce  et  la  noble  aisance  de  l'impératrice 
d'Autriche  (fille  de  l'archiduchesse  Béatrice  d'Esté)  le  jour  de 
son  mariage  avec  l'empereur,  s'était  écrié  :  c  Ahl  pour  celle-là, 
elle  était  déjà  impératrice  dans  le  sein  de  sa  mère.  >  La  jeune 
princesse  avait  été  élevée  dans  la  plus  grande  retraite,  ne 
voyant  personne  et  mise  avec  une  simplicité  extraordinaire. 

Mon  cher  Joseph  disait  dernièrement  :  <  Le  monde  est  un 
grand  théâtre  dont  presque  tous  les  acteurs  sont  mauvais  et 
jouent  mal  leurs  rôles  t  i 


LK    SSBVIGB    DU    COMTE    RZBWUSKI 

Vienne,  10  janvier  iSlS. 

Aujourd'hui,  en  entrant  dans  l'antique  cathédrale  de  Saint- 
ÉQènne,  on  n'apercevait  que  de  lugubres  tentures  de  deuil;  et 
lorsque  la  musique  funèbre  a  commencé^  j'ai  cru  entendre  les 
gémissements  de  toutes  les  générations  qui  se  sont  successive- 
ment pressées  sous  son  immense  vaisseau  gothique.  La  famille 
du  comte  Rzewuski  était,  je  le  suppose,  accablée  de  douleur  (je 
ne  crois  pas  cependant,  en  général,  aux  douleurs  des  dames 
polonaises;  il  y  a  presque  toujours  chez  elles  exagération  et 
exaltation  dans  l'expression  des  plus  simples,  des  plus  natu- 
rels et  des  plus  doux  sentiments).  Leur  langage,  j'allais  presque 
dire  leur  gazouillement,  a  les  plus  gracieuses  et  les  plus  musi- 
cales inflexions  de  voix;  elles  chantent  plutôt  qu'elles  ne  par- 
lent; c'est  joli  dans  la  jeunesse,  mais  ce  n'est  pas  l'accent  du 
cœur. 

Les  armoiries  du  noble  Polonais  décoraient  de  tristes  ten- 
tures, dernier  et  vain  hommage  1  Les  murs  noirs  et  antiques 
de  cette  vénérable  église,  les  longs  voiles  de  deuil  dont  étaient 


(1)  Cf.  sur  Roger  do  Damas  V Alsace  en  1814,  d'A.  Chuqukt  (Paris,  Plon)^ 
p.  91  et  399. 


D£  LA  BARONNE  DU  MONTET  59 

couverts  les  parents  du  comte,  le  temps  horrible  qu'il  faisait 
au  dehors,  le  sifQement  aigu  du  vent  qui  ébranlait  les  vitraux 
des  fenêtres,  la  belle  et  lugubre  musique,  tout  portait  Tàme  à 
une  religieuse  et  profonde  mélancolie.  Ce  luxe  de  la  mort, 
cette  pompe  et  cette  ostentation  étrangère  ont  fait  replier  mon 
cœur  vers  les  si  simples  et  si  nobles  souvenirs  du  foyer 
paternel!  Ruines  de  ma  chère  et  pauvre  Vendée,  vous  êtes 
l'orgueil  de  mon  cœur! 

En  sortant  de  la  cathédrale^  nous  avons  causé  un  instant 
avec  Mmes  de  Raigecourt.  Toutes  les  physionomies  étaient  sou- 
riantes; il  n'y  avait  pas  une  larme  ni  dans  les  yeux  ni  dans  la 
voix.  Mais  qu'y  a-t-il  de  plus  simple  que  de  voir  la  mort?... 


PBESSBNTIMBNTS 

Vienne,  1812. 

Je  ne  suis  pas  dupe  des  prétendus  esprits  forts  de  salon. 
On  fait  semblant  de  se  moquer  de  ce  qu'on  appelle  des  supers- 
titions et  de  ce  que  je  nomme  des  pressentiments.  Mais  pour- 
quoi celui  qui  a  donné  l'instinct  à  l'animal  de  s'éloigner  de 
cette  plante  qui  lui  serait  mortelle,  ou  de  cet  autre  animal 
qui  cherche  sa  destruction,  n'aurait-il  pas  donné  à  l'homme 
cet  instinct  qui  lui  fait  redouter  de  se  trouver  en  danger,  ou 
d'éprouver  un  malheur,  en  tel  lieu,  à  telle  époque?  D'où  vient 
ce  trouble  qui  s'élève  dans  le  cœur,  sans  qu'on  puisse  le 
définir,  si  ce  n'est  cette  bienfaisante  Providence,  qui  ne  veut 
point  que  les  coups  du  malheur  tombent  d'aplomb  sur  l'in- 
fortuné qui  succomberait  peut-être  à  sa  douloureuse  surprise? 
Qui  n'a  pas  éprouvé  avant  ime  grande  perte  cette  anxiété, 
cette  agitation  vague?  Qui  n'a  pas  été  persécuté  par  des  rêves 
déchirants?...  Celui-là  peut  douter  de  la  réalité  des  pressen- 
timents :  celui-là,  sans  doute,  n'est  pas  sensible,  et  Dieu,  qui 
sait  qu'il  supportera  sans  trop  souffrir  les  pertes  du  cœur, 
réserve  les  pressentiments  pour  les  âmes  moins  fortes.  A  quoi 
serviraient  les  pressentiments  à  ceux  que  les  plus  douloureuses 
réalités  n'affectent  pas?  Puissent  les  pressentiments  n'être 


60  SOUVENIRS 

réellement  qu'une  illusion,  une  maladie  de  l'âme  1  Mais  pour- 
rais-je  le  croire,  moi  pour  qui  ils  ont  été  si  vrais!  Pourquoi, 
s'ils  ne  sont  que  des  illusions,  étais-je  retenue  devant  la  porte 
de  l'appartement  de  mon  père,  en  partant  en  1803  de  la  Boute- 
tière  pour  le  château  de  Cremault  en  Haut-Poitou,  où  je  croyais 
ne  passer  que  quelques  semaines?  Les  chevaux  étaient  mis,  ma 
mère  et  ma  sœur  Henriette  étaient  déjà  en  voiture;  et  moi, 
j'étais  immobile  auprès  de  cette  porte  :  on  m'avait  recom- 
mandé de  ne  pas  troubler  le  sommeil  de  mon  père,  et  cepen- 
dant j'entrai,  je  restai  à  côté  de  son  Ut  :  je  croyais  qu'il  dor- 
mait, je  retenais  mon  souffle  pour  ne  pas  le  réveiller,  n 
entr'ouvrit  ses  rideaux,  il  pleurait.  Il  me  tendit  la  main,  il 
pleurait.  Hélas  I  un  long  et  profond  gémissement  s'échappa  de 
son  cœur;  je  pressai  sa  main  chérie  sur  le  mien,  je  sanglotai 
et  je  m'enfuis.  Je  ne  l'ai  pas  revu  depuis.  Lorsque  nous 
revînmes  à  la  Boutetière,  après  un  séjour  de  quinze  mois  à 
Cremault  ou  au  château  de  Méré,  il  n'existait  plus.  Ma  mère  et 
mon  frère  avaient  reçu  son  dernier  soupir  (1).  Ma  mère  s'était 
hâtée  de  le  rejoindre  lorsqu'elle  apprit  qu'il  était  malade;  elle 
nous  avait  laissées  chez  ma  grand'mère. 

Comment  ne  croirais-je  pas  aux  pressentiments?  Un  orage 
n'a-t-il  pas  éclaté  le  jour  du  mariage  de  ma  sœur  Henriette?  Un 
météore  n'est-il  pas  passé  près  de  nos  fenêtres?  C'était  comme 
un  globe  de  feu  sombre  et  bleuâtre.  Il  y  a  des  pressentiments 
trompeurs.  M.  du  Montet  m'a  raconté  qu'étant  en  Italie  aux 
avant-postes  il  fut  abordé  un  jour  tristement  par  un  de  ses 
camarades  qui  lui  dit  :  <  Mon  pauvre  du  Montet,  j'ai  rêvé  cette 
nuit  que  nous  aurions  demain  une  affaire  très  chaude  et  qu'un 
boulet  t'emporterait  la  tète.  —  Grand  merci  »,  lui  répondit 
le  beau  et  brave  capitaine.  Le  lendemain,  à  la  pointe  du  jour, 
la  canonnade  se  fit  entendre;  l'affaire  s'engagea,  M.  du  Montet 
s'y  distingua  et  fut  cité  dans  les  bulletins;  il  ne  fut  pas  blessé, 
quoique  constamment  au  plus  fort  de  la  mêlée;  mais  son 
camarade  prophète  fut  tué  t. . . 

(1)  Le  5  novembre  1804. 


DE  LA  BARONNE   DU  MONTET  61 

LB    BON    VIEUX    TKMPS^     POITOU    IT    VBNDÉB 

Vienne,  1812.  / 

Je  suis  trop  paresseuse  pour  faire  mon  journal;  d'ailleurs  si  ' 
cette  fantaisie  me  prenait^  si  j'avais  la  malheureuse  pensée  de  | 
mettre  de  la  méthode  dans  mes  souvenirs  (comme  si  les  sou- 
venirs pouvaient  suivre  une  marche  régulière  î),  je  craindrais 
de  faire  le  pendant  d'un  jeune  homme  très  dérangé  et  peu 
spirituel,  qui,  voulant  enfin  mettre  de  Tordre  dans  sa  conduite 
et  dans  ses  affaires,  avait  fait  un  état  de  tout  ce  qui  lui  restait.  ' 
Ce  document  commençait  ainsi  :  État  de  mon  linge  :  première' 
ment  mon  violon.  Les  personnes  qui  écrivent  un  journal  tom^  ( 
bent  presque  toutes  dans  deux  inconvénients  :  elles  parlent 
naturellement  toujours  d'elles  et  se  présentent  constamment  / 
sous  l'aspect  le  plus  favorable.  Ce  serait  effectivement  bien 
bête  d'écrire  pour  apprendre  à  ses  enfants  (si  les  enfants 
lisent  le  journal  de  leur  mère)  que  l'on  fut  ridicule  tel  jour, 
maussade,  mal  coiffée,  timide  tel  autre.  Mais  j'aime  les  sou- 
^^jftnirg-  ils  tombent  toujours  vrais,  du  cœur,  de  l'esprit  et  de 
la  plume.  Les  souvenirs  intimes  sont  comme  des  jalons  laissés 
dans  le  passé  d'une  famille;  ils  font  retrouver  la  trace  qu'elle 
a  suivie,  lorsque  ses  pas  sont  depuis  longtemps  effacés  sur  la 
terre.  J'ai  une  profonde  vénération  pour  les  grands-pères  et 
un  véritable  culte  pour  les  grand'mèresj  j'ai  toujours  écouté 
avidement  les  trop  rares  récits  dé  ma  grand'mère  de  La  Fare. 
Elle  raconte  à  merveille;  puis,  lorsqu'elle  parle  à  quatre-vingt- 
six  ans  de  sa  mère  morte  à  quatre-vingt-quinze  ans,  cela 
rejette  dans  le  beau  siècle  de  Louis  XIV.  Le  portrait  de  mes 
bisaVeuIs  (père  et  mère  de  ma  grand'mère),  suspendus  au- 
dessus  de  son  fauteuil  dans  l'imposant  costume  de  l'époque, 
ajoute  à  Tintérêt  et  même  à  l'illusion.  Ma  grand'mère  de  la 
Fare  a  été  présentée  à  la  cour  sous  Louis  XV  et  traitée  avec 
une  bienveillance  particulière  par  la  reine  Marie  Leszczynska; 
mais  ce  ne  sont  pas  seulement  les  récits  de  la  cour  qui 
me  charmaient  quand  j'étais  à  BoUène  chez  ma  grand'- 
mère; j'étais  ravie  lorsqu'elle  nous  chantait  en  riant  et  en 


62  SOUVENIRS 

patois  les  rondes  poitevines  qui  avaient  charmé  son  enfance; 
les  paroles  en  étaient  simples,  les  airs  naïfs  et  gais,  le  sujet 
presque  toujours  en  rapport  avec  d'anciens  événements  his- 
toriques. Il  y  en  avait  une  sur  le  dtic  de  Candale,  que  je  regrette 
d'avoir  oubliée.  Elle  commençait  ainsi  :  c  Le  duc  de  Caudale,  la 
flour  de  guio  pays  »^  attaqué  à  l'improviste  par  les  Anglais, 
appelle  son  page  et  lui  dit  :  «  Mon  paige^  mon  beau  paige  (les 
pages  sont  toujours  beaux),  décroche  mon  épia  (épée)  qui  a 
sous  quiau  fond  de  lid.  >  Le  beau  page  se  hâte  d'obéir,  puis  la 
ronde  finit  par  ce  refrain  triomphal  :  «  Du  premier  coup  qu'il  tirej 
quarante  il  en  touit  (tua),  du  second  coup  qu'il  tire  (c'est  toujours 
le  duc  de  Caudale),  son  épia  en  cassit.  >  Ahl  ma  pauvre  Vendée, 
si  elle  chante  encore,  célébrera  d'autres  exploits  que  ceux  du 
vaillant  duc  de  Candale;  ses  héroïques  enfants  ont  aussi 
décroché  Tépée  suspendue  près  du  foyer;  ils  l'ont  retrempée 
dans  le  sang,  hélas  f  et  fourbie  avec  les  cendres  de  Tincendie 
de  l'église,  du  château  et  de  la  chaumière  t  Mais  voyez  l'in- 
cohérence des  souvenirs,  c'est  dans  la  patrie  d'Haydn  et  de 
Mozart  que  me  revient  à  la  pensée  la  vieille  ronde  poite- 
vine. 

Je  voudrais  qu'un  poète  naïf  mît  l'histoire  de  France  en 
couplets  faciles  à  retenir,  sur  des  airs  populaires;  ce  très  court 
abrégé  de  l'histoire  nationale  serait  très  utile  et  assurément 
plus  intéressant  que  Malbrough  s'en  va-t-en  guerre.  Le  peuple 
de  France  ne  connaît  que  Dagoberty  grâce  à  la  chanson  du  bon 
roi;  je  ne  voudrais  assurément  pas  un  couplet  sur  chaque  roi, 
mais  sur  les  plus  marquants,  Clovis,  Philippe-Auguste,  saint 
Louis,  François  I*%  etc. 


LA    DAME     BLANCHK 

J'ai  entendu  raconter  à  Maria  Boissier  (1)  elle-même  Thistoire 
de  la  dame  blanche  qui  apparut  au  château  impérial  le  soir 
veille  de  la  mort  de  l'impératrice,  deuxième  femme  de  l'em- 


(1)  Cf.  sur  Maria  Boissier,  infrà,  p.  150.  (Éd.) 


D£   LA  BARONNE  DU   MONTËT  63 

pereur  François  (4).  D'abord  il  faut  savoir  que  Téglise  des 
Augustins,  paroisse  de  la  cour,  touche  au  Burg  (château), 
qu'un  escalier  y  tient  et  qu'en  passant  par  les  corridors  de  la 
résidence  impériale  on  abrège  beaucoup  le  chemin;  cette 
communication  d'aiUeurs  est  ouverte  au  public;  on  passe 
devant  les  appartements  de  l'empereur  et  des  princes,  qui  ne 
s'en  inquiètent  nullement;  des  sentinelles  sont  placées  de  dis- 
tance en  distance,  et  le  soir  on  éclaire  les  longs  corridors. 
Mme  Boissier  était  grande,  fort  pâle;  elle  avait  la  singulière 
manie  d'être  toujours  vêtue  de  blanc,  môme  en  hiver;  ses 
fourrures  étaient  de  cygne;  ses  souliers  de  velours  blanc 
garni  de  cygne;  sa  pelisse,  de  satin  blanc  idem;  elle  portait 
un  long  voile  blanc  sur  son  petit  chapeau  blanc;  des  gants 
blancs;  même  ses  livres  de  piété  étaient  contenus  dans  un  sac 
de  taffetas  blanc.  Elle  avait  la  démarche  lente  et  grave. 
Mme  Boissier  s'était  oubliée  dans  une  chapelle  de  l'église 
dont  la  porte  donnait  dans  la  sacristie.  Le  gardien  ne  l'aperçut 
pas;  il  était  tard;  on  était  au  commencement  d'avril;  l'impéra- 
trice se  mourait;  il  ferma  les  portes  :  Mme  Boissier  remarqua, 
lorsqu'elle  voulut  sortir,  qu'elle  était  enfermée;  mais  elle  con- 
naissait les  communications  intérieures  :  par  la  sacristie,  elle 
pouvait  gagner  les  cloîtres  du  couvent,  et  trouver  le  portier. 
Quand  elle  entra  dans  la  sombre  sacristie,  elle  entendit  comme 
une  exclamation  de  terreur  et  vit  fuir  un  enfant  de  chœur  qui 
achevait  de  réunir  et  de  mettre  de  côté  d'énormes  tentures 
noires  qui  avaient  servi  dans  la  journée.  L'enfant  avait  fermé 
au  verrou  la  porte  de  la  sacristie  donnant  sur  les  cloîtres.  11 
ne  resta  plus  d'autre  issue  à  Mme  Boissier  que  l'escalier  qui 
monte  au  château;  elle  s'y  dirigea;  il  est  près  de  la  chapelle 
de  l'empereur  Léopold,  dans  le  caveau  de  laquelle  on  dépose 
les  cœurs  des  personnes  de  la  famille  impériale.  En  traversant 
les  longs  corridors  faiblement  éclairés,  elle  fut  étonnée  de  la 


(1)  Marie-Thérèse,  princesse  de  Sicile»  que  François  II  avait  épousée  le 
15  août  1790  et  qui  mourut  le  13  avril  1807  après  avoir  eu  treize  enfants 
dont  Marie-Louise  (femme  de  Napoléon),  Ferdinand  I*'  (successeur  de 
François  II)  et  François-Charles  (père  de  l'empereur  actuel  François- 
Joseph  I).  (Éd.) 


64  SOUVENIRS 

pâleur  des  sentinelles;  même  un  des  soldats  lui  fit  peur,  il  venait 
de  laisser  tomber  lourdement  la  crosse  de  son  fusil  sur  la 
pierre,  ses  dents  claquaient  et  ses  yeux  étaient  effrayants  (ils 
n'étaient  qu'effrayés).  Le  lendemain  on  apprit  la  mort  de  l'im- 
pératrice, et  en  même  temps  l'apparition  de  la  dame  blanche, 
constatée  par  les  rapports  officiels  des  sentinelles;  du  gardien 
de  l'église,  qui,  rentré  par  hasard,  l'avait  vue  se  diriger  du 
sanctuaire  vers  le  caveau  et  monter  l'escalier  de  communica- 
tion; de  l'enfant  de  chœur,  qui  Tavait  vue  s'approcher  des  ten- 
tures noires,  etc.  ;  mais  surtout  par  les  rapports  unanimes  de 
toutes  les  sentinelles  à  la  même  heure  (celle  de  l'agonie  de 
l'impératrice),  qui  avaient  vu  la  dame  blanche  monter  lente- 
ment de  l'église,  vers  les  appartements  de  la  souveraine,  où 
elle  avait  disparu  à  leurs  yeux.  Tout  cela  était  vrai,  tout  cela 
était  sans  réplique;  jamais  apparition  surnaturelle  ne  fut  plus 
avérée;  Mme  Boissier,  mieux  que  personne,  pouvait  certifier 
la  marche  de  la  dame  blanche. 


DU  BONHEUR  ET  DE  LA  BEAUTÉ 

Vienne^  1S12.    - 

Une  bonne  femme  du  village  de  Hadersdorf  près  de  Vienne 
me  fit  l'autre  jour  un  éloge  très  original  de  toute  la  famille, 
t  Quelle  respectable  dame  que  la  maman  (ma  belle-mère)  (4); 
elle  prie  le  bon  Dieu  nuit  et  jour;  et  la  baronne  de  Bœsner  (2), 
une  dame  si  riche,  si  belle,  qui  ne  montre  jamais  sa  gorge, 

(1)  HlisaboUi  de  Laodrian  (des  marquis  Landriani,  comtes  do  Landriaao, 
en  Milanais),  fille  de  François  de  Landrian,  chevalier,  seigoenr  d*Alar- 
mont,  Outremécourt,  Aingeville  (en  Lorraine)  et  de  Catherine  de  Sarrazin 
de  Germainvillers,  née  le  2  mars  1747,  mariée  le  29  août  1768  à  Ferdi- 
nand de  Fisson,  chevalier,  seigneur  du  Montet  (près  Nancy),  baron  du 
Saint-Empire.  Après  Témigration,  elle  revint  à  Nancy  où  elle  mourut  le 
15  mars  1835.  (Éd.) 

(2)  Victoire  de  Fisson  du  Montet,  née  le  9  novembre  1772.  avait  été 
fiancée  à  Th^roïque  chevalier  Desilles  ou  des  Isles;  elle  émigra  à  Vienne 
avec  ses  parents  et  y  épousa,  le  20  avril  1805,  le  baron  de  Bœsner,  che- 
valier de  l'ordre  impérial  de  Sainte-Anne  de  Russie,  chambellan  de  Sa 
Majesté  l'Empereur  d'Autriche,  et  Tun  des  fondateurs  du  fort  d'Odessa. 
La  baronne  de  Bœsner  est  morte  à  Nancy  en  1850.  (Éd.) 


D£  LA   BARONNE   DU  MONTET  65 

cela  est  admirable!  Et  son  mari,  ein  so  reicher  Herr  (un  mon- 
sieur si  riche),  qui  travaille  toute  la  journée  à  son  jardin  et 
s'habille  si  mal!...  Et  le  jeune  baron  (mon mari),  celui-là  aussi^ 
un  brave  officier  si  beau  et  qui  se  tient  si  bien  à  l'église  !  Puis 
avec  une  grande  exclamation,  en  me  regardant  :  «  Euer  Gnaden, 
je  voudrais  vous  dire  quelque  chose.  —  Dites,  ma  chère.  — 
c  C'est  que  vous  êtes  si  blanche  que  vous  ressemblez  comme 
deux  gouttes  d'eau  au  tableau  de  sainte  Claire  après  sa  mort 
qui  est  dans  l'église  > .  J'ai  promis  d'aller  voir  cette  intéres- 
sante ressemblance.  Voilà  ce  qui  ferait  un  beau  panégyrique 
et  ce  qui  constitue  aux  yeux  de  ces  bonnes  gens  la  vertu  et  le 
mérite  !  Il  existe  les  mêmes  variations  dans  les  appréciations 
du  bonheiur  et  de  la  beauté.  Des  mendiants  français  s'étaient 
abrités  du  vent  d'hiver  sous  les  fenêtres  d'une  personne  de 
ma  connaissance  et  se  chauffaient  gaiement  au  soleil;  leur 
conversation  roulait  sur  la  richesse,  c  Eh  I  que  ferais-tu  si  tu 
étais  riche?  »  demanda  l'un  d'eux  à  son  camarade.  —  Moi, 
répartit  fièrement  le  gueux  J'irais  garder  les  cochons  à  cheval 
avec  des  sabots  d'or!  —  Et  moi,  reprit  nonchalamment  un 
autre,  je  mangerais  du  lard  jaune  (rance)  tous  les  jours  !  » 
Quant  à  la  beauté,  eUe  est  toute  de  convention  :  une  coquette 
est  toujours  trouvée  jolie  dans  le  monde;  une  femme  belle^ 
modeste,  eût-elle  une  irréprochable  régularité  de  traits  et  une 
taille  parfaite,  sera  toujours  critiquée,  si. . .  elle  n'est  pas  oubliée. 
Elle  n'a  pour  admirateurs  que  les  vieillards  et  n'obtient  de 
louanges  que  des  vieilles  femmes;  les  adulations  et  les  hommes 
tourbillonnent  autour  de  la  coquette. 


MONSIBUR    ET    MADAME    DE    BÉTHISY 

Hadersdorf,  iSlS  (1). 

J'ai  été  dtner  hier  à  Hietzing,  chez  Mme  de  Béthisy,  avec 
mon  oncle,  ma  belle-mère  et  Mmes  de  Raigecourt.  Nous 

(1)  Hftdersdorf,  à  une  heure  et  demie  de  distance  de  Vienne,  est  un 
petit  village  silué  dans  un  joli  vallon,  orné  de  prairies  et  abrité  par  des 
collines  couvertes  de  bois.  Le  ch&teau  (devenu  la  propriété  des  Bœsner) 


6«  SOUVENIRS 

avons  vu  et  admiré  toutes  les  curiosités  de  cette  jolie  petite 
retraite, lu  toutes  les  stances. ..  /«  repos  du  sage  et  celui  du  héros. 
J'aime  et  honore  M.  et  Mme  de  Béthisy,  je  me  réjouis  pour 
eux  des  jouissances  que  leur  bon  esprit  donne  à  leur  vieillesse  : 
ils  ont  des  illusions  de  gloire,  d'héroïsme  et  de  jeunesse,  de 
temple,  de  forêt,  de  rivière,  de  pont.  On  nous  a  conduits  en 
cérémonie  voir  deux  petits  bustes  de  l'empereur  et  de  l'impé- 
ratrice, ils  sont  placés  dan»  une  petite  niche  qu  on  appelle  le 
Temple  de  la  Reconnaissance;  on  y  arrive  par  de  petites  allées 
si  étroites  que  Ton  ne  peut  y  marcher  qu'à  la  file  les  uns  des 
autres.  Si  c'est  une  allégorie,  elle  est  bien  trouvée;  il  n'y  a 
jamais  foule  dans  le  temple  de  la  Reconnaissance,  le  bornât-on 
simplement  au  cœur  de  l'homme.  M.  de  Béthisy  nous  a  raconté 
un  trait  de  sa  vie  militaire  véritablement  beau,  chevaleresque, 
et  il  a  fondu  en  larmes  en  nous  faisant  ce  récit.  Cela  aurait  pu 
paraître  ridicule,  cela  m'a  attendrie.  Le  noble  vieillard  se  ren- 
dait justice  :  petit,  ridé  comme  il  est  très  rare  de  l'être  même 
dans  l'âge  le  plus  avancé,  son  courage  et  son  cœur  ont  con- 
servé leur  verdeur,  ainsi  que  sa  vivacité  et  son  agilité,  qui 
sont  surprenantes.  Hélas!  il  danse!  M.  et  Mme  de  Béthisy 
nous  racontèrent  leur  surprise  en  voyant  une  nuit  l'empereur 
d'Autriche  (François  II)  apparaître  et  tirer  leurs  rideaux!  Il  y 
avait  un  incendie  tout  près  du  logement  qu'ils  occupaient  au 
faubourg  Rennsweg.  Selon  son  usage,  l'empereur  s'était  levé 
et  transporté  à  cheval  sur  le  lieu  du  sinistre.  Il  voulut  se  con- 
vaincre par  lui-même  que  la  partie  des  bâtiments  qu'ils  occu- 
paient ne  courait  aucun  danger;  il  se  fit  ouvrir  silencieuse- 


est  caché  au  milieu  de  superbes  plantations.  C'est  Marie-Thérèse  qui  se 
chargea  de  le  faire  b&tir  pour  le  maréchal  Laudon  pendant  une  de  ses 
campagnes.  Le  tombeau  du  maréchal,  en  granit,  est  situé  dans  une 
partie  du  parc  plantée  avec  intention  pour  servir  d'accompagnement 
au  monument.  On  y  arrive  par  une  allée  de  sapins  dont  l'obscurité 
contraste,  d'une  manière  pittoresque,  avec  les  arbres,  les  fleurs  et  les 
arbustes  qui  entourent  le  tombeau.  On  trouve  dans  une  autre  partie 
de  ce  charmant  parc  plusieurs  pierres  de  monuments  turcs,  que  Laudon 
avait  rapportées  de  Belgrade.  Elles  sont  disposées  avec  goût  et  une  appa- 
rente négligence.  Sur  l'une  d'elles  qui  se  trouvait  sur  la  porte  principale 
de  Belgrade,  on  lit  cette  inscription  en  langue  turque  :  «  Le  soleil  tombera 
avant  que  les  chiens  de  chrétiens  ne  prennent  cette  ville.  » 


DE   LA   BARONNE  DU  MONTET  67 

ment  les  portes  par  les  domestiques  terrifiés,  mais  qui  avaient 
respecté  le  sommeil  de  leurs  maîtres.  M.  et  Mme  de  Béthisy 
se  réveillèrent  et  crurent  rêver  lorsqu'ils  virent  l'empereur  en 
grand  uniforme  ouvrir  leurs  rideaux  et  les  assurer  avec  bonté 
qu'ils  pouvaient  rester  tranquilles^  que  toutes  les  précautions 
étaient  prises,  et  les  progrès  du  feu  arrêtés  à  temps.  Le  bâti- 
ment touchait  en  effet  à  d'immenses  magasins  qui  eussent 
allumé  un  effroyable  incendie.  M.  et  Mme  de  Béthisy  devaient 
avoir  une  étrange  mine  en  bonnets  de  nuit.  Mme  de  Béthisy  a 
conservé  les  modes  du  règne  de  Louis  XV  :  corps  de  jupe  (je 
crois  que  cela  s'appelle  ainsi)  avec  cascade  de  nœuds  de 
rubans,  petit  bonnet  sur  un  chignon  long  et  fortement  crêpé 
par  son  petit  valet  de  chambre,  cuisinier  et  coiffeur,  qui  n'y  va 
pas  de  main  morte.  Un  jour,  à  Vienne,  j'entrai  chez  elle  pen- 
dant sa  toilette;  je  voulais  m'éloigner,  elle  me  fit  rester  : 
€  Venez,  ma  petite  bonne,  venez,  je  vous  en  prie,  ma  petite 
reine  »...  car  t  ma  petite  bonne  »  et  «  ma  petite  reine  »  sont 
les  expressions  habituelles  de  sa  bienveillance.  Tandis  qu'elle 
courait  après  moi  pour  me  retenir,  Isidore  la  tirait  par  les 
longs  cheveux  de  son  chignon,  qu'il  crêpait  toujours  en  fai- 
sant craquer  cheveux  et  peigne  (1). 


NAPOLÉON    ET    MARIE-LOUISE    A    PRAGUE 

Hadersdorf,  14  mai  iSlâ. 

L'empereur  et  l'impératrice  sont  partis  avant-hier;  ils  vont 
d'abord  à  Prague,  puis  à  Teplitz,  enfin  à  Dresde  (2).  MM.  de 
Metternich  et  de  Wrbna;  Mmes  O'Donnell  et  de  Lazanski; 

(1)  Mme  la  comtesse  de  Béthisy,  née  de  L'Infernat.  M.  le  général  de 
Béthisy  était  cousin  de  Mme  la  princesse  de  Lorraine  (comtesse  de 
Brionne).  J'ai  revu  Mme  de  Béthisy  à  Paris.  Elle  nous  areçus  avec  la  plus 
aimable  bonté  :  M.  de  Béthisy  était  mort;  les  regrets  de  sa  veuve  étaient 
touchants.  J'ai  vu  avec  intérêt  chez  Mme  de  Béthisy  tous  les  souvenirs 
qu'elle  avait  rapportés  de  Vienne  :  portraits  amis,  vues,  porcelaines  ; 
tous  ces  objets  d'afTection  remplissaient  son  joli  petit  appartement.  Elle 
m'a  fait  faire  une  station  devant  chacun  d'eux  ;  je  l'ai  faite  avec  plaisir. 

(2)  Où  ils  virent  Napoléon  ;  cf.  sur  cette  entrevue  les  Mémoires  de  Met- 
TBHMCH  (Paris,  Pion),  1, 120.  (Éd.) 


68  SOUVENIRS 

quatre  chambellans,  dont  les  comtes  Trauttmansdorff  et 
François  Zichy-Ferraris,  les  accompagnent.  On  dit  que  Marie- 
Louise,  après  le  voyage  de  Dresde,  fera  un  séjour  à  Prague; 
trois  archiducs  et  deux  cents  chevaux  iront  au-devant  d'elle. 
On  a  recommandé  aux  chambellans  de  parler  très  peu  aux 
Français  et  en  tout  le  moins  possible.  L'archiduc  Charles  ira 
à  Prague  pour  y  recevoir  Marie-Louise. 

NAPOLBON    IT    l'IMPBRATBICE    d'aUTRICHB 

Hadersdorf,  26  mai  181S. 

La  comtesse  Maria  Potocka,  née  Rzewuska,  est  ici  avec  le 
baron  de  Felz.  Ils  racontent  que  Napoléon  est  allé  recevoir 
l'empereur  d'Autriche  à  Dresde,  jusqu'à  Tescalier;  qu'il  Ta 
embrassé,  qu'il  a  baisé  la  main  de  l'impératrice  sa  belle-mère. 
Elle  a  été  charmante  comme  toujours  (1).  Napoléon  s'est  placé 
à  table  à  côté  d'elle;  il  en  est  enchanté.  Marie-Louise  n'est 
pas  dans  l'état  de  dépérissement  que  l'on  supposait;  elle  a 
moins  d'embonpoint;  ce  qui  la  rend  beaucoup  plus  jolie.  Elle 
a  donné  à  sa  mère  une  toilette  en  vermeil  et  douze  robes  f  Ce 
n'est  pas  un  présent  majestueux  (2).  Napoléon  est,  écrit-0Ui 
d'une  humeur  massacrante,  excepté  pour  l'impératrice  d'Au- 
triche, quïl  trouve  charmante. 

NAPOLÉON  A  DRESDE 

Hadersdorf,  30  mai  1812. 

On  parle  de  l'arrivée  à  Prague  de  l'impératrice  de  France; 
on  prépare  des  logements  pour  deux  cents  personnes  de  sa 
suite,  qui  est  magnifique. 

(1)  C'était  la  troisième  femme  de  François  II,  Marie-Lndovica-Béatrix, 
princesse  de  Modëne,  qu'il  avait  épousée  en  1808  et  qui  mourut  le  17  avril 
1816;  cf.  sur  cette  entrevue  de  Dresde  le  livre  de  Fr.  Masson,  L'Impéra- 
trice Marie-Louite,  p.  381-400.  (Éd,) 

(S)  Mais  il  fut  très  utile,  car  les  fourgons  de  l'impératrice  d'Autriche 
ont  été  si  mal  confectionoés  que  toutes  les  magnifiques  parures  se  sont 
trouvées  g&tées  par  les  pluies  d'orage  survenues  pendant  le  voyage. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  69 

Nous  avons  eu  hier  une  journée  brillante  :  la  princesse 
maréchale  (Lubomirska),  MM.  de  Saint-Priest  (1)  ;  mon  oncle.  La 
conversation  a  été  animée.  J'aime  les  commérages  politiques  : 
Napoléon  a  fait  à  son  beau-père  les  honneurs  de  Dresde;  il  a 
remercié  Mme  de  Lazanski  de  l'éducation  qu'elle  a  donnée  à 
sa  femme;  il  s'est,  dit-on,  un  peu  moqué  du  comte  François 
Zichy,  qui  lui  a  répondu  :  Oui,  Votre  Machesté.  Il  a  donné  à 
Marie-Louise  toute  la  liberté  possible  pour  entretenir  son 
père.  Leur  entrevue  a  été  des  plus  touchantes.  Le  roi  de 
Prusse  voulait  venir  à  Dresde,  mais  on  lui  a  répondu  que  ceci 
était  une  entrevue  de  famille.  Marie-Louise  ira  décidément  à 
Prague  ;  tous  les  princes  et  toutes  les  princesses  iront  la  voir. 

On  parle  de  paix  et  en  même  temps  d'une  proclamation  que 
Napoléon  doit  avoir  faite  à  son  armée  et  dans  laquelle  il 
annonce  qu'il  sera  le  15  juillet  à  Saint-Pétersbourg.  C'est  là, 
dit-ily  qu'il  mettra  des  bornes  à  l'empire  de  Russie. 


SNCORB  NAPOLÉON  A  DRESDE 

Hadersdorf,  7  juin  1812. 

Le  prince  (â)  et  la  princesse  Lichnowski  (3)  sont  venus  hier 
de  Dornbach  en  wurst,  à  travers  les  bois.  Le  prince  avait  dans 
sa  poche  une  lettre  de  Dresde  qui  contenait  des  détails  amu- 
sants. On  a  donné  un  feu  d'artifice  au  milieu  duquel  se  trou- 
vait un  énorme  soleil,  et  pour  devise  :  //  (Napoléon)  est  plus 
beau  et  plus  grand  que  lui.  Napoléon  a  dit  tout  haut  :  <  11  faut 
que  ces  gens-là  me  croient  bien  béte  f  >  Il  y  a  eu  un  superbe 
banquet  chez  le  roi  de  Saxe.  Napoléon  s'est  ennuyé  de  la  lon- 
gueur du  service,  et,  avant  la  fin  du  premier,  il  a  demandé  le 
dessert.  Le  roi  a  voulu  lui  faire  quelques  représentations,  aux- 
quelles il  a  répondu  en  demandant  le  café.  Il  a  dit  au  comte 

(1)  Ex-ambassftdeur  et  ministre  de  Louis  XVI  et  le  commandeur  de 
Saint-Pries,  son  frère. 

(2)  Père  du  prince  Edouard  et  grand-père  du  prince  Lichnowski  assas- 
shié  à  Francfort. 

(3)  Princesse  Lichnowski,  née  comtesse  de  Thun,  la  plus  noble  et  impo- 
sante beauté  et  parfaitement  aimable. 


70  SOUVENIRS 

François  Zichy,  qui  portait  Téblouissant  uniforme  de  la  garde 
hongroise  :  «  Vous  avez  un  superbe  uniforme  et  très  com- 
mode^ car  il  ne  va  à  l'armée  ni  en  temps  de  paix  ni  en  temps 
de  guerre.  >  Il  a  demandé  au  prince  Kinsky  d'où  était  sa 
femme  :  «  Sire,  elle  est  de  Tempire.  —  De  quel  empire?  — 
Sire,  elle  est  de  Coblenz  (baronne  de  Kerpen).  —  Dites  donc 
qu'elle  est  Française.  » 

Marie-Louise  a  beaucoup  pleuré  au  départ  de  Napoléon. 
Elle  est  maintenant  à  Prague.  C'est  bien  franchement  qu'elle 
l'aime.  Elle  est  singulièrement  embellie;  sa  tournure  est 
devenue  très  élégante,  par  conséquent  pas  reconnaissable.  Elle 
a  maintenant  la  plus  jolie  taille  du  monde  et  un  petit  pied 
ravissant.  Rien  n'est  plus  magnifique  que  sa  suite  :  elle  a  seu- 
lement cent  cinquante  valets  de  chambre,  garçons  d'atours, 
ou  laquais  1  L'empereur  d'Autriche  en  a  deux.  L'impératrice 
d'Autriche  a  toujours  paru  en  un  costume  hongrois  qui  lui  va 
parfaitement,  et  pour  éviter  peut-être  aussi  les  rivalités  et 
comparaisons  de  parures  :  le  costume  hongrois  est  plus 
magnifique  et  plus  élégant  que  les  modes  actuelles. 


LBIIABQUIS  DE  BONNAT 

Hadersdorf,  23  juin  iSU. 

Mme  de  Staël  est  à  Vienne.  Elle  va  en  Suède,  elle  n'est  pas 
contente  du  peu  d'enthousiasme  qu'on  lui  témoigne.  Elle  écrit 
l'histoire  de  Richard  Cœur  de  Lion,  pour  lequel  elle  est  pas- 
sionnée. On  dit  beaucoup  de  choses;  on  parle  d'hydropisie, 
de  grossesse^  d'un  M.  de  Rocca,  d'un  mariage  secret.  J'admirais 
M.  de  Bonnay,  le  c  saint  homme,  »  étendu  négligemment  sur 
un  sopha  du  petit  salon  et  nous  contant  ces  balivernes  (1).  Il 

(1)  Le  marquis  de  Bonnay  était  très  grand,  très  p&le,  blême  même  ; 
toutes  les  rides  ou  plis  de  son  visage  se  marquaient  en  rond,  ce  qui  lui 
tonnait  un  peu  de  ressemblance  avec  les  figures  représentant  la  lune 
dans  les  lanternes  magiques  ;  il  avait  infiniment  d*esprit,  se  faisait  l'ami 
des  plus  jeunes  et  jolies  femmes,  était  un  arbitre  du  bon  goût,  et  se  mêlait 
de  tout.  Nous  l'appelions  le  grand  inquisiteur.  Sa  dévotion,  très  réelle,  je 
crois,  trouvait  souvent  des  incrédules.  Il  avait  succédé  à  mon  onde  à 
Vieone  en  qualité  d'agent  (comme  on  disait  alors)  du  roi  Louis  XVIII. 


DE  LA  BARONNE   DU  MONTET  71 

nous  vient  beaucoup  de  monde  :  le  bon  maréchal  de  Ferraris, 
la  comtesse  de  Zichy,  le  marquis  de  Beaufort.  Ces  jours-ci, 
voilà  M.  Florian  de  Kergorlay,  M.  d'Andigné  et  M.  de  Bruges 
qui  arrivent  gaiement. 


EXTBAIT  D  UNE   LETTRE  DE  M .    LE  BARON  DU  MONTET 
A  SA  FEMME   SUR  MADAME  DE    STAEL. 

Brody,  16  juillet  1812.  / 

c  Mma  de  Staël  est  arrivée  et  partie.  Tu  m'as  dit  d'être  bien 
spirituel,  mais  comment  veux- tu  faire  payer  un  pauvre  diable 
qui  n'a  pas  le  sol  ?  J'ai  pensé  que  pour  me  tirer  de  cette  mau- 
vaise afiaire,  et  ne  pas  jouer  un  rôle  fâcheux  dans  les  lettres 
qu'elle  pourrait  publier  sur  Brody,  il  fallait  avoir  l'air  d'un 
bon  garçon  tout  simple^  dont  il  ne  vaut  pas  la  peine  de  parler. 
Ma  première  entrevue  a  été  un  tête-à-té  te.  Je  me  suis  assis  à 
côté  d'elle,  sur  son  canapé.  La  conversation  est  devenue  inté- 
ressante par  tout  ce  qu'elle  y  a  mis  du  sien;  et  moi,  je  suis 
tombé  dans  mes  distractions,  de  sorte  que  je  ne  sais  pas  la 
moitié  des  belles  choses  qu'elle  m'a  dites,  et  auxquelles  j'ai 
répondu  à  tort  et  à  travers.  Pauvre  Alexandrine!  que  je  te 
plains!  Mme  de  Staël  est  convaincue  que  ton  mari  n'est  qu'une 
bête;  il  n'a  dit  et  répondu  que  des  sottises.  —  Un  moment, 
madame;  c'est  tout  le  contraire.  —  Et  qui  le  dit?  Écoute. 
U  y  avait  un  quart  d'heure  que  l'oracle  parlait  sans  que 
j'eusse  rien  entendu;  ma  tête  voyageait  :  j'ai  accroché  quelques 
mots  pour  voir  de  quoi  il  s'agissait,  et  il  m'a  paru  qu'elle 
disait  que  trop  de  prévoyance  est  quelquefois  nuisible;  j'ai 
répondu  au  hasard  :  c  En  voulant  trop  prévoir  et  prévenir 
«  l'avenir,  on  échappe  le  présent;  le  présent  est  le  plus  pressé; 
<  il  faut  d'abord  y  courir.  >  Tu  n'imagines  pas  l'effet  qu'a  pro- 
duit mon  proverbe,  enfanté  par  le  hasard  et  la  distraction;  on 
l'a  appelé  neuf,  philosophique,  profond,  etc..  Ceci  n'est  pas 
tout  :  j'étais  dans  un  de  mes  bons  jours.  L'éloge  recueilli  et 
l'enthousiasme  passé,  la  conversation  a  continué,  et  moi  je 
suis  retombé  dans  mes  absences.  U  ma  semblé  qu'elle  me 


72  SOUVENIRS 

disait  qu'elle  était  persécutée  parce  qu'elle  n'avait  pas  voulu 
encenser  le  dieu  Napoléon.  J'ai  répondu  sans  y  songer  :  c  II  n'y 
c  a  donc  plus  que  trois  puissances  indépendantes  dans  le 
c  monde  :  l'Angleterre,  la  Russie  et  vous.  >  A  peine  mon  pro- 
verbe était-il  prononcé  que  je  suis  devenu  rouge  comme  un 
coq,  parce  que  j'ai  cru  que  j'avais  dit  une  sottise.  Eh  bien,  pas 
du  tout;  la  réplique  a  été  traitée  de  spirituelle,  d'originale,  et 
Ton  m'a  serré  la  main  d'attendrissement.  Je  pourrais  pousser 
mes  citations  encore  plus  loin  si  je  ne  craignais  pas  que  tu 
m'accuses  d'orgueil.  Le  soir  la  chambre  s'est  remplie,  je  me 
suis  tû;  il  y  avait  M.  le  chevalier  de  Rocca,  qu'elle  traite  plus  en 
fils  soumis  qu'en  amant  et  qui  n'a  rien  d'extraordinaire  (i);  sa 
fille,  passablement  jolie  et  qui  dormait  (2);  M.  Schlegel,  qu'elle 
a  fait  éveiller  et  appeler  en  disant  que  ces  littérateurs  allemands 
étaient  toujours  assoupis  (3);  un  médecin  de  M.  Jeroslaw 
Rzewuski,  qui  parlait  à  tort  et  à  travers;  un  homme  d'affaires; 
le  prince  Galitzin^  qui  dépensait  son  esprit;  sa  femme  qui 
l'admirait;  Mme  de  Schewaskin  qui  discutait;  le  comte  Jeroslaw 
qui  écrivait.  Le  temps  m'a  paru  un  peu  long,  à  moi  qui  ne 
désirais  que  de  voir  finir  la  séance.  On  l'a  remplie  en  donnant 
.mille  conseils  difi'érents  à  Mme  de  Staël  sur  son  voyage.  L'un 
disait  :  «  Prenez  ce  chemin.  »  L'autre  interrompait  en  disant  : 
«  Cette  route  est  meilleure.  »  Le  troisième  répliquait  :  t  C'est 
<  par  là  qu'il  faut  passer.  >  Le  quatrième  :  <  Allez  à  Odessa.  >  Le 
cinquième  :  «  A  Constantinople.  »  Le  sixième  :  «  J'irais  à  Jassy.  • 
Le  septième  :  «  Passez  par  Kiev,  pour  aller  droit  à  Pétersbourg.  • 
Le  huitième  :  c  Passez  par  Moscou.  >  Le  neuvième  :  «  Moi 
€  j'irais  à  Moscou,  mais  de  là  je  me  rendrais  à  Arkhangel.  »  Le 
dixième  :  «  Et  moi,  si  j'étais  à  votre  place. ..  vous  voulez  aller 
«  en  Suède,  n'est-il  pas  vrai?  Eh  bien,  j'irais  à  Odessa,  de  là  à 
«  Constantinople,  je  visiterais  la  Grèce;  quel  vaste  champ  pour 

(1)  On  sait  qu'elle  était  remariée  secrètement  à  ce  M.  de  Rocca,  officier 
de  hussards,  qui  a  laissé  des  Mémoirei  tur  la  guerre  des  Français  en  Es- 
pagne: cf.  sur  Rocca  le  livre  de  M.  Gautier,  Madame  de  Stail  et  Napoléon 
(Paris,  Pion).  (Éd.) 

(2)  La  future  duchesse  de  Broglie.  (Éd.) 

(3)  Guillaume  Schlegel,  ami  de  Mme  de  Staël  et  précepteur  de  ses 
enfants.  Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTËT  73 

c  votre  imagination t  je  passerais  à  Malte;  que  de  matériaux 
«  pour  les  romans!  je  me  rendrais  en  Sicile,  je  doublerais  tous 
c  les  caps  possibles  de  l'Europe,  après  avoir  passé  le  détroit  de 
t  Gibraltar,  et,  comme  cela,  j'arriverais  à  Stockholm!  •  Je 
voyais  augmenter  à  chaque  instant  l'anxiété  de  Mme  de  Staël, 
déjà  trop  inquiète;  il  y  avait  une  heure  que  je  ne  disais  mot; 
elle  m'interpelle.  <  Et  vous.  Monsieur  le  Baron,  que  feriez-vous 
à  ma  place;  j'ai  confiance  en  votre  avis.  —  Où  voulez- vous 
c  aller.  Madame,  bien  positivement?  —  En  Angleterre.  —  Vous 
■  faites  bien;  qui  craignez-vous?  —  Les  Français.  —  Avez- 

<  vous  une  carte,  faites  la  apporter...  Voilà  le  chemin  le  plus 
c  court  pour  Moscou,  prenez-le,  mais  sans  délai.  De  là  vous 

<  aviserez  à  ce  qui  vous  reste  à  faire,  mais  sans  trop  con- 
t  sulter...  A  quelle  heure  partirez-vous?  —  Demain,  à  six 
t  heures  du  matin.  —  Plus  tôt,  si  vous  pouvez.  »  La  séance 
fut  levée,  mon  rôle  était  joué,  j'ai  été  me  coucher;  crois-tu  que 
je  paraîtrai  avantageusement  dans  les  lettres  sur  Brody? 
Demande-le  à  toutes  ces  dames  qui  se  sont  donné  tant  de  peine 
à  Vienne  pour  figurer  décenmient  dans  les  lettres  sur  l'Alle- 
magne ;  mets  dans  tes  tablettes  que  Mme  de  Staël  est  née  en  1766, 
et  que  j'ai  eu  son  extrait  de  baptême  entre  les  mains.  M.  de 
Rocca  est  un  jeune  homme  sans  conséquence.  M.  Schlegel  n'est 
qu'un  dormeur;  à  propos  de  celui-ci,  il  faut  que  je  te  fasse  rire, 
n  a  présenté  son  passeport  à  notre  officier  de  hussards,  placé 
ici  aux  postes  avancés.  «  Comment  vous  appelez-vous?  — 
Schlegel.  >  L'officier  tombe  dans  une  convulsion  de  rire  qui 
nous  fait  craindre  pour  sa  rate  :  c  Schlegel  !   quel  drôle  de 

<  nom  (1)!  Est-il  permis  de  s'appeler  Schlegel!  >  Et  le  bon 
Hongrois  rirait  encore,  s'il  en  avait  le  temps.  Mme  de  Staël 
nous  a  raconté  les  scènes  comiques  dont  elle  a  été  le  sujet  à 
Léopol;  les  dames  sont  venues  la  voir  sans  la  connaître,  et  seu- 
lement pour  admirer  une  femme  auteur^  comme  la  reine  de 
Saba  venait  rendre  hommage  à  Salomon  {^).  > 

(1)  Schlegel  signifie  cuissot,  gigot.  (Éd.) 

(2)  Dons  une  autre  lettre  M.  du  Montet  dit  :  «  Madame  de  Staël  est 
laide  à  faire  peur.  »  {Éd.) 


74  SOUVENIRS 


If ARIB-LOUISK  A   PRAGUE 


HaderBdorf,  181S. 

^On  nous  écrit  des  détails  fabuleux  de  la  magoificence  de 
Marie-Louise  à  Prague  (4).  Elle  est  froide,  sérieuse,  parle  peu. 
Mais  quelle  maison!  Quelle  vaisselle  d'or!  Quels  diamants! 
Quelle  chère  exquise  I  Que  de  gens  !  Que  de  seigneurs  !  Quels 
noms!  Quelle  suite!  L'impératrice  d'Autriche  se  fait  adorer 
par  tous  les  cœurs,  elle  est  pleine  degrÂce  et  de  dignité.  Marie- 
Louise^  en  arrivant  à  Prague,  était  vêtue  d'une  tunique  courte, 
en  étoffe  très  riche^  comme  les  reines  de  théâtre  en  voyage. 

Marie-Louise  a  montré  le  portrait  de  son  fils  au  prince  de 
Ligne,  qui  lui  a  dit  qu'il  lui  trouvait  quelque  chose  de  martial 
dans  les  yeux.  <  Non,  a  répondu  Marie-Louise,  il  est  aussi 
pacifique  que  moi.  >  Gela  serait  une  drôle  de  chose,  si  le  fils 
de  Napoléon  était  un  bon  garçon. 

Napoléon  a  traité  très  vertement  le  comte  Zichy  à  Dresde, 
apparemment  en  sa  qualité  de  Hongrois,  car  il  était  le  seul.  A 
propos  de  l'insurrection  hongroise,  dans  laquelle  le  comte 
Zichy  lui  a  dit  qu'il  servait,  Napoléon  a  répondu  avec  humeur  : 
«  Cette  armée  ne  voit  jamais  l'ennemi.  »  M.  de  Zichy  à 
répliqué  que  c'était  dan§  la  constitution  :  t  Votre  constitution, 
a  réparti  l'Empereur,  n'est  plus  dans  le  système  ni  dans  les 
mœurs.  »  L'archiduc  Charles,  en  revenant  de  Prague^  a  dit 
qu'il  aimerait  mieux  aller  à  deux  batailles,  tant  il  était  fatigué 
du  costume  et  de  l'étiquette  qu'on  doit  y  observer. 


INCENDIE  A  BADBN 

Hadersdorf,  27  JTiillet  1812. 

Il  y  a  eu  hier  un  terrible  incendie  à  Baden  (2)  ;  soixante- 
cinq  maisons  ont  été  la  proie  des  flammes;  le  couvent  des 

(1)  Voir  sur  le  séjour  de  Marie-Louise  à  Prague  le  livre  de  P.  Masson 
déjà  cité,  p.  394.  {Éd.) 

(2)  Baden,  à  27  kilomètres  de  Vienne,  dans  la  basse  Autriche.  (Ed.) 


DE  LA  BARONNE   DU  MONTET  75 

augustins,  où  l'empereur,  que  ron  attendait  le  lendemain, 
devait  loger,  a  été  consumé;  les  pompes  ne  se  sont  pas 
trouvées  en  état.  L'empereur  a  fait  appeler  le  bourgmestre  et 
l'a  tancé  sévèrement.  Le  pauvre  homme,  pour  toute  excuse, 
a  dit  que  depuis  cent  ans  il  n'y  avait  pas  eu  un  seul  incendie 
à  Baden.  «  Gela  prouve,  répondit  l'empereur,  que  depuis  cent 
ans  il  n'y  a  pas  eu  un  bourgmestre  aussi  bète  que  vous.  » 


MADAME  DE  ROMBECK 

Hietzing,  27  juillet  1812. 

J'ai  été  avec  Maria  Boissier  chez  Mme  de  Rombeck,  qui  m'a 
fait  les  plus  aimables  reproches  de  n'y  être  pas  venue  plus  tôt. 
Mme  de  Rombeck  (née  Cobentzel)  (1)  est  dans  un  état  inquié- 
^tant;  elle  aura  la  consolation,  avant  de  mourir^  de  marier  sa 
nièce^  Sophie  Fagan^  avec  le  jeune  comte  Goronini,  l'héritier 
de  tous  les  biens  de  Cobentzel.  C'est  le  commandeur  de  Saint- 
Priest  qui  fait  le  mariage.  Le  Père  Antonin  voit  souvent  cette 
malade,  qui  l'est,  quoique  mortellement,  dit-on,  aussi  aimable- 
ment et  aussi  gaiement  que  possible.  L'esprit  sert  à  tout, 
môme  à  bien  mourir.  M.  de  Rombeck  dormait  et  ronflait  pro- 
fondément un  après-diner.  c  Monsieur  de  Rombeck,  s'est-elle 
écriée  de  manière  à  le  réveiller  en  sursaut,  pendant  que  vous 
êtes  debout,  voudriez-vous  bien  sonner?  > 

Mme  de  Staël,  à  son  passage  à  Vienne,  a  dtné  chez  M.  Arn- 
stein  (2).  M.  de  Kolembach  était  placé  à  table  à  côté  d'elle. 
Après  un  long  silence  :  <  Madame,  que  vous  est  M.  Schlegel? 
—  Monsieur,  j'avais  pris  M.  Schlegel  pour  être  le  précepteur 
de  mon  fils,  mais  je  l'ai  trouvé  au-dessus  de  son  état.  > 

(1)  C'était  la  sœur  du  comte  Louis  de  Cobentzel  (Hogendorp,  Mém., 
p.  237).  (Éd.) 

(S)  Voir  sur  le  banquier  Amstein  et  sa  femme  les  Mémoirei  de  Hogen  • 
d^FP^I^-  234,  et  de  Lôwenstern,  i,  p.  95.  (Éd.) 


76  SOUVENIRS 


MABIK-LOUISE  ET  MÀDAIIB  DX  MONTBBELLO 

14  août  1812. 

Hadersdorf  revient  à  la  mode.  Le  maréchal  de  Ferraris  et 
la  comtesse  Zichy-Ferrarîs  ont  dîné  ici.  Le  comte  François  est 
bien  amusant;  il  fait  de  beaux  récits  de  làNapoléonerie.Uirome 
^Mme  de  Montebello  ravissante.  «  ^  Napoléon,  nous  dit-il,  ne 
pouvait  faire  un  meilleur  choix  pour  Marie-Louise;  la  duchesse 
est  belle  et  digne,  sage  et  aimable  (4).  »  Napoléon  ne  met- 
tait aucune  discrétion  dans  ses  rapports  conjugaux  avec  Marie- 
Louise  à  Dresde;  il  paraissait  vouloir  les  faire  connaître 
presque  officiellement;  c'était  aussi  une  sorte  de  luxe. 


HAMZ  MICHEL 

15  novembre  1812. 

Je  veux  donner  une  place  à  Hanz  Michel,  bon  paysan  autri- 
chien, dans  mon  livre  de  souvenirs.  Lorsque  je  me  suis  levée 
ce  matin,  ma  femme  de  chambre  m'a  conté  qu'un  paysan 
était  dans  l'antichambre  depuis  deux  heures^  qu'il  avait  une 
grosse  oie  toute  vivante  sous  son  bras,  et  qu'il  demandait 
instamment  de  parler  à  mon  mari.  Comme  elle  unissait  son 
récit,  mon  cher  Joseph  lui-même  est  venu  me  prier  de  venir 
voir  ce  paysan.  J'ai  passé  dans  son  cabinet,  où  j'ai  trouvé 
Hanz  Michel  couvert  de  peaux  de  mouton,  avec  une  figure 
épanouie.  —  «  Voilà  ma  petite  femme,  lui  a  dit  mon  mari. 
—  Ainsi  vous  êtes  marié  et  voilà  la  gracieuse  dame,  a  repris 
Hanz;  que  Dieu  vous  bénisse...  Dans  toute  l'Autriche,  a-t-il 
ajouté  en  joignant  les  mains,  il  n'y  a  pas  d'homme  aussi  bon 
que  le  major  du  Montet;  l'empereur  (2)  lui-même  n'est  pas 
aussi  bon.  Je  n'étais  qu'un  pauvre  soldat  à  son  service,  je 
n'avais  pas  une  seule  chemise  quand  j'y  suis  entré,  et  lorsque 

(1)  Sur  Mme  de  MontebeUo,  cf.  Pr.  Masson,  Marie-Louite,  p.  163-182.  (Éd.) 

(2)  L'empereur  t...  c'était  pour  le  paysan  le  synonyme  de  la  plus  par- 
faite, de  la  suprême  bonté. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  77 

je  Tai  quitté,  je  ne  manquais  de  rien.  Il  m'a  fait  obtenir  mon 
congé;  depuis  lors  j'ai  fait  un  héritage;  je  suis  devenu  bien 
riche,  je  lui  dois  tout.  J'ai  dit  à  nos  femmes  :  c  Engraissez  bien 
c  une  oie,  la  plus  belle  que  nous  ayons;  je  veux  aller  à  Vienne 
c  voir  le  baron  du  Montet.  >  Le  bon  Hanz  Michel  n'aurait  pas 
fini  de  parler,  si  sa  grosse  oie  n'avait  interrompu  la  conver- 
sation par  ses  cris.  Joseph  l'a  acceptée  avec  attendrissement, 
et  Hanz  Michel,  en  s'en  allant,  disait  les  larmes  aux  yeux,  à 
nos  gens  :  <  Oh  !  si  je  pouvais  encore  trouver  quelque  chose 
chez  nous  qui  lui  fasse  plaisir  I  > 

Je  descendais  pour  aller  conter  cela  à  Victoire  (1)  lorsqu'un 
jeune  homme  d'une  assez  bonne  tournure  se  précipita  vers 
la  porte,  au  moment  où  le  domestique  m'ouvrait  la  grille  qui 
donne  sur  l'escalier.  Il  avait  entendu  la  voix  de  mon  mari^  il 
voulait  aussi  le  voir.  Nos  gens  l'avaient  renvoyé  plusieurs 
fois,  le  prenant  pour  un  de  ces  mauvais  sujets  mendiants  qui 
obsèdent  à  Vienne,  c  Mes  chevaux  sont  déjà  mis,  je  vais 
partir  pour  la  Bohème,  je  suis  venu  plusieurs  fois  inutilement 
pour  vous  voir;  enfin  je  vous  trouve,  je  puis  enfin  vous 
remercier.  Sur  votre  attestât,  Fempereur  vient  de  me  nommer 
contrôleur  des  postes  à  Czaslau  (2)  ;  voilà  ma  fortune  faite  !  > 
Et  en  disant  cela  le  bon  jeune  homme  baisait  à  plusieurs 
reprises  les  mains  de  Joseph.  ■  Que  Dieu  le  bénisse,  cet  excel- 
lent Joseph  » ,  dis-je  aussi  en  pensant  à  Hanz  Michel,  et  au  con- 
trôleur des  postes  de  Czaslau,  et  à  tant  d'autres  belles  actions  de 
la  vie.  Ah  t  si  je  pouvais  écrire  tous  les  bienfaits  de  M.  du  Mon- 
tet, tous  les  dévouements  généreux  et  sublimes  qu'il  enve- 
loppe et  cache  sans  cesse  sous  le  voile  de  son  inaltérable 
modestie^  on  m'accuserait  peut-être  d'exagération;  mais^  je  le 
dis  ici  avec  l'orgueil  du  cœur  et  la  plus  exacte  vérité^  jamais 
plus  de  courage  et  de  douceur,  plus  d'intrépidité  et  de  vail- 
lance n'ont  été  réunis. 

(i)  La  baronne  de  Bœsner,  belle-sœur  de  la  baronne  du  Montet.  (Éd.) 
(2)  Czaslau,  capitale  du  cercle  du  môme  nom,  en  Bohème  ;  Frédéric  II 
y  battit  les  Autrichiens  en  1742.  (Éd.) 


78  SOUVENIRS 


UNE   SOIREE  CHEZ  UN  BANQUIER 

Octobre  1812. 

Il  y  a  loin  de  nos  réunions  de  la  Vendée  et  du  grave  salon 
de  ma  grand'mère  de  la  Fare  à  la  vie  agitée  de  Vienne!  Quel 
élégant  tourbillon  de  riens,  quel  joli  ouragan  de  petites  choses! 
\  /  Les  hommes  sont   aux  chasses^  les  femmes  s'occupent  des 

/  modes  nouvelles;  on  se  demande,  où  Ton  ira,  qui  donnera  des 

bals  cet  hiver;  on  les  compte  d'a<srance,  et  l'on  fait  des  visites 
chez  les  personnes  qui  laissent  entrevoir  leurs  intentions. 

J'ai  été  il  y  a  quelques  jours  souper  chez  la  comtesse  Zichy- 
Ferraris.  Plusieurs  personnes  y  arrivèrent  successivement,  en 
quittant  la  magnifique  fête  que  donnaient  ce  même  soir  M.  et_ 
Mme  Geymûller.  La  princesse  Kaunitz  entra  la  première  en 
faisant  des  cri*  ^  suffocation  ;  on  l'entoura,  on  lui  donna  de 
Tair  avec  un  éventail,  t  Ah!  je  meurs!  Quelle  cohue!  Quelle 
chaleur!  Quel  monde!  Des  figures  que  Ton  n'a  jamais  vues!  » 
On  s'attendrit  sur  ses  souffrances;  la  jolie  princesse  s'était 
jetée  sur  un  canapé  et  pendant  qu'on  la  plaignait  de  son 
joyeux  martyre,  elle  raccommodait  les  boucles  de  ses  cheveux 
défrisés  par  la  chaleur  du  salon  de  Mme  Geymûller.  Elle  avait 
raison  de  se  désoler  :  son  rouge  était  tombé  en  partie,  ce  qui 
nuisait  à  sa  beauté.  «  Mais .  concevez-vous  ces  gens-là  de 
m'inviter?  Ah!  quelle  corvée!  »  Chaque  arrivant  fut  accueilli 
par  les  mêmes  marques  d'intérêt  et  répéta  les  mêmes  do- 
léances. Mais  voilà  la  comtesse  de  Palfy,  née  princesse  de 
Ligne  (4),  qui  entre,  belle,  fraîche  et  l'air  satisfait,  ne  compre- 
nant rien  à  ces  affectations,  t  Mais,  disait-elle  avec  une  phy- 
sionomie charmante  et  encore  tout  épanouie,  la  fête  est  magni- 
fique, d'une  élégance  rare;  la  comédie  a  été  délicieusement 
jouée  par  des  personnes  de  la  société  de  Mme  Geymiiller;  il  y 
a  eu  des  tableaux  admirables,  des  décors  ravissants,  force 
fleurs  et  jolies  personnes,  foule  énorme,  et  chaleur  à  la  vérité, 


(1)  Cf.  sur  elle  les   Mémoiret  de  la  comtesse  Potocka  (Paris,  Pion), 
p.  181.  (Éd.) 


S 


DE   LA  BARONNE  DU  MONTET  79 

mais  c'est  inévitable  :  c'est  une  des  plus  brillantes  soirées 
qu'on  puisse  imaginer,  i  La  comtesse  de  Palfy  était  très  parée, 
toute  étincelante;on  lui  en  fit  la  guerre;  les  belles  dames  de 
la  haute  société  qui  y  avaient  été  avaient  imaginé  de  se  distin- 
guer par  une  simplicité  élégante,  mais  affectée  désagréable- 
ment dans  une  telle  occasion.  La  comtesse  Palfy  s'en  est 
moquée  avec  raison;  elle  déclara  (ju'elle  se  croirait  toujours 
obligée  de  se  parer  lorsqu'elle  accepterait  une  invitation  ;  elle 
s'était  extrêmement  amusée  et  admirait  sincèrement  cette  ma- 
gnifique soirée,  où  elle  ne  trouvait  rien  à  critiquer. 

Mme  Geymûller  avait  eu  sans  doute  Tambilion  de  faire  de 
ses  salons  le  point  de  réunion  des  étrangers,  des  voyageurs 
de  distinction,  des  hommes  marquants  de  toute  condition; 
elle  avait  voulu  que  le  début  fût  éclatant,  et  elle  avait  essayé 
ce  rapprochement  entre  la  haute  noblesse  et  la  seconde;  elle 
avait  beaucoup  trop  présumé.  Les  femmes  titrées  n'y  firent 
qu'une  courte  apparition.  Mme  Geymiiller  en  eut  une  humeur 
mal  dissimulée.  L'antipathie  entre  les  deux  sociétés  est  un 
mal  incurable.  La  morgue  et  le  dédain  de  la  première  doivent 
être  bien  réellement  haïssables  pour  la  seconde^  dans  laquelle  se 
trouvent  des  hommes  et  des  femmes  d'esprit  très  distingués  : 
ceux-là  accueillent  les  célébrités  de  tous  genres,  les  poètes, 
les  auteurs,  les  artistes  en  vogue;  ils  se  réunissent  surtout 
chez  Mme  Fichier,  l'auteur  (ÏAgatkocle  et  autres  romans 
charmants,  qui  n'est  pas  même  exceptée  de  cette  absurde  ligne 
de  démarcation  aristocratique  (4). 

Mme  Geymiiller  était  gouvernante  à  Vienne  dans  une  maison 
distinguée;  elle  est  très  belle,  elle  est  Suisse,  elle  a  inspiré  une 
vive  passion  au  jeune  baron  Henri  Geymiiller,  Suisse  aussi,  et 
dont  le  nom  est  Farkener  et  noble,  mais  qu'il  a  consenti  à 
quitter  en  entrant  dans  la  maison  de  commerce  et  de  banque 
de  ses  oncles  Geymiiller.  Le  baron  Henri  a  fait  une  fortune 

(i)  Caroline  Fichier,  née  le  7  septembre  1769  et  morte  le  9  juillet  1843, 
à  Vienne;  elle  a  voulu  dans  son  Agaihocle  (1808,  3  vol.)  démontrer  l'in- 
fluence bienfaisante  du  christianisme;  elle  a  fait  surtout  des  romans  his- 
toriques, Ut  Comtes  de  Hohenberg  (1811),  le  Siège  de  Vienne  (1824),  Us 
Suédois  à  Prague  (1827),  la  Reconquête  d*Ofen  (1829).  Hennetie  d'AngUterrc 
(1832).  (Éd.) 


80  SOUVENIRS 

immense;  sa  femme  a  un  luxe  effréné;  elle  est  fantasque, 
impatiente,  capricieuse,  coquette  :  son  luxe  est  fabuleux,  ses 
dépenses  sont  folles,  et  choquent  d'autant  plus  qu'on  sait 
qu'elle  était  très  pauvre.  Ce  ménage  opulent  n'est  pas  heu- 
reux. Le  baron  Henri  est  aimable^  il  a  une  jolie  figure,  il  se  con- 
sole. Les  célébrités  quelconques  sont  le  luxe  des  hauts  salons  à 
Paris;  les  grands  seigneurs  à  Vienne  sont  celui  des  salons  artis- 
tiques; l'esprit  ne  sait  pas  prendre  son  rang;  à  qui  la  faute? 


LETTRE   DB  JOSEPH   DE  MAISTRE 

Vienne,  1818. 

J'ai  un  véritable  culte  pour  les  lettres  (de  gens  sensés,  s'en- 
tend). C'est  de  l'actualité,  l'histoire  prise  sur  le  fait.  Le 
baron  Alphonse  de  Pont  veut  bien  m'en  donner  une  adressée 
par  te  comte  Joseph  de  Maistre  à  la  baronne  de  Pont,  sa 
mère;  je  vate  en  extraire  des  passages  qui  me  semblent  très 
intéressants  : 

«  Saint-Pétersbourg,  26  novembre  (8  décembre  1812). 

<  Ce  qui  se  passe  dans  ce  moment  tient  du  prodige,  et 
lorsque  je  compare  les  mois  d'août  et  de  septembre  à  ceux 
de  novembre  et  de  décembre,  je  ne  sais  trop  si  je  suis 
éveillé!  Que  de  malheurs,  Madame,  du  côté  de  la  Russie; 
l'embrasement  seul  de  Moscou  est  d  un  genre  dont  l'histoire 
présente  peu  d'exemples;  mais  aussi  quel  succès  et  quelle 
gloire  en  sont  la  suite  t  Napoléon  est  entré  en  Russie  avec 
quatre  cent  mille  hommes  et  mille  pièces  d'artillerie  au 
moins.  Tout  cela  a  disparu,  il  y  a  dans  ce  moment  cent  cin- 
quante mille  prisonniers^^  et  l'on  travaille  au  dessin  d'un 
immense  monument  qui  va  être  élevé  à  Moscou^  et  qui 
sera  formé  du  bronze  captifs  comme  disent  les  anciennes 
inscriptions...  La  nation  certainement  a  fait  merveille,  mais 
ne  croyez  pas  cependant  que  jamais  elle  eût  pu  se  débar- 
rasser de  Napoléon,  sans  Napoléon.  C'est  lui  qui  s'est 
trompé  en  tout;  il  a  cru  huit  ou  dix  choses  infiniment  pro- 


DE   LA   BARONNE  DU  MONTET  81 

bables,  dans  les  règles  d'une  saine  logique,  et  dont  l'une  ou 
l'autre  au  moins  paraissait  infaillible.  Le  contraire  de  toutes 
est  cependant  arrivé  :  on  pourrait  donc  l'absoudre  sur  ce 
point;  mais  admirez  cet  homme  qui  n'a  jamais  tenu  de 
conseil  de  guerre,  qui  se  vante  même  de  n'avoir  jamais  pris 
conseil  de  personne,  et  qui,  dans  cette  occasion,  s'avise  de 
tenir  trois  conseils  de  guerre  pour  les  contredire.  A  Smolensk 
ses  généraux  lui  disent  :  t  Sire,  fortifiez-vous  ici  et  passez-y 
«  l'hiver,  la  Russie  est  perdue.  —  Non,  je  veux  marcher 
t  sur  Moscou.  —  Comme  il  plaira  à  votre  sacrée  Majesté.  » 

—  Près  de  Moscou^  lorsqu'on  lui  abandonne  la  ville,  nou- 
veau conseil  de  guerre  :  «  Que  faut-il  faire?  —  t  N'entrez 
<  pas,  sire,  laissez  la  capitale  sur  votre  gauche  et  tombez 
«  sur  le  maréchal  que  vous  écraserez.  —  Non,  je  veux 
c  entrer  à  Moscou.  >  Il  y  reste  pour  le  salut  du  monde 
six  semaines.  Alors  troisième  conseil  :  «  Que  faut-il  faire?  — 
Sire,  jeter  votre  canon,  et  vous  retirer  le  plus  vite  possible. 

—  Je  ne  veux  pas.  —  Comme  il  plaira  à  votre  infaillible 
Majesté.  >  Voilà,  madame,  ce  qui  Ta  perdu  et  ce  qui  nous  a 
sauvés.  Laissez  dire  la  louange;  certainement  elle  est  bien 
fondée  en  ce  moment  et  la  nation  entière  a  fait  des  sacri- 
fices dignes  d'être  admirés  dans  les  siècles  des  siècles;  mais 
cependant  sans  Napoléon  point  de  salut.  Ce  que  les  Français 
ont  souflfert  dans  cette  campagne  ne  peut  s'exprimer;  mettez 
ensemble  la  nudité,  le  bivac,  et  le  climat,  et  votre  imagi- 
nation se  glacera;  ajoutez  toutes  les  horreurs  de  la  famine, 
et  vous  ne  saurez  plus  comment  vous  représenter  ces  souf- 
frances. Il  est  bien  constant  qu'ils  ont  vécu  de  chair  de 
cheval  frafchement  tué,  et  qu'ensuite  il  a  fallu  souvent  en 
venir  aux  charognes.  Je  voulais  douter  qu'ils  en  fussent 
enfin  venus  à  la  chair  humaine  ;  mais  je  ne  sais  plus  com- 
ment en  douter  depuis  qu'on  Tassure  de  plusieurs  côtés,  et 
qu'un  général  connu  a  écrit  ici  qu'il  avait  vu  trois  hommes 
occupés  à  en  faire  rôtir  un  quatrième.  Il  y  a  dans  ce 
moment  cent  trente  mille  prisonniers,,  traînés  dans  toutes  les 
parties  de  cet  empire  jusqu'aux  frontières  de  la  Sibérie;  on 
leur  montre  beaucoup  plus  de  charité  que  vous  ne  crol- 

c 


82  SOUVENIRS 

riez.  Cependant  combien  reverront  leur  patrie,  dix  mille 
peut-être  t  Dans  le  moment  où  je  vous  écris  nous  attendons 
les  nouvelles  les  plus  intéressantes;  on  n'a  pu  empêcher 
Napoléon  de  passer  la  Bérésina,  mais  il  lui  en  a  coûté  beau- 
coup de  morts,  de  prisonniers,  cinq  cents  voitures,  et  tout 
le  butin  de  Moscou.  L'excellent  comte  de  Wittgenstein  (le 
premier  caractère  militaire  du ,  moment)  en  a  séparé  l'ar- 
genterie des  églises,  qu'il  a  renvoyée  au  gouverneur  de 
Moscou;  tout  le  reste  a  été  livré  aux  soldats;  on  dit  que 
Tarmée  depuis  deux  mois  s'est  partagé  huit  millions  de 
roubles...  On  le  poursuit  (Napoléon),  sans  relâche;  sera-t-il 
pris,  échappera-t-il?  Quel  parti  prendront  certaines  per- 
sonnes? Qu'arrivera-t-il  en  France?  Voilà  l'Apocalypse,  ne 
touchons  pas  aux  sept  sceaux;  celui  qui  les  a  pleures,  saura 
bien  les  briser...  Qu'avez-vous  dit  du  Lépreux  de  la  cité 
d'Aoste  que  je  vous  ai  envoyé  depuis  si  longtemps?  Son 
père  est  à  l'armée,  et  attend  pour  se  marier;  pour  moi,  je 
n'ai  plus  l'espérance  de  revoir  ma  famille;  il  y  a  des  événe- 
ments qui  ne  se  répètent  jamais;  il  faut  courber  la  tête  et  se 
résigner...  i 


M.    D  ANDI6NB  ET  MONSEIGNEUR  DB  GARCA8S0NNE. 

Vienne,  1812-1813. 

_Je  prends  l'engagement  avec  moi-même  de  ne  répéter 
aucune  nouvelle  des  gazettes,  je  me  tiendrai  parole  (1).  Tout 
le  monde  se  mêle  maintenant  de  politique;  chacun  fait  mou- 
voir à  son  gré  les  immenses  masses  d'hommes  qui  cherchent 
en  ce  moment-ci  à  s'exterminer.  Je  ne  suis  point  au  niveau  de 
mon  siècle,  j'éprouve  un  frémissement  de  cœur  lorsque  j'en- 
tends raconter  que  tant  de  milliers  d'hommes  ont  été  tués. 


(1)  Nous  autres,  pauvres  enfants  de  l'ancien  régime  et  de  rémigration, 
nous  avons  été  nourris  d'épinards  et  d'horribles  gazettes.  Je  suis  restée  en 
bonne  intelligence  avec  les  épinards,  classique  nourriture  de  l'enfance; 
mais  il  m'est  resté  une  terreur  d'ennui  des  marches  et  contre-marches 
des  armées  eoalitéeit  et  des  combinaisons  des  puissances  belligérantet. 


DE   LA   BARONNE  DU  MONTET  83 

Ce  sont  les  abbés  et  les  femmes  qui  sont  les  plus  grands 
exterminateurs  de  salon;  ils  égorgent,  ils  incendient,  ils  tuent 
(en  récits)  avec  un  sang-froid  inexprimable.  La  princesse 
Lubomirska,  née  princesse  Czartoriska,  disait  il  y  a  peu  de 
jours  qu'elle  voudrait  qu'il  poussât  une  longue  barbe  aux 
femmes  qui  politiquent;  et  moi^  je  voudrais  qu'on  les  obligeât 
à  faire  une  petite  campagne^  la  plus  douce  possible,  cepen- 
dant, car  je  ne  veux  tuer  personne.  Le  salon  de  mon  angé- 
lique  belle-sœur  devient  tous  les  soirs  un  véritable  champ  de 
bataille  où  les  nouvelles,  les  armées,  les  opinions,  les  suppo- 
sitions se  discutent  ou  disputent  vivement.  Les  acteurs  sont 
habituellement  le  comte  de  Bruges,  Tex-général  vendéen 
d'Andigné,  qui  s'est  distingué  dans  la  guerre  des  Chouans,  et 
qui  a  eu  plusieurs  fois  le  bonheur  d'échapper  aux  fers  et  aux 
cachots;  ses  aventures  sont  romanesques  et  chevaleresques, 
et  à  ma  grande  satisfaction  M.  d'Andigné  n'est  pas  un  exter- 
minateur d'hommes  ou  de  gloire  nationale.  Ces  discussions 
me  fatiguent  extrêmement;  je  quitte  souvent  le  cercle,  et  je  me 
réfugie  dans  l'angle  du  salon;  appuyée  sur  un  meuble,  j'exa- 
mine toutes  les  physionomies.  Le  comte  de  Bruges,  sombre 
et  mystérieux,  garde  quelques  instants  le  silence,  puis  il 
éclate  comme  la  foudre;  sa  voix  forte  et  sonore  devient  ter- 
rible quand  il  est  animé;  son  âme  est  dans  une  étrange  agita- 
tion. 11  faut  que  les  Bourbons  remontent  sur  le  trône;  donc,  il 
faut  que  les  troupes  alliées  triomphent!  Mais  ces  victoires 
étrangères  le  désespèrent.  M.  d'Andigné  sourit  amèrement^ 
lorsqu'il  entend  annoncer  une  nouvelle  défaite  des  Français; 
il  écoute  quelques  instants  le  récit  de  la  bataille  perdue,  mais 
il  ne  peut  le  laisser  achever;  il  s'échappe  de  son  cœur  tout 
français  un  doute  qui  a  l'accent  de  l'espérance,  ou  un  rire  qui 
a  celui  du  désespohr!  Le  vieux  comte  de  Brigido  (1),  ex-gou- 
neur  de  Galicie,  tourne  ses  belles  bagues  antiques  autour  de 


(1)  Il  parlait  mal  français  et  avec  un  accent  très  italien;  il  était  grand 
amateur  de  bagues  antiques  et  en  avait  de  superbes.  Il  disait  un  jour  à 
Mme  Rzewuskaqui  lui  montrait  une  belle  émeraude.  «  Elle  ett  belle,  ma  j'ai 
vu  le»  hémorroïdes  de  llmpératrice  Marie-Tbérèso  ;  elles  étaient  grosses 
comme  ça  (il  montrait  son  poing).  » 


84  SOUVENIRS 

ses  doigts  et  murmure  tout  bas  :  <  Notre  archiduchesse  t  notre 
archiduchesse!  »  L'abbé  Gérard  bredouille  et  raconte  les 
nouvelles  de  bonne  source,  car  il  loge  chez  le  prince  de 
Trauttmansdorff.  M.  de  Vintimille,  évêque  de  Garcassonne, 
saute  jusqu'au  lustre,  et  gesticule  comme  un  Mate  itcUiano; 
sa  belle  figure  devient  celle  d'un  bouffon  italien,  sa  colère  ne 
peut  se  faire  jour  au  travers  de  ses  grimaces  :  «  La  France, 
s'écrie-t-il,  le  Roi,  la  Gour!  à  la  Gour,  vous  dis-je.  •  M.  de  Gar- 
cassonne est  tout  à  fait  le  type  d'un  évoque  grand  seigneur, 
et  pourtant  c'est  un  ecclésiastique  savant  et  très  régulier, 
mais  la  Gour  (1)! 


MU.    DE  BUBNA  BT   DE  NARBONNB 

Vienne,  !•'  mal  1813. 

M.  de  Bubna  (2)  revient  de  Paris  comblé  de  présents,  et  de 
manières  gracieuses  de  Napoléon,  une  tabatière  estimée  mille 
louis,  deux  superbes  pistolets,  et  un  magnifique  exemplaire 
des  œuvres  de  Voltaire,  quatre  gravures  admirables,  et,  ce 
qui  est  au-dessus  de  tout,  un  baiser  du  grand  homme.  Napo- 
léon l'a  embrassé  f  M.  de  Narbonne  (3)  donne  de  charmants 
déjeuners  au  Prater  et  à  l'Augarten.  Mme  Maurice  O'Donnell 
lui  montrait  malicieusement  une  bague,  sur  laquelle  se  trouve 
un  petit  cosaque  en  émail,  c  Voyez,  Monsieur  de  Narbonne, 


(1)  M.  de  Vintimille,  évêque  de  Garcassonne,  avait  la  plus  belle  et  la 
plus  noble  figure.  L'archevôque  de  Vienne,  comte  de  Hohenwarth,  lui 
avait  donné  asile  dans  son  palais  archiépiscopal,  et  la  plus  généreuse  hos- 
pitalité; mais  M.  de  Garcassonne  ne  pouvait  s'accoutumer  à  la  simplicité 
évangéiique  du  bon  archevêque  ni  à  la  cuisine  aUemando  ;  il  ne  pouvait 
dissimuler  ses  impressions  et  son  dégoût,  que  Tarchevôque  supporta  avec 
la  plus  angélique  paUence. 

(2)  Ferdinand,  comte  de  Bubna  et  Littitz,  feld-maréchal  lieutenant 
(86  novembre  1768-5  juin  1825)  ;  il  était  autant  diplomate  que  soldat; 
11  avait  négocié  avec  Napoléon  en  1805  et  en  1809,  et  il  remplaça  Schwar- 
zenberg  en  1813  à  Paris.  (Éd.) 

(3)  Louis,  comte  de  Narboone-Lara,  lieutenant-général,  ministre  de  la 
guerre  sous  Louis  XVI,  employé  depuis  1809  par  Napoléon  qui  fit  de  lui 
son  6Ùde  de  camp  et  l'avait  envoyé  comme  plénipotentiaire  au  coogrôt  de 
Prague.  (Éd.) 


DE  LA  BARONNE   DU  MONTET  8» 

que  cela  est  charmant!  >  II  a  répondu  gaiement  :  c  Ces  vilains 
cosaques  nous  poursuivent  donc  partout  >,et  il  en  a  donné 
un  en  breloque  à  Mme  O'DonnelL 


M.   DX  CARGASSONNE 

Vienne,  8  mai  1813. 

Le  comte  de  Bruges  est  revenu  d'Angleterre;  la  frayeur 
avait  tellement  dérangé  la  tète  de  son  compagnon  de  voyage, 
M.  de  Vintimille,  évoque  de  Carcassonne,  que  pour  le  forcer 
à  rester  tranquille  dans  un  moment  critique  où  le  vaisseau 
anglais  était  menacé  d'une  attaque,  M.  de  Bruges  a  été  obligé 
de  le  menacer  de  lui  faire  couper  la  tètet  Les  matelots 
s'étaient  imaginé  qu'il  leur  portait  malheur,  et  ils  l'appelaient 
le  muphii.  Il  est  aussi  mécontent  de  l'Angleterre  que  des 
autres  pays  de  l'Europe.  Il  a  le  voyage  de  Russie  si  fort  sur 
le  cœur  qu'il  disait  à  Londres^  d'une  voix  lamentable,  à  quel- 
qu'un qui  lui  parlait  de  la  retraite  de  Napoléon,  c  Ah  t  Mon- 
sieur; qu'est  ce  que  Buonaparte  pouvait  aller  chercher  dans  ce 
pays-là?  »  La  peur  en  avait  fait  un  autre  homme.  La  première 
chose  qu'il  faisait  en  entrant  dans  une  de  ces  horribles 
auberges  en  Pologne  ou  en  Russie  était  d'aller  à  la  cuisine, 
d'en  découvrir  les  pots  et  les  marmites;  les  recherches 
n'étaient  pas  heureuses.  Il  avait  laissé  croître  sa  barbe,  ses 
habits  étaient  couverts  de  poussière:  il  n'a  pas  voulu  en 
changer  une  seule  fois  pendant  cette  longue  route.  M.  l'évèque 
de  Carcassonne  était^  dans  les  habitudes  de  la  vie,  Thomme  le 
plus  sévèrement  soumis  aux  convenances  et  à  l'étiquette;  sa 
tenue  était  toujours  parfaite;  on  ne  pouvait  être  plus  régulier, 
ni  avoir  l'air  plus  grand  seigneur. 


86  SOUVENIRS 


LE    LIBUTBNANT    DE    LA  BOUTBTlàRB    A    PORTO-HBRCOLB 

On  m'écrit  que  mon  frère  (1)  s'est  extrêmement  distingue 
à  une  affaire  qui  a  eu  lieu  à  Porto-Hercole  {±);  il  devait  être, 
ainsi  que  le  commandant  qui  a  été  tué,  victime  d'une  affreuse 
trahison.  Mais  il  s'est  tiré  de  ce  danger  par  une  fermeté  éner- 
gique; il  a  conservé  le  fort  aux  Français.  Le  colonel  et  les 
officiers  ont  demandé  pour  lui  des  récompenses  :  le  régiment 
lui  a  adressé  des  remerciements  pour  sa  belle  conduite.  Le  co- 
lonel lui  écrit  :  «  Je  vous  connaissais  du  zèle  et  des  moyens; 
mais  dans  la  malheureuse  affaire  de  Porto-Hercole  vous  avez 
prouvé  que  vous  aviez  une  fermeté  énergique;  le  régiment 
vous  doit  des  remerciements.  »  La  grande-duchesse  Elisa, 
sœur  de  Napoléon,  l'a  fait  assurer  de  sa  protection  ;  elle  veut 
demander  la  croix  d'honneur  pour  lui  à  l'Empereur;  elle  lui  a 

(1)  Louis-François  Prévost,  comte  de  la  Boutetière  et  de  Saint-Mars,  né 
À  Luçon  (Vendée)  le  17  mars  1782,  nommé,  le  30  avril  1812,  lieutenant 
au  i*'  régiment  étranger,  capitaine  au  101«  de  ligne,  lieutenant-colonel 
au  3«  régiment  des  grenadiers  de  la  garde  royale,  colonel  du  10*  de  ligne, 
officier  de  la  Légion  d'honneur,  et  chevalier  de  Saint-Louis,  mort  à  Angers 
le  22  novembre  1849.  Il  avait  épousé  Flore  de  Sapinaud  de  Boishuguet. 
Dans  les  «  Élégies  vendéennes  »  (Audin,  Paris,  1824),  M.  de  Sapinaud 
dit  à  propos  de  l'atTaire  de  Porto-Hercole  : 

«  En  1813,  le  comte  de  la  Boutetière,  étant  en  garnison  à  Porto-Hercole, 
dans  la  Toscane,  y  déjoua  une  conjuration  ourdie  par  les  sous-ofllciers 
du  1"  régiment  étranger  dit  La  Tour  d* Auvergne,  dont  il  commandait 
une  compagnie.  D'accord  avec  les  canonniers  italiens  pour  livrer  la 
place  et  les  forts  aux  Anglo-Siciliens,  ils  entrèrent  pendant  la  nuit 
chez  le  commandant  qu'ils  égorgèrent,  et  les  canonniers  eussent  fait 
subir  le  même  sort  à  M.  de  la  Boutetière  sans  l'attachement  qu'avaient 
pour  lui  les  sous-oiTiciers  de  sa  compagnie.  On  se  borna  À  mettre  deux 
sous-ofTiciers  à  sa  porte.  Lorsqu'il  se  présenta  pour  sortir,  le  jour 
commençait  &  poindre,  ces  sentinelles  l'en  empêchèrent;  il  rentra, 
s'arma  de  son  sabre  et  de  ses  pistolets,  et,  abordant  de  nouveau  ses 
gardiens,  leur  dit  avec  menace  :  «  Suivez-moi.  »  Subjugués  par  sa  fer- 
meté, ils  obéissent  en  silence;  plusieurs  autres  soldats  se  rallient  à  lui  ; 
il  marche  avec  eux  vers  les  forts,  et  voit  s'enfuir  à  son  aspect  les  chefs 
de  la  révolte.  Cette  action  courageuse  fut  mise  par  M.  le  général  Dan- 
lion,  alors  colonel,  à  Tordre  de  son  régiment,  en  ces  mots  :  Il  a  sauvé, 
par  sa  prétence  d'etprit  et  sa  valeur,  Vhonneur  du  régiment.  *» 

(2)  Porto-Hercole,  sur  la  côte  de  Toscane,  appartenait  alors  au  départe- 
mont  français  de  TOmbrone.  (Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  87 

fait  témoigner  le  désir  de  le  voir.  C'est  à  la  suite  de  cette 
affaire  que  mon  frère  a  été  nommé  capitaine  (i). 

l'archiduc  charlbs 

Hadersdorf,  18  mal  1813. 

L'archiduc  Charles  est  venu  hier  à  Hadersdorf  ;  nous  étions 
à ia  messe,  personne  ne  l'attendait.  Le  baron  seul  était  dans 
sa  chambre,  se  faisant  coiffer  :  le  nouveau  laquais,  surpris, 
essoufflé,  émerveillé  d'une  visite  d'archiduc,  a  monté  les 
marches  de  l'escalier  quatre  à  quatre,  sans  s'apercevoir  que 
l'archiduc  le  suivait  et  entrait  dans  le  délicieux  petit  boudoir 
de  Victoire.  Le  baron  est  arrivé  à  la  hâte  en  pantoufles,  après 
avoir  passé  sa  redingote.  L'archiduc  lui  a  dit  :  <  Vous  êtes  à 
merveille  ;  seulement  mettez  vos  bottes,  il  fait  humide,  vous 
vous  enrhumerez.  >  Le  baron  répond  que  s'il  veut  le  souffrir 
ainsi,  il  descendra  sans  bottes,  pour  ne  pas  le  faire  attendre. 
Le  prince  est  resté  assez  longtemps,  paraissant  s'intéresser 
vivement  aux  plantes;  il  a  été  enchanté  de  notre  Hadersdorf. 
Il  était  accompagné  d'un  chambellan  et  d'un  botaniste,  avec 
lequel  il  avait  été  herboriser  dans  les  bois  de  Mauerbach  ;  il 
nous  a  donné  le  temps  de  revenir  de  la  messe. 


M.    DB    NARBONNE 

Hadersdorf,  16  mal  1813. 

Les  Français  et  les  Russes  s'attribuent  une  grande  victoire 
le  21,  à  Lutzen;  M.  de  Narbonne  a  fait  promener  hier  son 
courrier  dans  la  villQ.  La  famine  est  terrible  à  Dresde  et  dans 
toute  la  Saxe.  Les  détails  qu'on  donne  font  frémir.  Napoléon 
fait  venir  du  pain  en  poste  de  Nuremberg  pour  ses  soldats. 
Les  cosaques  ont  fait  des  fricassées  avec  six  mille  beaux  mou- 
tons mérinos  du  roi. 

(1)  La  chance  des  armes  ayant  tourné  contre  Napoléon  en  Russie  et  en 
Italie,  et  les  événements  qui  s'en  suivirent,  rendirent  le  bon  vouloir  de  la 
grande-duchesse  Elisa  inutile  pour  la  fortune  de  mon  frère. 


88  SOUVENIRS 

Napoléon  a  encore  donné  une  tabatière  à  M.  de  Bubna;  il  a 
eu  une  conversation  de  plusieurs  heures  avec  lui  ;  il  lui  a  dit  en 
parlant  des  Russes  et  des  Prussiens  :  c  Ces  gens-là  se  battent 
comme  des  diables,  mais  ils  ne  savent  pas  manœuvrer.  > 

M.  de  Narbonne  donne  toutes  les  semaines  un  dfner  de 
gourmands^  dont  les  héros  sont  :  le  comte  Dietrichstein 
(Naso)  (1),  le  comte  Zichy,  François  Zichy,  etc.  Il  y  a  eu 
avant-hier  un  délicieux  souper  chez  cet  ambassadeur,  où  Du- 
port  et  sa  femme  ont  dansé  au  son  du  violon  de  Rhode.  Luxe 
d'artiste  !  La  belle  comtesse  Rosalie  Rzewuska  (née  princesse 
Lubomirska)  brille  à  l'ambassade  française,  ainsi  que  les 
Ligne,  et  M.  de  Narbonne  dit  qu'elle  lui  donne  l'idée  du  beau 
idéal.  Cette  beauté,  que  je  trouve  majestueuse^  mais  pas 
idéale,  dînait  ici  il  y  a  quelques  jours,  avec  mon  oncle  (M.  de 
la  Fare,  évêque  de  Nancy),  l'austère  Père  Antonin  (augustin), 
le  grave  vicomte  de  Beaufort  et  plusieurs  autres  personnes. 
Elle  a  bu  six  petits  verres  de  vin  étranger:  Bourgogne,  Cham- 
pagne, Tokay,  etc..  après  lesquels  elle  a  entonné  une  petite 
chanson  que  voici  : 

Qaand  je  bois  du  vio, 
Je  me  ravigote, 
Comme  une  dévote. 
Près  d*un  capucin. 

Mon  oncle^  qui  est  très  gai,  riait  franchement;  mais  je 
n'osais  lever  les  yeux  sur  le  Père  Antonin^  dont  la  maigreur, 
le  teint  hâve,  la  voix  creuse  et  la  conversation  angélique  ne 
paraissaient  pas  de  nature  à  ravigoter  même  une  dévote.  La 
comtesse  Rosalie  est  très  dévote.  Après  le  dîner,  je  me  suis 
approchée  d'elle  pour  lui  faire  mes  étonnements  sur  sa  chan- 
son, que  j'ai  fait  semblant  d'avoir  retenue  ainsi  : 

Quand  je  bois  du  vin, 
Je  me  ravigote. 
Gomme  un  capucin 
Près  d'une  dévote. 

(1)  Sobriquet  qu'on  avait  donné  au  comte  Dietrichstein  à  cause  de 
l'énormitéde  son  nez.  Un  journal  français  avait  pris  ce  sobriquet  pour  une 
charge  de  cour,  une  dignité,  et  il  le  citait  dans  ce  sens. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  89 

La  comtesse  Rosalie  dit  que  je  lui  représente  une  c  gentille 
petite  Française  >  ;  je  lui  ai  répondu  qu'on  devait  me  savoir 
gré  I  du  naturel  de  ma  représentation  >. 


BRUITS    DE    GUBRRB 

Hadersdorf»  il  juin  1813. 

Le  comte  de  Saint-Priest  n'est  pas  bien.  Il  voulut  voir 
panser  son  fils  Louis  (1),  qui  est  arrivé  à  Vienne  blessé  à  la 
jambe;  la  balle  a  passé  entre  les  os.  Il  se  trouva  mal  pendant 
l'opération  et  il  lui  est  resté  de  cet  accident  une  grande  sur- 
dité. L'histoire  de  la  ville,  ces  jours-ci,  était  l'arrivée  à  Dresde 
d'une  grande  voiture  à  huit  chevaux,  dont  on  avait  tiré  très 
mystérieusement  un  malade.  Le  palais  était  entouré  de  gardes, 
les  rues  adjacentes  étaient  barricadées  et  couvertes  de  paille... 
Toutes  les  lettres  de  Dresde  parlent  de  cette  mystérieuse  arri- 
vée... Cela  m'a  rappelé  l'histoire  fantastique  du  grand  corps 
mort  de  mon  oncle  cet  hiver.  0  badauds  !  le  grand  et  mysté- 
rieux personnage  arrivé  à  Dresde,  paraît  être  le...  valet  de 
chambre  de  l'Empereur. 


LES    SAINT-PRIEST 

Hadersdorf,  15  juin  1813. 

Le  comte  de  Saint-Priest  et  le  comte  Emmanuel,  son  fils  (2), 
ont  passé  la  journée  ici  ;  le  comte  Emmanuel  a  profité  de  l'ar- 
mistice pour  venir  voir  son  père.  Ma  belle-mère,  qui  est  très 
guerroyante,  s'est  plainte  de  l'armistice.  «  Cela  est  bon  à 
dire,  »  s'est  écrié  le  général,  c  mais  MM.  les  Français  vont  se 

(1)  Louis  de  Guignard,  vicomte  de  Saint-Priest,  colonel  des  chasseurs 
de  la  garde  impériale  de  Russie,  maréchal  de  camp  au  service  de  France 
en  1815,  gentilhomme  d'honneur  de  S.  A.  R.  Mgr  le  duc  d'Angouléme, 
filleul  du  roi  Louis  XYI  et  de  la  reine  Marie-Antoinette,  était  fils  du 
comte  de  Saint-Priest  et  de  Constance  Guillehmine  de  Ludolph,  née 
comtesse  du  Saint-Empire.  (Éd.) 

(S)  Frère  aîné  du  vicomte  Louis,  qui  précède.  (Éd,) 


90  SOUVENIRS 

renforcer  et  nous  aussi,  madame;  croyez- vous  que  nous 
n'en  avons  pas  besoin?  »  La  conversation  a  été  toute  sur 
ce  ton.  Ce  général  est  cruellement  blessé;  il  a  une  jambe 
beaucoup  plus  courte  que  Tautre;  il  paraît  fort  las  de  la 
guerre,  quoiqu'il  se  soit  constamment  et  brillamment  dis- 
tingué. 


ARMISTICE 

Hadersdorf,  28  juin  1813. 

M.  de  Narbonne  écrit  une  longue  lettre  au  prince  de  Ligne 
dans  laquelle  il  parle  pompeusement  de  la  magnanimité  de 
son  auguste  maftre,  qui  pouvait  anéantir  les  armées  combi- 
nées, et  qui  au  lieu  de  cela  a  la  générosité  de  demander  un 
armistice  t 

Les  Waldstein  ont  diné  ici,  ils  vont  rejoindre  leur  mère  en 
Russie  ;  ils  n'ont  pas  le  sou,  ils  ont  été  obligés  d'engager  leur 
argenterie  pour  payer  leurs  gens  1^  Il  vaut  bien  la  peine  d'être 
riche.  Vive  la  misère  I  ils  sont  arrivés  ce  matin  avec  quatre 
magnifiques  chevaux  mecklembourgeois,  voitures  et  harnais 
d'une  grande  élégance. 

Le  comte  de  Chotek  et  ma  chère  Thérèse  sont  aussi  venus 
passer  la  journée.  Le  comte  a  voulu  être  aimable,  il  a  été 
charmant  ;  mais  voici  qui  ne  l'est  guère  :  il  a  été  obligé  de 
fournir  quarante  bœufs  et  quatre  mille  aunes  de  toile!  Ses 
beaux  jardins  en  Bohême  sont  pleins  de  pionniers  qui  jettent 
des  ponts  et  abattent  ses  plus  beaux  arbres.  On  fortifie  Tuln  (1) 
dans  nos  environs;  on  fait  venir  des  paysans  de  trente  lieues 
à  la  ronde  pour  ces  travaux.  Ils  passent  en  bandes  nombreuses 
sous  nos  fenêtres;  ils  crient,  ils  hurlent  alternativement;  je  ne 
puis  distinguer  si  c'est  de  joie  ou  de  peur.  Mais  il  y  a  quelque 
chose  de  révolutionnaire  dans  ces  démonstrations.  Des  ouvriers 
ont  trouvé  ces  jours-ci  en  travaillant  dans  les  anciens  retran- 


(1)  Tuln,  sur  le  Danube,  station  de  la  ligne  Vienne-Budweiss,  une  des 
plus  anciennes  villes  du  pays.  (Éd.) 


DE   LA  BARONNE   DU  MONTET  91 

chements  qui  avaient  été  faits  jadis  contre  les  Turcs  une  flèche 
en  fer  qu'ils  nous  ont  apportée.  Des  personnes  prudentes  ont 
prétendu  que,  selon  Fusage  des  Turcs,  elle  pourrait  être  empoi- 
sonnée, ce  qui  a  diminué  notre  empressement  pour  cette 
curiosité  historique. 


THÉODORB    KQBRNBR 

Hadersdorf,  13  jaillet  1818 

L'affaire  de  Lûtzow  préoccupe  tous  les  esprits.  On  dit  que 
ce  partisan  n'avait  pas  voulu  accéder  à  l'armistice  (1).  Les 
muses  et  plusieurs  belles  dames  pleurent  le  poète  Kœrner» 
blessé  dans  cette  bataille.  J'ai  vu  danser  Kœrner  cet  hiver;  il 
avait  une  physionomie  mélancolique  et  sombre  et  valsait  en 
furieux  et  toujours  à  contre-temps  (2). 

On  prétendait  aujourd'hui  que  le  shah  de  Perse  a  fait  pro- 
poser au  roi  d'Angleterre  de  lui  envoyer  son  fils  pour  le  faire 
élever  dans  la  religion  anglicane  et  devenir  l'époux  de  la  prin- 
cesse Charlotte,  fille  du  prince  de  Galles.  C'est  un  Anglais  qui 
racontait  cette  nouvelle  à  Isabelle  de  Waldstein.  Elle  lui  a  ré- 
pondu :  c  II  n'est  pas  étonnant,  monsieur,  que  le  prince  de 
Perse,  en  allant  en  Angleterre,  voulût  renoncer  au  culte  du 
soleil.  > 

Nous  nous  amusions  pendant  dtner  avec  le  comte  Ferdinand 
Waldstein  à  inventer  des  purgatoires  pour  nos  ennemis  : 
j'ai  condamné  Napoléon  à  passer  mille  ans  dans  le  portefeuille 
et  la  poche  de  M.  de  Metternich. 

(1)  Lûtzow,  chef  du  corps  franc  de  ce  nom,  avait  été  fait  prisonnier  le 
17  juin  à  Kitzen  par  les  Français»  malgré  l'armistice  de  Poischwitz  signé 
dix  jours  auparavant.  (Éd.) 

(2)  Le  poète  Tliéodore  Kœmer  avait  été  blessé  au  combat  de  Ritzen  le 
17  juin  et  il  faillit  être  pris;  on  sait  qu'il  devait  succomber  le  26  août  sui- 
vant à  Gadebutcb.  {Éd.) 


92  SOUVENIRS 


ÉLOQUBKCR  MILITAIRE 


Notre  beau  et  brave  parent  le  comte  de  Fresnel  (1),  dont 
la  loyauté  et  la  valeur  sont  si  connues,  avait  une  élocution 
toute  particulière;  vous  allez  en  juger  :  il  donnait  un  jour  à 
Lemberg,  dont  il  était  commandant  militaire,  un  grand  dîner 
aux  autorités  militaires  et  civiles,  à  de  brillants  généraux 
russes,  et  à  un  nombreux  état-major.  11  s'agissait  d'une  bataille 
de  la  dernière  campagne,  et  il  avait  contribué  au  succès.  «  Ce 
n'est  pas  ainsi,  s'écria  le  comte,  que  les  choses  se  sont  passées, 
voici  les  faits  ».  Il  pousse  verres,  salières,  couverts,  assiettes, 
se  fait  un  beau  champ  de  bataille,  puis  continue  :  «  Les  Fran- 
çais occupaient  (je  ne  me  rappelle  plus  quoi);  nous  arrivons  : 
patati,  patatras.  Nous  attaquons  :  pitche,  poutche,  patche:  ils 
ripostent  :  paff,  poufî,  piff,  bzt,  tra,  tra,  tra.  Bref,  nous  sommes 
maîtres  de  la  position.  Comprenez-vous  maintenant.  Messieurs? 
Voilà  comment  les  choses  se  sont  passées.  »  Il  n'y  avait  rien 
à  dire  à  de  telles  manœuvres  :  pitche,  poutche,  patche,  piff, 
paff,  bzt..  tra,  tra,  tra;  on  doit  toujours  vaincre  avec  de  pareils 
moyens,  patati,  patatras  1  Les  généraux  russes,  qui  s'atten- 
daient à  un  magnifique  récit,  restèrent  ébahis;  mais,  s'il  est 
permis  de  rire  de  Téloquence  du  général  de  Fresnel,  nul  assu- 
rément ne  lui  conteste  le  plus  brillant  courage. 

Le  chevaleresque  prince  de  Condé,  conduisant  sa  vaillante 
armée  à  une  dangereuse  expédition,  s'écria  :  <  Messieurs,  vous 
êtes  tous  des  Bayards,  marchons  I  »  Un  vieux  gentilhomme,  très 
sourd,  répéta  ainsi  cette  héroïque  parole  à  sa  compagnie  : 
c  Messieurs,  Monseigneur  dit  que  vous  êtes  tous  des  bavards; 
marchons!..  > 


(1)  Général-major  au  service  de  TAutriche  et  chevalier  de  l'ordre  de 
Marie-Thérèse.  (Éd.) 


DE   LA  BARONNE  DU  MONTET  98 


LE  COMTE  DE   BRUGES 

1813-1814. 

Il  y  a  des  gens  qui  ont  le  talent  de  se  draper  d'un  nuage. 
Les  objets  paraissent  souvent  plus  grands  que  nature  lors- 
qu'ils  sont  à  demi  voilés  par  les  brouillards;  une  humble 
maison  prend  les  formes  et  les  proportions  d'un  château 
gothique.  Est-ce  leur  motif?  Je  Tignore;  mais  ces  personnages 
mystérieux  inspirent  une  sorte  de  respect  étrange;  personne 
ne  s'aventure  à  leur  parler  de  leurs  pères,  de  leurs  domaines. 
H.  de  Bruges  était  un  peu  de  ces  nébuleux.  On  ne  savait  pas 
trop  de  quelle  province  il  était;  il  avait  émigré;  il  était  entré 
dans  un  corps  à  la  solde  de  l'Angleterre  ;  il  avait  fait  la  guerre 
à  Saint-Domingue  (1793);  il  avait  épousé  à  Londres  une 
Anglaise  appartenant  à  une  famille  noble  et  opulente,  disait- 
on  :  miss  Sarah  Harway  ou  Hervey.  C'était  une  douce  et  excel- 
lente femme;  elle  avait  dû  être  jolie,  de  cette  sorte  de  beauté 
délicate  et  régulière,  si  commune  en  Angleterre^  finesse  de 
traits  sans  grande  physionomie.  M.  de  Bruges  avait  une  belle  et 
imposante  figure;  il  était  riche;  il  avait  à  Vienne  une  maison 
bien  montée,  équipage  élégant,  beau  logement,  et  ne  voyait 
presque  personne.  Sa  femme  était  presque  toujours  seule; 
j'allais  quelquefois  la  voir  :  la  pauvre  femme  paraissait  ravie; 
mais  nos  conversations,  à  l'aide  de  deux  dictionnaires,  étaient 
peu  variées.  De  mon  côté  :  Dear  Countess,  I  am  very  glad  to 
see  you,  et  du  sien  de  joyeuses  petites  exclamations  de  sur- 
prise de  voir  sa  solitude  interrompue.  Mais  elle  avait  le  cœur 
sensible,  cette  excellente  femme.  Quant  à  M.  de  Bruges,  nous  le 
voyions  tous  les  jours  et  ordinairement  deux  fois,  le  matin  et 
le  soir.  Nous  le  comptions  parmi  nos  amis  ;  il  en  avait  tou- 
jours la  chaleureuse  expression,  malgré  sa  roideur  habituelle. 
Il  parlait  avec  énergie,  tout  à  la  fois  emporté  et  taciturne^  et 
par-dessus  tout  ambitieux.  Il  nous  raconta  une  fois  une  his- 
toire singulière  :  à  la  mort  d'un  de  ses  oncles,  très  saint  ecclé- 
siastique, nous  dit-il,  on  avait  entendu  dans  la  chapelle  du 
château,  au  moment  où  il  expirait,  une  musique  céleste;  on 


«4  SOUVENIRS 

ne  put  découvrir  d'où  elle  venait  (du  ciel  sans  doute);  ses 
sœurs  l'avaient  entendue,  ainsi  que  toutes  les  personnes  qui  ha- 
bitaient le  ch&teau.  Je  ne  me  rappelle  plus  si  c'est  à  cette  occa- 
sion ou  à  une  autre,  où  une  de  ses  sœurs,  qui  habitait 
Ntmes^  était  en  jeu  (chose  très  rare),  que  je  me  hasardai  à 
lui  demander  le  nom  de  cette  dame.  Il  garda  un  instant  le 
silence  (i);  puis,  remarquant  sans  doute  mon  air  naïvement 
ëtonné,  il  me  répondit  avec  une  émotion  et  un  embarras  qu'il 
lui  fut  impossible  de  dissimuler  :  c  Elle  porte  un  nom  qui  vous 
est  bien  connu^  qui  vous  touche  de  près  ;  mais  elle  n'a  pas 
l'honneur  d'appartenir  à  la  maison  de  La  Fare,  quoiqu'on  l'ap- 
pelle Madame  de  la  Fare.  >  Or,  il  y  avait  à  Nîmes  une  famille 
Cabot  qui  se  faisait  appeler  de  la  Fare;  j'en  avais  entendu 
parler  mille  fois  à  ma  grand'mère  avec  indignation.  Une  des 
sœurs  de  M.  de  Bruges  était  la  femme  de  M.  Cabot,  dit  La  Fare. 
Mlle  Cabot,  sa  fille,  a  épousé  le  général  Brune  de  Yiileret.  Ce 
furent  nos  premières  éclaircies  dans  le  nuage  dont  s'envelop- 
pait M.  de  Bruges  (2). 

M.  de  Bruges  avait  été  aide  de  camp  du  général  anglais  Wil- 
liamson,  gouverneur  de  Saint-Domingue.  Revenu  en  Alle- 
magne, il  se  dévoua  aux  princes  français,  qui  l'employèrent, 
dit-on,  à  différentes  missions.  Il  fut  rejoindre  M.  le  comte 

(1)  Je  trouve  dans  la  Biographie  des  hommet  vivants  que  M.  de  Bruges  est 
issu  d*uDe  des  premières  familles  d'Angleterre  (de  Bruges,  duc  de  Chandos)  ; 
nous  rignorions  parfaitement  à  Vienne.  Le  vicomte  de  Bruges,  frère  du 
comte  de  Bruges,  fut  lieutenant-général  aussi  et  épousa  miss  Golovkine 
en  Russie. 

(2)  Le  cardinal,  le  marquis  de  Ja  Fare-Alais  et  mon  cousin  de  la  Fare- 
Vénejean  attaquèrent  la  famille  Cabot  en  usurpation  de  nom  en  1829,  à 
Nimes.  Le  moment  était  mal  choisi,  le  parti  libéral  s'empara  de  cette 
affaire,  le  Constitutionnel  prit  naturellement  fait  et  cause  pour  les  Cabot, 
leur  avocat  fut  insolent  pour  l'Église  et  la  noblesse  ;  ce  procès  devint  une 
affaire  de  parti.  Le  général  Brune  de  Vilieret  vint  aux  audiences  étaler 
ses  décorations,  ainsi  que  le  père  Cabot  qui  avait  fait  la  campagne  de 
Russie  et  avait  la  croix  de  la  Légion  d'honneur.  Le  tribunal  jugea  (voyez 
qaelle  belle  raison)  qu'on  ne  pouvait  pas  faire  quitter  à.  MM.  Cabot  un 
nom  sous  lequel  Us  avaient  reçu  la  croix  d'honneur.  Ce  fut  le  principal 
argument.  Le  tribunal  décida  que  dorénavant  ils  ne  pourraient  signer  du 
nom  de  La  Fare  sans  le  faire  précéder  de  celui  de  Cabot.  Ils  furent  peu 
satisfaits  sans  doute  de  ce  jugement  qui  était  inique  et  absurde,  mais 
cependant  plus  en  leur  faveur  qu'en  celle  des  La  Fare,  dont  le  nom,  par 
jugement,  venait  d'être  octroyé  à  la  famille  Cabot. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  9îi 

d'Artois  à  Fribourg  en  1814.  Monsieur  l'attacha  à  sa  personne 
avec  le  titre  de  son  aide  de  camp.  Grande  fut  notre  surprise 
lorsque  nous  apprîmes  qu'il  venait  d'être  nomme  lieutenant- 
général,  vice-président  du  comité  de  la  guerre,  grand  chan- 
celier de  la  Légion  d'honneur  et  inspecteur  des  gardes  natio- 
nales du  royaume,  le  tout  en  moins  d'un  an,  en  1815.  Ce  fut 
un  étonnement  général.  Ces  prospérités  inouïes  s'arrêtèrent 
après  son  retour  de  Gand;  il  n'a  pas  pu  parvenir  à  la  pairie. 
M.  de  Bruges  avait  trop  souvent  déclamé  devant  nous  contre 
les  ambitieux  et  les  accapareurs  de  places  pour  ne  pas  s'être 
senti  gêné  de  ces  honneurs  acquis  si  rapidement  et  sans 
motifs  apparents.  Il  rompit  toute  relation  avec  nous,  après 
nous  avoir  confié  sa  femme,  lorsqu'il  quitta  Vienne  pour 
rejoindre  Monsieur,  et  il  avait  versé  des  larmes  en  nous  fai- 
sant ses  adieux!  Mon  mari,  à  la  vérité,  qui  lui  avait  rendu  des 
services,  se  tint  dans  une  froide  réserve.  Je  suis  persuadée  que 
M.  de  Bruges  se  trouvait  embarrassé  vis-à-vis  de  nous,  à  cause 
de  sa  sœur,  la  marquise  Cabot  de  La  Fare  (ou  la  comtesse),  qui 
faisait  les  honneurs  de  son  salon  à  Paris;  mais  cet  homme  qui 
n'avait  jamais  passé  un  seul  jour  sans  nous  voir  pendant  plu- 
sieurs années;  qui  ne  voyait  que  notre  famille;  qui  venait 
toutes  les  semaines  pendant  l'été,  chez  ma  belle-sœur,  dans  sa 
ravissante  maison  de  campagne  de  Hadersdorf,  avec  sa  triste 
et  douce  femme  dont  c'était  la  seule  jouissance;  cet  ami  dont 
les  protestations  d'attachement  étaient  si  énergiques,  si  cha- 
leureuses, cesser  tout  d'un  coup  de  donner  signe  de  vie!  —  Je 
ne  l'ai  jamais  revu  à  Paris,  il  s'est  contenté  de  mettre  sa 
carte. 
Chose  étrange  I  nous  étions  en  1825  au  cimetière  du  Père- 
^  Lachaîse,  avec  ma  belle-sœur,  Mme  de  Bœsner;  nous  avions 
cherché  longtemps  la  tombe  de  cette  pauvre  Sarah  sans  avoir 
pu  la  trouver;  nous  voulions  lui  faire  une  visite  amie,  une 
prière;  les  indications  que  l'on  nous  avait  données  étaient 
fautives,  et  nous  nous  étions  arrêtées  pour  reprendre  haleine. 
Ma  belle-sœur  fit  un  faux  pas  en  reculant.  Je  l'empêchai  de 
tomber  sur  une  pierre  funéraire  qui  se  trouvait  derrière  elle, 
triste  pierre,  entourée  de  mauvaises  herbes,  toute  abandonnée  f 


96  SOUVENIRS 

L'épitaphe  portait  le  nom  de  Sai^ah  Uarwey^  comtesse  de  Brtiges. 
Nous  fîmes  un  cri  de  surprise,  les  larmes  nous  vinrent  aux  yeux  : 
elle  nous  avait  témoigné  beaucoup  d'affection  et  de  regrets  en 
nous  quittant;  nous  la  retrouvions  là  d'une  manière  singulière. 


LB  ROI  DE   SUÉDE   (cOUTE   DE   GOTTORP) 

Vienne,  1813. 

Le  comte  de  Saint-Priest  (1),  ancien  ambassadeur,  ancien 
ministre  de  Louis  XVI,  vient  souvent  nous  voir.  C'est  le  plus 
digne  et  le  plus  aimable  vieillard  du  monde.  Sa  haute  stature; 
ses  railleries  spirituelles  et  fines,  qui  avec  moins  d'esprit 
paraîtraient  d'amers  sarcasmes,  le  rendraient  très  imposant, 
s'il  n'était  pas  si  parfaitement  aimable.  Sa  conversation  a  le 
charme  d'un  intérêt  constant.  Ambassadeur  en  Suède  et  à 
Constantinople,  ministre  de  l'infortuné  Louis  XVI,  appelé 
ensuite  à  Mitau  par  Louis  XYIII,  il  raconte  admirablement  et 
avec  ce  délicieux  laisser-aller  d'un  homme  du  monde  qui 
domine  toujours  la  conversation  sans  la  contraindre.  11  connaît 
toute  l'Europe,  les  jolies  femmes,  les  hommes  d'Etat,  les  ridi- 
cules, les  grandes  et  les  petites  causes;  il  a  son  franc-parler  sur 
tout. 

Il  a  été  voir  à  son  passage  ici  le  roi  de  Suède  dépossédé, 
Gustave-Adolphe  (i),  qu'il  avait  connu  en  Suède  pendant 
son  ambassade.  Ce  prince  était  logé  dans  une  mauvaise  auberge  ; 
il  grelottait  de  fièvre,  couché  sur  un  lit  ou  plutôt  un  misérable 
et  sale  grabat.  M.  de  Saint-Priest  a  été  profondément  ému  de 

(1)  François-Emmanuel  de  Guignard,  comte  de  Saint-Priest,  né  le 
12  mars  1735,  chevalier  de  Malte,  enseigne  des  gardes  du  corps,  lieute- 
nant-général, ambassadeur  en  1768  près  la  Porte  ottomane,  ministre  et 
secrétaire  d*état  de  la  maison  du  roi  en  1789,  etc.,  nommé  pair  de  France 
en  1815,  était  le  second  ûls  du  vicomte  de  Saint-Priest  et  de  Sophie  de 
Barrai  de  Montferrat.  (Éd.) 

(1)  Gustave  IV  Adolphe,  fils  de  Gustave  III,  né  le  1  novembre  1778, 
dépossédé  du  trône  par  les  États  de  Suède  en  1809,  vécut  à.  Tétranger 
BOUS  le  nom  de  colonel  Gustavson  et  mourut  À  Saint-Gall  le  7  février 
1837  ;  cf.  sur  lui  les  Souvenirs  du  comte  A.  de  La  Ferronnays  (Paris, 
Pion),  p.  302-307  et  390.  (Éd.) 


DE  LÀ  BARONNE  DU  MONTET  97 

ce  dénuement.  Le  roi,  ayant  voulu  prendre  de  l'argent  pour 
payer  une  légère  réclamation  qu'est  venu  lui  faire  un  domes- 
tique de  l'hôtel,  a  tiré  un  vieux  bas  de  dessous  son  chevet... 
bourse  royale  I  S'apercevant  du  pénible  étonnement  du  comte, 
il  lui  a  montré  un  très  beau  diamant  mêlé  à  plusieurs  sortes 
de/monnaies.  Ce  diamant  d'une  assez  grande  valeur  est,  à  ce 
qu'il  paraît^  la  principale  ressource  du  prince  déchu.  Il  s'est 
plaint  avec  amertume  des  entraves  que  l'on  mettait  partout  à 
son  voyage;  des  vexations  des  douanes,  où  l'on  fouille  et 
retient  ses  pauvres  malles  sans  aucun  égard.  Sans  doute  le 
comte  de  Gottorp  a  des  moments  d'exaltation  qui  peuvent  le 
faire  passer  pour  fou,  mais  c'est  une  sublime  folie,  celle  de 
l'exagération  de  tous  les  sentiments  les  plus  nobles  et  les  plus 
chevaleresques  (1). 


LB  COMTE  WÂLDSTKIN 

Vienne,  printemps  de  1813. 

Je  reviens  de  chez  le  comte  de  Saint-Priest,  où  j'ai  dîné  avec 
mon  oncle,  la  comtesse  Rosalie  et  sa  cousine  et  pupille  Caro- 
line Rzewuska  (2),  le  comte  Waldstein,  etc.  Le  comte  de  Saint- 
Priest  reprit  très  sévèrement  son  fils  le  comte  Louis,  qui  s'est 
fait  attendre  quelques  minutes.  Le  comte  de  Waldstein,  pos- 
sesseur de  magnifiques  majorats,  est  un  grand  seigneur  très 
original,  prodigieusement  spirituel,  et  d'une  instruction  extra- 
ordinaire, étrange  même;  non  seulement,  il  parle  toutes  les 
langues  de  l'Europe,  le  français,  comme  j'ai  pu  en  juger, 
comme  un  Français  qui  sait  sa  langue^  mais  de  plus  tous  les 
patois  de  nos  différentes  provinces.  Il  nous  a  fort  divertis  en 

(1)  Le  roi  Gustave-Adolphe  était  frère  d'armes  de  l'héroïque  et  infortuné 
duc  d'Ënghien.  A  la  manière  des  anciens  chevaliers,  il  avait  juré  haine 
&  Napoléon.  On  prétend  que  des  faux  amis,  connaissant  la  rigide  délica- 
tesse et  loyauté  de  sa  grande  âme,  lui  avaient  inspiré  des  doutes  sur  la 
légitimité  de  sa  naissance,  en  lui  faisant  connaître  les  relations  vraies  ou 
supposées  de  sa  mère  avec  le  comte  ***.  Ce  doute  k  empêché  le  roi  de 
réclamer  les  droits  de  sa  couronne  usurpée  par  le  duc  de  Sudermanie. 

(2)  Garolioe  Rzewuska,  mariée  à  M.  Sobensky,  trop  connue  dans  le 
monde  depuis  par  son  obstination  &  suivre  le  général  comte  de  Wytt. 

7 


98  SOUVENIRS 

patois  limousin,  auvergnat,  bas-breton,  provençal,  etc.  Il  se 
trouvait  en  France  pendant  la  Terreur  (qu'y  faisait-il,  pour- 
quoi y  était-il,  je  l'ignore),  déguisé  en  maquignon,  conduisant 
lui-même  ses  chevaux  aux  foires  célèbres;  il  a  évité  tous  les 
dangers,  échappé  à  tous  les  soupçons,  grâce  à  cette  connais- 
sance des  différents  idiomes.  Caroline  Rzewuska  s'amusait 
pendant  le  dîner  à  coqueter  avec  lui;  elle  le  regardait  ten- 
drement (il  est  très  laid)  :  t  Comte  Waldstein,  lui  disait- 
elle  en  faisant  ses  yeux  les  plus  doux,  donnez  donc  une 
terre  à  Ferdinand  > ,  du  même  ton  dont  elle  lui  demandait  du 
bonbon. 


BATAILLE   DE   BRIENNE 

41  février  1814. 

Nous  avons  appris  aujourd'hui  la  nouvelle  de  la  victoire 
des  alliés  à  Brienne.  C'est  demain  l'anniversaire  de  la  nais- 
sance de  l'empereur  François. 


CAROLINE  DE  NAPLES 

12  février. 

Je  ne  m'accoutume  pas  à  ces  chants  de  victoire  contre  la 
France,  et  pourtant  c'est  le  triomphe  de  la  justice  et  d'un 
grand  principe  I  J'ai  été  hier  au  spectacle  paré  du  théâtre  de 
la  .-cour;  la  comtesse  Thérèse  de  Chotek  et  les  comtesses  de 
^ûrheim  m'avaient  fait  proposer  d'y  aller  avec  elles.  Le  théâtre 
était  brillamment  illuminé;  l'impératrice  a  été  reçue  avec 
acclamations,  elle  saluait  avec  infiniment  de  grâce.  La  reine 
de  Naples  a  aussi  paru;  elle  semblait  vouloir  se  cacher  derrière 
l'impératrice,  pour  ne  pas  distraire  le  public  du  double  hom- 
mage qu'il  lui  rendait,  et  pour  l'anniversaire  de  la  naissance 
de  l'empereur,  et  pour  la  nouvelle  de  la  victoire.  Cette 
modestie  n'a  pas  empêché  qu'on  n'applaudît  avec  enthou- 
siasme cette  dernière  fille  existante  de  la  grande  Marie-Thé- 


DE  LA   BARONNE   DU  MONTET  99 

rèse;  la  reine  s'est  légèrement  inclinée,  La  pièce  de  circons- 
tancej  fort  ennuyeuse,  comme  c'est  l'usage,  a  été  remplie 
d'allusions  aux  victoires  des  alliés.  Je  ne  puis  exprimer  l'im- 
pression que  ma  faite  la  vue  de  la  reine  de  Naples,  de  la  sœur 
de  Marie- Antoinette  (i).  Conune  elle  est  affaissée  et  vieillie! 
toutes  les  vicissitudes  de  la  fortune  semblent  s'être  appesan- 
ties sur  elle  :  sa  tête  est  courbée  et  blanchie  sous  cette  pesante 
couronne.  Elle  paraissait  très  occupée  des  jeunes  archidu- 
chesses, ses  petites-filles,  et  de  l'archiduc  François,  second 
iils  de  l'empereur,  qu'elle  forçait  à  saluer,  le  pliant  et  retour- 
nant à  droite  et  à'  gauche,  mais  elle  n'a  pu  parvenir  à  faire 
avancer  le  prince  héréditaire. 


NOUVKLLKS  DE  l'aRMÉE 

20  février  1814. 
On  disait  ce  soir  que  Napoléon  veut  se  défendre  à  Paris,  que 
Bernadotte  est  arrivé  au  quartier  général  des  alliés  à  Troyes, 
~ét  que  Mgr  le  comte  d'Artois  y  était  attendu  aussi.  Le  comte  de 
Bruges,  qui  vient  tous  les  soirs  chez  nous,  part  mardi  pour  le 
quartier  général.  Mon  cher  Joseph  voulait  faire  cette  cam- 
pagne ;  c'est  avec  un  chagrin  profond  qu'il  s'est  vu  forcé  de 
refuser  les  offres  si  honorables  et  avantageuses  que  vient  de 
lui  faire  le  prince  Schwarzenberg  :  sa  poitrine  affaiblie  par  deux 
violents  crachements  de  sang  ne  pourrait  résister  à  cette  grande 
fatigue.  Hélas  I  il  est  bien  malade  I  il  crache  encore  le  sang. 


UN   ROYALISTE 

Mars  1814. 

Nous  avons  perdu  ces  jours-ci  un  de  nos  amis,  M.  de  Bles- 
sou,  qui  a  été  un  des  témoins  de  mon  mariage;  il  est  mort  d'une 


(1)  Caroline,  née  le  13  août  1752,  mariée  le  12.  août  1768  à  Ferdinand  I"' 
roi  des  Oeux-Siciles,  morte  à  Schœnbrunnle  8  septembre  1814.  (Éd.) 


400  SOUVENIRS 

attaque  d'apoplexie  foudroyante.  Il  avait  copié  la  première 
proclamation  de  Mgr  le  comte  d'Artois  aux  Français.  Cette 
proclamation,  les  fleurs  de  lis,  ces  mots  Vive  le  roil  lui 
avaient  donné  un  saisissement  de  joie  si  subite  si  violent  qu'il 
n'a  pu  y  résister  :  le  sang  lui  est  monté  à  la  tête  et  a  occasionné 
cette  apoplexie.  Il  avait  passé  la  soirée  chez  nous  la  veille  de 
sa  mort;  il  était  fort  gai,  dans  la  force  de  son  Age,  et  l'un  de 
nos  Français  les  plus  aimables,  carie  malheur  a  paralysé  l'es- 
prit de  plusieurs. 

Sa  femme  avait  dîné  chez  nous  quelques  jours  avant  cette 
catastrophe;  j'étais  assise  à  côté  d'elle,  je  lui  parlais  de  son 
mari,  je  louais  sa  gaieté,  l'originalité  de  ses  réparties  :  c  Ah  ! 
me  dit-elle  en  appuyant  sa  main  sur  la  mienne,  cela  est  vrai, 
mais  cela  ne  durera  pas,  j'ai  de  funestes  pressentiments  \,..  9 
Je  la  grondai,  son  mari  se  portait  à  merveille. 


LE    MABiCHAL   FBRRARI8 

4  avril  1814. 

J'ai  été  ce  soir  chez  cette  pauvre  Charlotte;  j'y  suis  restée 
jusqu'à  neuf  heures  :  sa  douleur  est  morne,  mais  effrayante. 
Le  vieux  comte  de  Saint-Priest,  père  du  comte  Emmanuel  qui 
vient  d'être  tué  à  Reims  au  service  de  Russie  (1),  est  venu  : 
la  vue  de  ce  vénérable  vieillard  inspire  la  respect  et  l'admira- 
tion. Son  courage  vient  de  la  religion  ;  cette  douleur  si  calme, 
si  noble  est  une  chose  admirable  et  que  je  n'avais  jamais  vue. 

Je  suis  extrêmement  fatiguée  d'uoe  longue  promenade  que 
j'ai  faite,  cette  après-midi,  avec  mon  beau-frère  (2).  Le  convoi 
du  maréchal  Ferraris  avait  attiré  une  foule  immense  dans 
toutes  les  rues  qui  sont  sur  la  route  de  Hongrie  ;  nous  avons 
en  vain  cherché  à  l'éviter.  Cela  m'a  fait  une  peine  sensible  de 
voir  que  le  convoi  funèbre  du  vieux  brave  était  un  simple 

(1)  Cf.  sur  Emmanuel  de  Saint-Priest  le  livre  de  Léonce  Pii^gaud,  Les 
Français  en  Russie  et  les  Russes  en  France,  p.  393-396  et  H.  Hodssayb  1814, 
p.  260-264.  {Éd.) 

(2)  Le  baron  de  Boesner,  chambellan  de  l'empereur. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  iOl 

Spectacle  pour  un  peuple  pour  lequel  il  avait  combattu  avec 
tant  d'honneur.  Le  maréchal  était  le  plus  ancien  des  chevaliers 
de  Tordre  de  Marie-Thérèse.  Il  avait  assisté  à  la  bataille  de 
KoUin,  où  il  s'était  particulièrement  distingué.  Il  y  a  maintenant 
bien  peu  de  contemporains  du  grand  Frédéric.  Le  maréchal 
avait  toujours  témoigné  beaucoup  d'amitié  à  mon  oncle  et  à 
mon  mari.  C'est  chez  lui  que  je  suis  descendue  en  arrivant  à 
Vienne,  pour  épouser  le  baron  du  Montet.  J'ai  souvent  entendu 
parler  de  cette  fameuse  bataille  de  Kollin  au  maréchal.  Un  soir 
nous  étions  chez  la  comtesse  de  Zichy,  sa  fiUe^  assis  autour 
d'une  grande  table  ronde.  Il  se  servait  de  tout  ce  qui  se  trou- 
vait sous  sa  main  pour  figurer  les  positions  des  Prussiens  et 
des  Autrichiens,  mais  il  lui  manquait  un  corps  d'armée;  le 
récit  était  vif  comme  l'action,  il  n'y  avait  pas  de  temps  à 
perdre.  Le  bon  maréchal  arracha  sa  cravate  et  la  mit  dans  la 
position  convenable,  laissant  à  découvert  sur  sa  poitrine  la 
vieille  et  large  cicatrice  d'une  blessure  (1).  Je  n'oublierai 
jamais  l'expression  du  beau  regard  de  M.  du  Montet  dans  ce 
moment,  le  sensible  et  profond  respect  avec  lequel  il  considé- 
rait cette  cicatrice.  Le  maréchal,  trop  occupé  de  son  récit,  ne 
s'aperçut  point  de  notre  émotion  :  la  bataille  ne  perdit  rien  de 
son  intérêt  historique. 


LB   JOUR   DS    PAQUES 

Vienne,  1814. 

Nous  avons  appris  aujourd'hui  l'arrivée  des  troupes  alliées  à 
Paris.  Cet  après-dtner  le  comte  de  Fûrstenberg,  envoyé  en  cour- 
rier de  Paris,  a  fait  son  entrée  solennelle  dans  une  vieille  voi- 
ture à  deux  roues,  d'une  forme  ridicule,  sur  laquelle  on  lisait, 
en  gros  caractères,  sur  une  plaque  de  cuivre  :  «  Service  des 
postes  de  Paris  à...  »  Le  choix  de  cette  voiture  m'a  paru 
une  fanfaronnade  de  mauvais  goût;  elles  sont  si  rares  dans  ce 
pays  que  l'on  peut  s'en  étonner.  Le  cortège  du  comte  de 

(i)  D'une  blessure  reçue  sans  doute  à  Czaslau.  (Éd.) 


102  SOUVENIRS 

Fûrstenberg  était  très  nombreux  ;  plus  de  cent  postillons  fai- 
saient claquer  leurs  fouets  d'une  manière  aiguë  et  bizarre. 
C'est  un  usage  en  Autriche,  pour  annoncer  les  victoires,  qui 
n'a  rien  de  noble  ni  d'héroïque.  J'ai  remarqué  que  la  plupart 
de  ces  fouets  victorieux  se  sont  accrochés  aux  enseignes  df  s 
boutiques,  et  qu'il  a  fallu  les  en  arracher  de  force.  Un  pauvre 
agneau  a  été  mis  en  lambeaux.  Cela  m'a  paru  de  mauvais 
augure  pour  la  durée  de  la  paix. 

Voilà  donc  le  résultat  des  victoires  de  Napoléon.  Paris  au 
pouvoir  des  étrangers  I  Les  revers  les  plus  grands  de  Louis  XIY 
n'auraient  pu  amener  cette  catastrophe  I 

Tous  les  souverains  de  l'Europe  sont  réunis  en  vainqueurs 
à  Paris  ;  tous  t  Si  un  grand  peuple  humilié  ne  se  réhabilite 
pas  promptement  par  la  victoire^  il  s'affaisse  dans  la  corrup- 
tion^ il  conspire  et  trahit,  il  n'a  plus  de  force  que  pour 
détruire  ;  comme  Samson,  il  ébranle  les  vieilles  colonnes  de  la 
patrie,  et  s'ensevelit  sous  les  ruines.  Malheurt  J'allais  ce  matin 
chez  la  comtesse  de  Merveldt;  j'ai  rencontré  la  vieille  chanoi- 
nesse  de  Dietrichstein^  elle  était  au  désespoir  de  la  perte  du 
trône  de  France  pour  Marie-Louise;  j'ai  été  charmée  de 
trouver  une  personne  qui  ne  fût  pas  contente. 


BILLET  DB   LA   COMTESSE   THÉRÈSE  GHOTBK 

Avril  1814. 

J'ai/  reçu  ce  matin  à  mon  réveil  le  billet  suivant  (jamais 
réveil  ne  ressembla  plus  à  ud  rêve)  :  c  Chère  Alex,  mon  frère  est 
ici;  concevez- vous  mon  bonheur? Sûrement  vous  le  partagez. 
Il  est  parti  de  Paris  le  9;  les  nouvelles  qu'il  a  apportées  sont 
bonnes  et  pacifiques.  Napoléon  a  abdiqué  et  est  envoyé  à  l'fle 
d'Elbe,  avec  quelques  millions  de  revenu,  pour  y  vivre  avec 
toute  sa  famille,  frères,  sœurs,  etc.  Vous  verrez  le  reste  dans 
le  Beobachtereidsins  les  délicieuses  gazettes  qu'il  nous  a  appor- 
tées, et  que  je  tâcherai  d'apporter  chez  vous  dans  la  matinée. 
Serez-vouî5  chez  vous  à  onze  heures,  dans  le  cas  où  je  puisse 
venir?  Chère,  chère  Alext  je  suis  si  heureuse,  si  contente  t  II 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         403 

est  deux  heures  après  minuit,  je  viens  de  me  coucher,  et  il  m\a 
fallu  vous  écrire  encore  avant  de  m'endormir.  Ne  citez  pas  mon 
frère,  parce  qu'il  n'a  pas  encore  été  chez  toutes  les  autorités.  » 


SERVICE  solennel;  autel  élevé  sur  la  plage  louis  XV 

K   paris:    chants   de   VICTOIRE   DBS   ÉTRANGERS 

Y  eut-il  jamais  de  miracle  plus  éclatant;  de  justice  plus 
sévère;  d'événement  plus  frappant!  A  cette  place  même  où 
s'éleva  l'échafaud  du  saint  roi,  du  plus  vertueux  des  hommes; 
là  ou  ils  tuèrent  Louis  XVI,  parce  qu'ils  trouvèrent  qu'ils 
avaient  trop  d'un  roi;  là,  sur  cet  étroit  emplacement  de  l'ins- 
trument du  régicide  ;  là  s'est  élevé  un  autel  formé  de  trophées 
d'armes,  entouré  de  tous  les  rois  de  l'Europe.  0  Providence 
grande  et  terrible  dans  tes  vengeances,  tu  donnes  aux  révolu- 
tions une  leçon  foudroyante;  tu  as  conduit  comme  par  la 
main  tous  les  souverains  de  l'Europe  sur  la  place  de  l'écha- 
faud de  Louis  XVI;  tu  leur  as  ordonné  de  pousser  des 
chants  pieux  de  victoire,  de  triomphe  là  où  ils  poussèrent 
des  cris  de  mort.  Le  hourrah  des  soldats  des  rois  absolus 
retentit  sur  la  place  où  s'éleva  le  formidable  cri  :  <  Mort  au 
roi,  vive  la  République!  »  0  Providence,  nous  humilions  nos 
fronts  dans  la  poussière;  nous  versons  des  larmes  amères  sur  ce 
passé  horrible,  sur  cette  expiation  présente,  et  sur  les  orages 
à  venir  de  notre  patrie.  L'heure  de  l'expiation  pour  les  nations 
est  toujours  un  glas  funèbre  pour  les  peuples  qu'elle  atteint. 


LA  COMTESSE    UERVBLDT  ET    LES   COMTESSES   GHOTEK 

19  avril  4814. 

Nous  avons  été  hier  passer  la  journée  à  Hadersdorf,  à  deux 
lieues  de  Vienne  :  Victoire  (1),  son  mari  (2),  la  comtesse  de 


(1)  Belie-sœur  de  Mme  du  Montet.  {Éd.) 

(2)  Le  baron  de  Bœsiier.  (Éd.) 


i04  SOUVENIRS 

Merveldt  (sœur  du  prince  Dietrichstein),  Maria  Boissier,  Thé- 
rèse de  Chotek  (4)  et  moi.  Le  temps  était  superbe,  le  printemps 
réjouit  déjà  les  yeux,  notre  journée  a  été  délicieuse.  La  com- 
tesse de  Merveldt,  née  Dietrichstein,  est  spirituelle  et  simple, 
instruite  et  naturelle.  Cette  aimable  simplicité  tempère  ce  qu'il 
y  a  d'imposant  et  de  digne  dans  son  extérieur.  Elle  a  de  la 
résolution  dans  le  caractère^  et  une  bonté  touchante  dans  le 
cœur.  Son  incomparable  beauté  est  noble  comme  son  âme.  Elle 
est  ce  qui  s'appelle  vraie  dans  toute  l'étendue  du  terme,  et  sa 
franchise  qui  s'étend  à  tout  généralement,  même  aux  formules 
de  politesse  d'usage,  donne  quelque  chose  de  singulièrement 
piquant  à  son  esprit.  Je  reparlerai  de  cette  femme  si  belle  et 
si  malheureuse. 

Elle  est  heureuse  auj  ourd'hui .  Elle  va  incessamment  rejoindre 
son  mari  à  Londres;  il  a  été  nommé  ambassadeur  d'Autriche 
à  cette  cour,  il  y  a  peu  de  mois.  Ma  Thérèse  (la  comtesse  Cho- 
tek) est  un  ange,  en  vérité,  car  elle  a  beaucoup  plus  d'âme  que 
de  corps.  Elle  est  svelte,  pâle^  aérienne;  je  la  contemplais  hier 
sur  le  haut  d'une  de  nos  petites  montagnes  d'Hadersdorf  ;  elle 
était  vêtue  de  blanc  et  élégamment  drapée  dans  un  châle  de 
cachemire  bleu  clair;  le  vent  qui  soufflait  avec  force  agitait  sa 
robe,  emportait  son  châle,  et  faisait  voler  sa  jolie  chevelure 
blonde;  elle  ressemblait  à  une  apparition  et  de  loin  on  aurait 
pu  la  prendre  pour  un  de  ces  légers  nuages  qui  descendent 
fréquemment  sur  ces  montagnes.  Avec  cette  constitution  si 
faible  elle  a  pourtant  une  âme  forte,  une  sensibilité  extrême^ 
et  un  esprit  très  solide.  Elle  aime  le  monde  et  ses  plaisirs  avec 
la  vivacité  qu'elle  met  à  tout,  mais  elle  est  toujours  prête  à 
sacrifier  ses  jouissances  à  celles  des  autres.  Mme  la  comtesse 
de  Chotek,  née  comtesse  de  Clary  (sœur  du  prince),  mère  de 
ma  chère  Thérèse,  est  une  femme  si  éminemment  distinguée 
que  je  n'ose  entreprendre  ni  son  portrait  ni  son  éloge.  Aux 
plus  nobles  sentiments  elle  joint  les  plus  nobles  manières;  à 
toute  l'amabilité  d'une  femme  du  grand  monde,  les  vertus 

(1)  Marie-Thérèse  comtesse  de  Cbotek,  chanoinesse  honoraire  du  cha- 
pitre insiç^ne  de  Savoie,  qui  est  Tun  des  quatre  grands  chapitres  d'Au- 
triche. {Ed.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  405 

d'une  sainte;  à  la  dignité  du  rang,  le  charme  d'une  conversa- 
tion toujours  naturelle,  toujours  animée  de  délicieux  récits, 
d'anecdotes  amusantes.  Elle  me  comble  de  bontés  :  son  salon 
est  pour  moi  une  patrie;  sa  famille,  une  famille;  sa  société, 
une  des  plus  grandes  jouissances  que  j'aie  à  Vienne  et  la 
source  de  tous  les  agréments  dont  j'y  jouis. 


LB  GOMTK  NICOLAS  ESTBRHAZT 

20  avrU  1814. 

Si  quelque  chose  peut  guérir  de  l'ambition  des  richesses,  c'est 
certainement  ce  qu'on  racontait  hier  du  comte  Nicolas  Ester- 
hazy.  Possesseur  d'une  fortune  immense,  époux  d'une  femme 
qu'il  adore,  père  d'enfants  charmants,  il  éprouve  la  satiété 
des  richesses.  C'est  une  véritable  maladie,  dont  les  symptômes 
sont  affreux.  Il  a  des  vapeurs;  il  est  près  de  s'évanouir;  il  est 
dégoûté  de  ce  qui  est  chez  lui;  il  ne  peut  supporter  ses 
magnifiques  ameublements;  il  admire  ceux  des  autres;  il 
renouvelle  sans  cesse  les  siens;  il  s'agite  dans  son  salon;  il 
sïnqidète  comme  s'il  n'était  pas  habitué  à  recevoir  tous  les 
jours  la  meilleure  et  la  plus  haute  société  de  Vienne;  il  se 
lève  à  cinq  hexu'es  du  matin,  car  il  lui  faut  l'air  pur  du  inatin 
pour  rafraîchir  son  sang  échauffé  de  bonheur  et  ses  sens 
émoussés  par  le  luxe.  J'appellerais  cette  maladie  une  para- 
lysie du  cœur,  si  le  comte  Esterhazy  n'était  pas  un  des  plus 
charitables  et  des  plus  chrétiens  riches  du  siècle.  Mais  quelle 
tristesse  dans  son  heureux  intérieur  1  Sa  femme  passe  sa  vie  à 
chercher  à  le  consoler  de  son  bonheur,  et  lui-même  ne  néglige 
rien  pour  se  distraire.  Ses  salons  sont  toujours  brillants,  ses 
fêtes  charmantes  (on  y  joue  la  comédie),  ses  soupers  fort  recher- 
chés, et  la  plus  parfaite  et  noble  élégance  règne  toujours  chez 
lui. 


lOG  SOUVENIRS 


'  1/ 


m.  'S 


LE   SALON  DB    UADAUB  LA  GOMTBSSB    DE  GHOTBK  LE  SAMBDI. 

On  arrive  à  sept  heures  et  demie,  on  se  réunit  autour  d'une 
grande  table  ronde.  Les  personnes  de  la  famille  de  Mme  de 
Chotek  forment  seules  cette  soirée  du  samedi  :  le  comte 
Ernest  Iloyos,  si  parfaitement  grand  seigneur  de  ton  et  de 
manières;  le  prince  de  Clary,  si  poli^  si  obligeant;  son  fils  le 
comte  Charles  (mari  de  la  fille  aînée  de  Mme  de  Chotek),  le 
plus  élégant  et  le  plus  agréable  homme  du  monde^  paresseux 
et  occupé,  amusé  et  ennuyé,  beau,  bon,  jouissant  de  Tesprit 
des  autres,  se  donnant  une  peine  infinie  pour  se  reposer,  cou- 
pant en  deux  ou  trois  les  volumes  de  sa  bibliothèque  pour 
n'avoir  pas  dans  la  main  le  ^ids  d  un  petit  volume,  charmant 
sybarite  dont  le  cœur  est  aussi  parfait  que  l'esprit  est  facile  et 
aimable;  le  comte  de  Chotek,  père  de  Thérèse,  homme  d'es- 
prit, homme  d'État  d'une  rare  instruction.  M.  de  Chotek  a 
occupé  de  grandes  places,  a  fait  d'admirables  choses  en 
Bohême  (1);  il  n'est  aujourd'hui  qu'un  grand  seigneur;  il  est 
mécontent,  frondeur,  et  pourtant  parfaitement  aimable.  Il  est 
rempli  de  contrastes  :  par  exemple,  sa  hauteur  s'allie  aux 
idées  les  plus  libérales.  11  a  été  administrateur  très  sévère,  et 
n'est  pas,  c'e^t-à-dire  ne  paraît  pas  ennemi  de  la  Révolution. 
Il  a  été  dans  sa  jeunesse  à  Paris,  a  vu  la  société  la  plus  bril- 
lante de  cette  époque,  où  les  philosophes  étaient  recherchés; 
il  se  rappelle  ce  voyage  et  ce  séjour  à  Paris  avec  plaisir.  Je 
n'ai  jamais  entendu  parler  mieux  français,  et  par  un  Français, 
que  par  M.  le  comte  de  Chotek.  R  est  très  poli,  très  spirituel, 
jeune  de  tournure  et  d'esprit,  quoique  d'un  âge  mûr,  et,  comme 
beaucoup  de  grands  seigneurs  autrichiens,  il  sait  unir  des 
principes  religieux  à  quelques  faiblesses. 

Cette  délicieuse  réunion  des  samedis  comprend  encore  la 

princesse  de  Clary,  née  princesse  de  Ligne,  si  noble  dame,  si 

"simple  et  si  digne,  si  facile  à  amuser  et  à  ennuyer;  elle  est 


(i)  A  occupé  longtemps  la  première  dignité  du  royaume  après  le  roi; 
celle  de  grand  burgrave. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  107 

toute  française,  quoique  princesse  autrichienne,  et  n'a  jamais 
pu  apprendre  rallemand.  Elle  a  des  originalités  qui  lui  don- 
neraient Tair  d'un  vieil  enfant,  si  son  ton  et  sa  figure  n'étaient 
pas  le  type  du  rang  le  plus  élevé.  Ses  albums  où  elle  s'amuse 
^  coller  elle-même  les  plus  étranges  sujets  (ainsi  que  sur  la 
tapisserie  de  son  salon  dans  sa  petite  maison  à  Hietzing,  qu'elle 
a  ornée  elle-même  d'une  multitude  de  découpures,  de  dessins, 
de  vers,  de  chansons,  de  caricatures,  sur  un  fond  de  papier 
bleu  clair)  sont  amusants,  quoique  très  bizarres.  Sa  belle-fille, 
Mme  la  comtesse  de  Clary,  née  Chotek,  est  une  charmante 
femme;  elle  n'est  pas  belle,  même  pas  jolie,  et  pourtant  elle 
est  charmante  parmi  les  plus  belles  et  les  plus  jolies.  La  com- 
tesse Euphémie  de  Palfy,  née  princesse  de  Ligne,  ainsi  que  sa 
soeur,  la  princesse  Flore  (1),  viennent  souvent  aussi  les  samedis. 
La  première  est  gaie,  brusque,  un  peu  capricieuse,  peut-être 
par  distraction.  Excellente  femme,  dévouée,  parfaite.  Elle  se 
donne  beaucoup  de  mouvement  et  de  peine  pour  s'amuser  ou 
se  désennuyer;  elle  y  réussit  rarement,  et  cela  l'impatiente  de 
la  manière  la  plus  divertissante.  La  comtesse  Palfy  a  une 
excellente  maison  ;  on  s'y  amuserait  mieux  si  l'on  n'avait  pas 
peur  de  l'agitation  de  la  maîtresse  du  logis.  Avec  ses  qualités 
précieuses  et  ses  défauts,  la  comtese  Palfy  est  extrêmement 
aimée.  La  princesse  Flore  a  infiniment  plus  d'esprit  que  ses 
sœurs.  J'avoue  qu'elle  m'impose;  avec  beaucoup  de  bonté  et 
de  noblesse  dans  le  cœur,  elle  a  dans  la  conversation  quelque 
chose  de  spirituel,  d'ironique,  d'incisif  qui  déroute  la  timidité. 
Il  est  si  facile  de  paraître  bête  auprès  d'elle,  qu'on  le  devient 
tout  naturellement.  C'est  la  faute  de  ceux  qui  tombent  dans 
cet  inconvénient,  et  nullement  la  sienne.  Je  confesse  que  j'ai 
un  petit  frisson  d'amour-propre  lorsque  je  la  vois  entrer,  et 
pourtant  j'en  suis  ravie.  Une  personne  qui  apporte  toujours 
la  gaieté  avec  elle,  mais  qui  ne  vient  pas  souvent  chez  la  com- 
tesse de  Chotek,  c'est  Titine  (depuis  comtesse  Maurice  X***). 
On  demandait  un  jour  au  prince  de  Ligne,  son  grand-père, 


(1)  Flore,  pjincesse  de  Ligne  et  du  Saint-Empire,  chanoinesse  honoraire 
du  chapitre  insigne  de  Savoie»  nommée  le  2  novembre  i808.  {Éd.) 


108  SOUVENIRS 

quelques  explications  sur  cette  parenté  :  «  Titine,  répondit-il, 
est  une  Ligne,  mais  pas  une  droite  ligne.  >  Elle  est  Ûlle  natu- 
relle du  prince  Charles  son  fils,  et  de  MlleTtT'actHce  française. 
Elevée  par  la  princesse  de  Clary,  sa  situation  équivoque  dans 
cette  noble  famille  l'a  forcée  de  prendre  le  genre  qui  convient 
à  chacun  :  folle,  plaisante^  rieuse  et  singe  avec  la  princesse, 
qu'elle  divertit  infiniment;  moqueuse  avec  les  autres,  elle  s'est 
fait  une  existence  par  son  esprit.  Les  seize  ou  trente-deux 
quartiers  n'osent  pas  se  montrer  hautains  devant  cette  jeune 
femme  si  railleuse,  si  bouffonne,  si  spirituelle  :  ses  sobriquets 
restent.  Elle  est  jolie  et  eût  été  très  bonne  sans  cette  nécessité 
qui  l'a  condamnée  à  divertir  tant  de  personnes  et  cette  malice 
obligée  pour  rabattre  les  dédains  nobiliaires.  Titine  se  permet 
de  dire  tout  ce  qui  lui  passe  par  la  tête,  et  il  faut  avouer 
qu'il  lui  passe  d'étranges  choses,  et  surtout  des  polissonneries 
qui  scandaliseraient,  si  elles  n'étaient  si  drôles;  elle  fait  rire 
les  prudes  et  les  saintes  comme  les  gens  du  monde. 

La  comtesse  de  Hoyos,  mère  du  comte  Ernest,  et  sœur  du 
prince  de  Clary  et  de  Mme  la  comtesse  de  Chotek,  a  été  très 
belle,  ainsi  que  sa  sœur,  mais  d'un  genre  de  beauté  moins  tou- 
chant Je  crois.  Elle  a  eu  une  jeunesse  fort  brillante.  Elle  faisait 
les  honneurs  de  la  maison  de  M.  de  Breteuil  et  du  cardinal  de 
Rohan,  lorsqu'ils  étaient  ambassadeurs  à  Vienne;  elle  fut 
coquette  et  charmante;  maintenant  c'est  une  femme  imposante 
et  sévère.  Elle  me  témoigne  beaucoup  de  bonté. 


LE  DINER  nu  GOUTE  PFAFFBNHOFFEN  AU  GODBNTZSLBIRG. 

Près  Vienne,  n[^18J4.^^ 

Le  baron  de  Felz  est  venu  nous  engager  à  dtner  chez  le 
chanoine  (comte  ou  prétendu  comte)  de  PfaffenhofTen  au  Co- 
bentzelberg.  Nous  ne  le  connaissions  pas  du  tout,  mais  le  comte 
de  Saint-Priest,  M.  et  Mme  de  Pré  ville,  mon  oncle,  et  quel- 
ques autres  personnes  nous  ont  pressés  d'accepter  cette  invi- 
tation. Le  choix  des  convives  était  bien  fait  pour  nous  déter- 
miner. Nous  sommes  partis  dans  plusieurs  voitures.  Ohl  le 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         109 

beau  temps!  Oh!  la  belle  vue  que  celle  dont  nous  avons  joui! 
Ce  monsieur  de  Pfaffenhoffea  est  une  espèce  d'aventurier  ridi- 
cule, fanfaron  et  bavard  ;  mais  son  habitation  est  délicieuse. 
'^n  énorme  bouquet  de  'lis  au  milieu  de  la  table  indiquait  que 
le  but  de  cette  réunion  était  une  réjouissance  royaliste.  Nous 
n'avions  pas  besoins  de  son  dîner  pour  nous  réjouir  de  la 
Restauration.  Il  nous  a  entretenus  pendant  plusieurs  heures, 
des  immenses  et  fabuleux  services  qu'il  croit  avoir  rendus  à  la 
cause  des  Bourbons;  puis  de  sa  prison  à  Yincennes;  puis  de 
ses  aïeux  (très  apocryphes)  et,  au  milieu  de  toutes  ces  belles 
choses,  il  s'est  écrié  à  propos  de  bottes,  en  s'adressant  au  res- 
pectable comte  de  Saint-Priestet  en  saisissant  le  bras  du  comte 
Louis  de  Saint-Priest,  son  fils  :  t  Votre  nom  est  Guignard.  — 
c  Oui,  monsieur  >,  lui  a  répondu  froidement  le  comte  de  Saint- 
Priest.  Cette  interpellation  ridicule  en  est  restée  là.  Et  me 
fixant  avec  impertinence,  il  a  dit  ne  pouvoir  faire  autrement, 
attendu  que  je  ressemblais  à  une  femme,  non,  a-t-il  repris,  à 
un  ange  qui  était  venu  le  consoler  dans  sa  prison.  Cette  his- 
toire a  été  longue,  et  l'impatience  qu'elle  me  causait  —  car  il 
interrompent  les  faits  principaux  de  son  ennuyeux  récit  par 
de  fréquentes  exclamations  sur  ma  ressemblance  avec  son 
ange  —  cette  impatience,  dis-je,  est  devenue  le  seul  sujet  de 
gaieté  de  cette  fatigante  journée.  Mais,  qu'il  est  beau,  ce 
Cobentzelbergl  Les  roses,  les  lilas,  les  cytises,  les  ébéniers  y 
fleurissaient  en  foule;  le  Danube  s'étendait  au  loin  dans  la 
vaste  plaine,  tout  étincelant  de  soleil.  Nous  dominions  Vienne, 
ses  monuments,  ses  charmantes  villas,  ses  ruines  pittoresques, 
ses  bois;  et  nous  convînmes  tous  que  la  journée  eût  été  admi- 
rable sans  le  maître  de  la  maison,  cet  aventurier  insolent  et 
insolvable. 


MORT  Dl  LA  REINE  DE  MAPLBS 

8  septembre  1814. 

La  reine  de  Naples  est  morte  cette  nuit  au  château  de  Het- 
zendorf.  Elle  avait  reçu  le  matin  de  bonnes  nouvelles  de  Sicile 


140  SOUVENIRS 

par  M.  de  Préville,  qui  arrive  de  Palerme;  elle  a  été  très  bien 
portante  et  très  gaie  toute  la  semaine  et  toute  la  journée;  elle 
s'est  couchée  à  onze  heures  et  demie.  A  minuit,  une  camériste 
a  cru  entendre  du  bruit  et  comme  un  gémissement  dans  sa 
chambre.  Elle  y  est  accourue,  et  déjà  la  reine  n'existait  plus. 
Elle  avait  beaucoup  écrit  pendant  la  journée  et,  en  se  mettant 
au  lit,  elle  avait  recommandé  à  la  camériste  de  ne  pas  entrer 
avant  sept  heures,  parce  qu'elle  voulait  dormir  et  se  reposer 
plus  longtemps  qu'à  l'ordinaire.  Et  c'est  dans  l'éternité  que 
s'est  réveillée  cette  reine  de  la  terre.  Puisse-t-elle  se  reposer 
dans  le  sein  de  Dieu  des  peines  et  des  agitations  de  sa  vie! 

10  septembre  1814. 

J'ai  été j:fi_jnatin  voir  la  reine  de  Naples  exposée  dans  son 
cercueil.  Il  y  avait  foule  dans  la  chapelle  de  la  cour.  La  reine 
m  aparu  excessivement  petite  ;  elle  était  vôtue  fort  simplement  : 
une  robe  de  taffetas  noir,  un  bonnet  et  une  fraise  en  dentelle, 
des  souliers  de  drap  d'argent.  Le  cercueil,  sans  aucun  orne- 
ment^ était  placé  sur  un  haut  catafalque,  entouré  de  cierges 
gigantesques  que  la  chaleur  faisait  ployer.  Le  corps  de  la  reine 
reposait  sur  un  drap  de  toile  d'argent;  un  petit  coffret  contenant 
ses  entrailles  était  à  ses  pieds,  et  sur  un  coussin  de  velours,  à  sa 
droite,  on  voyait  l'ordre  de  la  Croix-Étoilée,  une  paire  de  gants 
blancs,  et  un  éventail  :  c'est  un  ancien  usage.  Le  peuple  se  pres- 
sait en  foule  par  pure  curiosité,  mais  il  n'y  avait  de  gens  de  dis- 
tinction, dans  la  chapelle,  que  ceux  qui  par  leurs  charges 
étaient  forcés  de  s'y  trouver.  Deux  dames  du  palais  priaient 
dans  des  stalles,  et  deux  officiers  de  la  garde  hongroise,  l'épée 
nue,  se  tenaient  près  du  cercueil.  Le  dernier  sommeil  de  la 
reine  porte  l'empreinte  de  la  tristesse  et  d  une  grande  fatigue. 
Je  n'ai  pas  été  frappée  de  la  pompe  ni  de  la  majesté  des  der- 
niers honneurs  rendus  à  cette  princesse. 

La  reine  de  Naples,  qui  croyait  mourir  à  Naples,  avait  fait 
attacher  son  portrait  au  tombeau  de  Marie-Thérèse  sa  mère, 
dans  le  caveau  des  capucins,  à  Vienne.  Ce  portrait  était  accom- 
pagné d'une  filiale  et  touchante  inscription,  qui  témoignait  le 
regret  qu'avait  la  princesse  de  ne  pouvoir  être  ensevelie  près 


/ 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  i\[ 

de  ses  augustes  parents.  Sensible,  mais  inutile  prévoyance;  la 
dépouille  mortelle  de  la  reine  est  déposée  aux  capucins. 

18  septembre  1814. 

Peu  de  personnes  pensent  encore  à  la  reine  de  Naples.  J'ai 
vu  hier  M.  de  Pré  ville  (amiral  au  service  de  Naples);  il  lui  était 
sincèrement  attaché,  il  Test  à  sa  mémoire^  et  il  le  doit. 

On  a  généralement  accusé  la  reine  d*avoir  ordonné  les  hor- 
ribles exécutions  qui  ont  eu  lieu  à  Naples  en  1799;  rien  n'est 
plus  faux,  nous  a  assuré  M,  de  Préville.  C'est  M.  Acton  et 
lord  Nelson  qui  les  ont  fait  faire.  La  reine  s'est  brouillée  avec 
le  roi  dans  cette  occasion  :  eh  bien!  toute  l'Europe  a  blâmé 
et  blâmera  toujours  cette  princesse  pour  cette  excessive 
rigueur.  Je  n'ai  encore  entendu  personne  réfuter  cette  calomnie^ 
excepté  H.  de  Préville.  Ce  n'est  pas  un  courtisan,  c'est  un 
homme  d'honneur  dans  toute  l'acception  du  mot. 

L'impératrice  Marie-Louise  voyait  souvent  la  reine,  sa 
grand'mère,  cet  été,  et  lui  amenait  son  fils,  le  petit  Napo- 
léon (1).  La  reine  ne  Ta  jamais  appelé  autrement  que  Mon 
petit  Monsieur.  Lorsqu'elle  apprit  le  mariage  de  l'archidu- 
chesse avec  Napoléon,  elle  s'écria  :  c  II  ne  manquait  à  mes 
malheurs  que  de  devenir  la  grand'mère  du  diable.  >  Cette 
même  reine  disait  aussi  de  Napoléon  :  <  L'enfer  est  dans  son 
cœur,  et  le  chaos  dans  sa  tête.  »         ^  ] 

LE   GONGRàS 

23  septembre  1814. 

Tous  les  souverains  de  l'Europe  arrivent  à  Vienne  pour  le 
congrès.  On  a  fait  d'immenses  préparatifs,  pour  les  recevoir 
d'une  manière  éclatante.  Le  luxe  qu'on  déploie  dans  cette 

(1)  C'est  un  charmant  enfant  :  ses  jeux  sont  tout  militaires  ;  des  dames 
aoglaises  ont  été  le  voir  :  il  jouait  au  soldat;  elles  se  sont  rangc^es  com- 
plaisamment  en  ligne  ennemie;  il  a  fait  le  mouvement  de  tirer  dessus,  elles 
ont  fait  temblani  d*étre  atteintes  et  de  tomber;  il  a  été  transporté  de  joie. 
Dans  ses  jeux,  il  répète  souvent  :  Fermez  la  grille!  C'est  un  souvenir  des 
dernières  heures  passées  aux  Tuileries. 


112  SOUVENIRS 

occasion  n'a  point  d'exemple.  J'ai  vu  ce  matin  rentrée  de 
l'empereur  de  Russie  et  du  roi  de  Prusse.  J'étais  chez  la  com- 
tesse Sarah  de  Bruges,  qui  a  un  balcon  sur  la  rue  qui  conduit 
au  Prater.  L'empereur  de  Russie  et  le  roi  de  Prusse  ont  dû 
être  frappés  de  la  magnificence  du  spectacle  qui  s'offrait  à 
leur  vue  :  les  plus  belles  troupes  du  monde,  habillées  à  neuf, 
étaient  rangées  dans  ces  belles  et  longues  allées  du  Prater. 
Toute  la  population  de  Vienne,  joyeuse  et  parée,  bordait  les 
rues  et  avenues  ;  le  cortège  de  l'empereur  d'Autriche  était 
magnifique,  la  musique  des  régiments  incomparable.  Le  plus 
brillant  soleil  augmentait  encore  l'éclat  de  cette  journée. 

Les  rois  de  Danemark  et  de  Wurtemberg  arrivèrent  jeudi 
dernier.  Le  roi  de  Danemark  fut  si  pressé  de  faire  sa  visite  à 
l'empereur,  qui  voulait  le  recevoir  avec  toute  la  solennité 
possible,  que  les  bougies  du  salon  où  il  devait  le  voir  ne  se 
trouvèrent  pas  toutes  allumées.  L'empereur,  voyant  l'agitation 
des  gens  chargés  de  ce  soin,  voulut  leur  éviter  un  peu  de 
peine  en  les  aidant  lui-même  ;  et  le  roi  de  Danemark  le  sur- 
prit dans  cette  occupation. 


INCORB    LE   CONGRÈS 

25  octobre  1814. 

La  grande-duchesse  Catherine  disait  ce  matin  à  un  ministre, 
en  présence  du  duc  de  Richelieu,  qui  Ta  raconté  ce  soir  chez 
ma  belle-sœur  :  t  J'ai  vu  lord  Castlereagh  faire  un  énorme 
bâillement  après  que  M.  de  Metternich  eut  aussi  bâillé;  qu'est-ce 
que  cela  veut  dire?  Serait-ce,  par  hasard,  parce  que  le  congrès 
sommeille?  »  Politiquement,  s'entend,  car  le  prince  de  Ligne 
appelle  ce  congrès  le  congrès  dansant.  Il  est  certain  qu'on  s'y 
divertit  à  merveille;  on  dirait  que  les  rois  sont  comme  les  en- 
fants qui  ont  besoin  de  récréation  après  quelques  instants 
d'application.  C'est  une  vacance  de  rois.  Puisse  le  génie  du 
mal  et  de  Tambition  ne  pas  les  distraire  t 


DK   LA   BARONNE  DU   MONTET  fia 

BAL    MASQUk    PENDANT    LB    CONGRÈS 

6  novembre  1814» 
On  fait  de  Thistoire  maintenant  avec  des  charades  en  spec- 
tacles, en  paillettes,  en  jupons  roses,  et  en  domino.  Les 
masques  jouent  un  grand  rôle.  Je  n'avais  pas  cette  ambition, 
mais  j'ai  été  à  cette  grande  redoute  masquée  avec  la  com- 
tesse de  f  ûrheim.  Nous  avons  fort  intrigué  le  duc  de  Riche- 
lieu. Nous  avons  dit  quelques  mots  à  l'empereur  de  Russie  ; 
il  était  préoccupé,  il  a  répondu  peu  gracieusement,  contre  son 
habitude,  car  on  ne  saurait  être  plus  chevaleresquement 
aimable.  Constantine,  piquée,  lui  dit,  en  toutes  lettres,  qu'il 
était  gâté  par  les  hommages,  les  flatteries  et  les  femmes  ;  et 
ne  comprenant  sans  doute  pas  tout  ce  que  le  mot  foi  a  d'inju- 
rieux en  français,  elle  lui  a  dit  qu'il  était  fat.  À  ce  terrible 
mot,  tous  ceux  qui  nous  entouraient  se  sont  reculés  d'effroi. 
Alexandre  a  paru  fort  mécontent.  Il  nous  a  suivies,  et  pendant 
que  nous  parlions  au  duc  de  Richelieu  il  lui  a  dit  en  passant  : 
•  Vous  ôtes  fort  occupé,  monsieur  de  Richelieu.  —  Oui, 
Sire,  et  par  des  masques  très  aimables.  —  Vous  êtes  plus 
heureux  que  moi,  car  elles  m'ont  bien  mal  traité.  >  J'ai  grondé 
Constantine  ;  son  mariage  avec  le  prince  russe  Rasoumofl'sky 
est  presque  arrêté  ;  elle  l'épousera  probablement»  Le  vice-roi 
d'Italie  Eugène  est  toujours  entouré  d'une  multitude  de  jolis 
masques.  Le  roi  de  Prusse  est  extrêmement  aimable  avec  les 
femmes  masquées  ;  le  prince  royal  de  Wurtemberg,  quelque- 
fois, mais  on  ne  le  ménage  pas- j  4e.prfeea-royAl.de  Pruss^ 
désagréable  au  possible,  d'abord  par  sa  surdité  et  son  bégaie- 
ment^ ensuite  par  la  rudesse  de  son  ton.  Il  se  dit  de  grandes 
vérités  à  ces  redoutes  ;  mais  il  y  a  tant  de  monde,  qu'il  est 
impossible  de  suivre  un  masque  pour  le  découvrir.  Il  peut  s'y 
ourdir  aussi  beaucoup  dlntrigues  ;  elles  ne  sont  pas  toutes 
d'amour,  je  crois.  J'ai  vu  ce  soir  un  masque  remettre  un  œillet 
au  prince  Eugène  ;  il  Ta  soustrait  rapidement  à  la  vue. 

J'avais  été  chargée  par  une  de  mes  amies,  la  comtesse  de 
Schaffgotsch,  qui  avait  dt(5  à  Milan  pendant  la  vice-royauté 

8 


'/ 


Ii4  SOUVENIRS 

d'Eugène,  de  l'intriguer.  Cela  était  d'autant  plus  facile  à 
Mme  de  Schaffgotsch,  qu'une  de  ses  sœurs  avait  été  attachée, 
je  crois,  à  la  vice-reine.  Elle  m'avait  bien  fait  ma  leçon.  Aussi 
le  prince  Eugène  fut-il  prodigieusement  intrigué;  il  me  don- 
nait le  bras,  et  cherchait  à  deviner  mes  bagues  sous  mon  gant 
blanc,  pour  avoir  un  point  de  reconnaissance  ;  il  me  faisait 
l'honneur  de  me  trouver  aimable  et  il  l'était  lui-même,  et  tou- 
jours de  très  bon  ton.  Tout  d'un  coup  il  s'écria  dans  un  moment 
de  dépit  :  <  C'est  singulier,  en  allemand  vous  avez  Faccent 
français,  en  français  l'accent  allemand.  >  Je  lui  répondis  en 
riant  deux  mots  d'italien,  je  n'en  savais  guère  plus,  et  je  lui 
demandai  s'il  ne  me  trouvait  pas  l'accent  anglais  en  italien. 


LES   FftTBS    DU    CONGRÈS 

Vienns,  1814. 

Ce  serait  jouer  de  malheur  que  de  ne  pas  rencontrer  un 
empereur,  un  roi,  un  prince  régnant;  de  ne  pas  heurter  un 
prince  royal,  un  grand  général,  un  diplomate  fameux,  un 
ministre  célèbre.  Il  y  a  foule  à  Vienne,  foule  royale  :  deux  dé- 
licieuses impératrices,  celle  d'Autriche  et  celle  de  Russie  ;  une 
laide  reine,  des  princesses  charmantes  qui  le  deviendront.  Le 
matin  les  rois  se  promènent  à  pied,  lorsqu'ils  ne  jouent  pas 
aux  soldats;  quand  il  n'y  a  ni  grandes  revues,  ni  chasses,  ils 
font  des  visites;  ils  vivent  en  garçons.  Le  soir  Us  sont  en 
grand  uniforme,  ils  étincellent  dans  les  fêtes  vraiment  fée- 
riques que  leur  donne  l'empereur  d'Autriche  ;  lui,  si  simple, 
si  sobre,  est  magnifique  et  splendide  dans  la  réception  qu'il 
}     leur  fait.  Chaque  souverain,  chaque  prince  régnant  ou  royal, 
;     a  des  voitures  de  la  cour,  des  gardes  à  cheval,  des  chevaux 
,   superbes;  tous  ces  cortèges  sont  beaux,  élégants;  tout  est 
brillant,  tout  est  neuf;  et,  sous  la  direction  du  grand  écuyer 
comte  deTrautmannsdorff,  ces  équipages  princiers  se  croisent 
.  dans  tous  les  sens  sans  qu'il  y  ait  jamais  ni  confusion  ni  acci- 
dent. Des  aventuriers,  des  courtisans  célèbres  se  mêlent  à 
tout  ce  mouvement;  des  femmes  belles  et  sages  sont  adorées 


DE    LA   BARONNE   DU   MONTET  H5 

par  des  monarques  sans  que  leur  réputation  en  souffre,  car 
il  y  a  encore  ici  des  passions  chevaleresques;  les  cancans, 
les  commérages^  sont  royaux,  ou  pour  le  moins  princiers. 
L'histoire  se  repose,  les  souverains  s'amusent,  ils  sont  en  va- 
cances, et  ils  jouissent  complètement  de  leur  congé.  Il  y  a  hien 
plus  d'éléments  et  d  idées  d'égalité  dans  le  monde  qu'on  ne 
t'imagine (1)  :  les  princes  font  la  cour  aux  artistes;  les  hommes 
de  talent  font  les  importants,  et  sont  familiers  avec  les  poten- 
tats. M.  d^TaUeyrand,  dans  sa  sphère,  très  élevée  assurément, 
a  toujours  le  ton  et  l'autorité  d'un  diplomate-roi  :  on  le  flatte; 
il  règne;  on  a  peur  de  son  esprit  :  l'Europe  est  sur  le  qui-vive, 
dans  la  crainte  d'un  de  ses  bons  mots.  Les  fêtes  se  succèdent 
sans  interruption,  à  la  cour  et  chez  les  grands  seigneurs;  on 
ne  sait  qu'inventer.  lJn.e  partie  d'échecs  vivants  chez  Mme  de 
Zichy  a  eu  le  mérite,  de  la  bizarrerie;  c'était  une  espèce  de 
ballet,  où  les  personnages  habillés  en  fous,  en  rois,  reines, 
tours,  etc.  ont  exécuté  une  partie  savante.  Des  romances 
figurées^  à  la  cour,  ont  été  jolies  ;  la  comtesse  Sophie  Zichy  et 
le  comte  de  Woyna  chantaient^  et  le  sujet  de  chaque  couplet 
était  représenté  en  tableaux  derrière  une  gaze,  dans  le  genre 
des  rêves  d'opéra  ;  c'était  fantastique  et  charmant.  Le  carrou- 
sel, le  bal  costumé,  les  tableaux  vivants,  surtout  celui  de  la 
famille  de  Darius  (par  Ch.  Le  Brun),  ont  été  d'une  magnifi- 
cence incroyable.  Jamais  tant  de  diamants,  de  perles,  de 
pierres  précieuses  n'ont  étincelé  au  soleil  et  aux  bougies; 
jamais  tant  de  fleurs^  de  blondes,  de  plumes,  de  velours  et  de 
satin  ;  jamais  une  réunion  de  plus  jolies  et  belles  femmes,  et 
d'élégants  chevaliers.  Mais,  mon  Dieu!  que  de  réclamations 
surannées  !  Voici  venir  le  marquis  de  Montchenu,  Tinsoute- 
nable  bavard,  le  plus  bavard  de  tous  les  bavards  I  Je  ne  sais 
ce  qu'il  prétend,  mais  ses  droits  datent  positivement  de  la 
guerre  de  Sept  ans  (l'avons-nous  inventé  dans  notre  dépit, 
ou  est-ce  une  réalité  ?)  :  c'est  une  demande  d'indemnité  de 
fourrages,  qui  l'amène  au  congrès. 

(i)  A  voir  l'empressement  des  grands  à  descendre,  et  l'ambition  des 
inférieurs  à  monter,  il  semble  que  ces  extrémités  finiront  par  se  réunir 
incessamment. 


410  SOUVENIRS 

Le  roi  de  Danemark^  avec  sa  figure  d'albinos,  est  très  ga- 
lant; 11  s^est  passionna  pôjEffUne  jeûné  fîTte..çle  la  classe  ou- 
vrière, blonde  et  rose,  une  jolie  grise tte.  Elle  voulut,  il  y  a 
quelques  jours,  prendre  un  somptueux  logement  dans  l'hôtel 
de  la  princesse  de  Paar;  elle  était  d'accord  sur  tout,  meubles, 
loyer  énorme  :  <  Qui  aurai-je  l'honneur  de  nommer  à  Mme  la 
Princesse?  •  lui  dit  le  concierge  en  terminant...  —  Ecrivez, 
lui  répondit-elle  majestueusement,  que  vous  avez  loué  ce  loge- 
ment à  la  reine  de  Danemark  !  >  Le  concierge  fut  ravi  ;  il  écri- 
vit bien  vite  cette  grande  nouvelle;  la  princesse  de  Paar  fut 
furieuse  et  défendit  de  passer  outre.  Elle  est  très  connue  à 
Vienne,  cette  reine  de  Danemark;  le  nom,  ou  plutôt  le  sobri- 
quet lui  en  restera.  C'est  bien  franchement  qu'elle  se  croit 
reine. 

Les  deux  sœurs  (1)  de  l'empereur  Alexandre,  la  grande- 
duchesse  Marie,  duchesse  de  Weimar,  et  la  grande-duchesse 
Catherine^  veuve  du  duc  d'Oldenbourg,  sont  deux  ravissantes 
princesses,  aussi  jolies  que  spirituelles.  L'empereur  aime 
beaucoup  ses  sœurs,  mais  il  est  sévère  ;  elles  sont  élégantes 
et  polies.  La  grande-duchesse  Catherine  a  réellement  une 
instruction  extraordinaire  :  elle  sait  tout,  et  tout  parfaitement. 
Comprend-on  par  exemple  qu'elle  soutienne  une  conversation 
savante  sur  l'art  des  fortifications  avec  un  officier  du  génie 
très  supérieur  dans  cet  art;  qu'elle  sache  tous  les  termes 
techniques,  les  plus  inusités,  les  plus  anciens  et  les  plus  mo- 
dernes; qu'elle  ne  fasse  jamais  une  erreur?  C'est  ce  qui  a  jeté 
le  général  de  \*^'*  dans  un  profond  étonnement.  Vous  direz 
que  probablement  la  princesse  avait  appris  sa  leçon  le  matin, 
mais  quelle  leçon  I 

(1)  Les  deux  graodes-ducbesses  ont  une  véritable  adoration  pour  Tem- 
pereur,  qui  de  son  côté  a  pour  elles  les  attentions  les  plus  ckovaleresques. 
Elles  sont  gaies  et  seraient  un  peu  moqueuses  ;  l'empereur  leur  en  impose. 
Leur  conduite  au  reste  est  irréprochable.  Leurs  charmantes  figures  sont 
bien  piquantes,  encadrées  dans  les  fleurs,  les  plumes  et  leurs  magnifiques 
fourrures.  Isabey  en  a  fait  de  gracieux  portraits. 


DE  LÀ  BARONNE   DU  MONTET  117 

LB  POÈTE  WERNER 

Le  roi  de  Prusse  ne  peut  pardonner  au  poète  Werner  (1) 
d'avoir  abjuré  la  religion  luthérienne;  il  lui  a  ôté  ses  places 
et  ses  pensions.  Par  une  bizarrerie  inexplicable  il  a  exigé  qu'il 
se  présentât  chez  lui  ici,  à  une  de  ses  réceptions  du  matin. 
VVepne^  s'y  est  rendu  avec  l'habit  ecclésiastique  qu'il  porte, 
ses  longs  cheveux  gras  tombant  sur  ses  épaules.  Il  se  tenait 
modestement  dans  le  cercle.  Le  roi,  passant  devant,  lui  a  dit 
brusquement  .  «  Je  n'aime  pas  les  gens  qui  changent  de  reli- 
gion. —  C'est  pour  cela,  sire,  a  répondu  Werner  en  s'inclinant 
profondément,  que  je  suis  rentré  dans  celle  de  mes  pères.  > 

Werner  a  voulu  se  faire  augustin;  il  demeure  dans  le  cou- 
vent des  religieux  de  cet  ordre,  à  Vienne;  il  suit,  autant  que 
cela  lui  est  possible,  les  règles  douces  de  cette  maison,  sans  y 
être  engagé  ;  mais  sa  turbulente  imagination  ne  peut  guère  se 
fixer,  je  crois,  ni  s'assujettir  à  un  genre  de  vie  méthodique  et 
uniforme.  U  prêche  avec  un  succès  immense;  le  poète  ne  peut 
se  dissimuler;  la  foule  est ^ telle  qu'on  ne  peut  trouver  à  se 
placer.  Je  trouve  très  remarquable  et  providentiel  que  l'au- 
teur de  Luther  se  trouve  à  même  de  réfuter  les  fausses  doc- 
trines de  Luther  devant  l'élite  de  l'Europe  protestante,  luthé- 
rienne et  calviniste;  on  l'écoute  avec  intérêt,  curiosité  et  mali- 
gnité. Oui,  Werner  prêche  en  poète,  mais  en  poète  sublime  et 
chrétien,  en  poète  orthodoxe;  que  voudrait-on  de  plus?  Il 
a  une  foi  ardente,  et  qui  mieux  que  lui  peut  parler  efficace- 
ment contre  les  erreurs  qu'il  a  soutenues  avec  passion,  abjurées 
avec  une  conviction  profonde? 

Il  y  a  une  véritable  harmonie,  une  harmonie  ineff'able,  entre 
la  poésie,  l'éloquence  et  la  musique  sacrée;  les  derniers  sons 
d'une  voix  éloquente  nous  tiennent  attentifs  et  pénétrés  long- 

(1)  Zacharie  Werner,  né  le  18  novembre  1768  &  Rœnigsberg,  mort  & 
Vienne  le  17  janvier  1823.  Protestant,  il  se  convertit  au  catholicisme  et  se 
fit  prêtre.  Les  sermons  qu*il  prononça  en  1814  à  Vienne  eurent  beaucoup 
d'auditeurs.  U  a  composé  des  drames  où  U  y  a  de  Toriginalité,  de  l'ob- 
servation, des  beautés  de  style,  mais  beaucoup  de  mysticisme,  de  bizar- 
rerie et  de  désordre.  (Éd.) 


418  SOUVENIRS 

temps  après  qu'elle  a  frappé  nos  oreilles;  les  derniers  gémis- 
sements de  Torgue  semblent  porter  vers  Dieu,  comme  la  fumée 
de  Tencens  qui  brûle  devant  Tautel^  nos  regrets  sanctifiés,  nos 
espérances  épurées,  et  tiennent  les  âmes  religieuses  un  ins- 
tant comme  suspendues  entre  la  terre  et  le  ciel.  Isaïe,  le  plus 
grand  des  prophètes,  fut  aussi  le  plus  sublime  des  poètes. 
David  a  chanté  sur  la  harpe  ses  royales  douleurs,  son  amer 
repentir.  Le  poète  pénitent  n'a  pas  eu  son  égal. 
^  Werner  a  une  figure  mystique  et  inspirée,  des  compcirai- 
sons  pleines  de  disparates^  souvent  d'une  poésie  admirable, 
ou  d'une  simplicité  triviale;  sa  voix  est  quelquefois  sourde  et 
creuse;  il  souffre  de  la  poitrine;  il  est  grand,  maigre,  hâve; 
il  a  une  bouche  énorme,  des  gestes  véhéments;  en  tout,  un 
aspect  sévère  et  exalté.  Il  a  eu  deux  femmes,  avec  lesquelles  il 
a  divorcé,  et  qu'il  avait  beaucoup  aimées;  la  dernière  vit 
encore;  la  religion  luthérienne  lui  a  permis  de  divorcer;  la 
religion  catholique  ne  reconnaît  pas  le  mariage  qu'elle  n'a  pas 
consacré;  il  était  donc  parfaitement  libre.  Il  a  conservé  de  sa 
mère  une  affection  profonde  et  de  vifs  regrets  de  sa  perte. 

Wemer  a  pris  pour  sujet  d'un  de  ses  derniers  sermons  la 
simplicité  ëvangélique.  Il  s'est  surpassé.  Ce  n'est  pas  sans 
intention,  sans  doute,  qu'il  a  choisi  cette  modeste  vertu  pour 
la  prêcher  à  l'élite  de  la  société  européenne  :  il  a  surpris  son 
auditoire  en  citant  l'empereur  d'Autriche,  t  L'empereur  est 
simple,  i  s'est-il  écrié.  C'était  faire  l'éloge  de  la  simplicité  et 
de  l'empereur,  mais  cela  était  inattendu.  Il  a  du  reste  bien 
pris  son  moment,  et  l'empereur  triomphant,  victorieux,  et 
magnifique,  ne  s'en  est  certainement  pas  offensé. 

Werner  avait  été  à  Home  pour  y  puiser  des  arguments 
contre  la  religion  catholique,  faire  l'histoire  de  ses  abus,  et  la 
critique  de  ses  cérémonies.  C'est  à  Saint-Pierre  qu'il  a  été 
touché  de  la  majesté  du  culte,  c'est  à  Rome  qu'il  s'est  converti. 

Quand  je  vois  Werner,  il  me  fait  l'effet  d'un  martyr.  L'au- 
teur de  Luther  sous  l'habit  monastique!  L'auteur  d'AUila 
vaincu  par  la  foi,  renonçant  à  la  gloire!  Le  poète  ardent, 
passionné,  méditant  dans  la  solitude  du  clottre,  enchaînant 
cette  imagination  si  puissante,  repoussant  ses  rêves  brillants. 


DE  LA  BAROMME  DU  MONTET         419 

seB  fantômes  hëroi'qnes  et  les  douces  visions  de  son  eceur  tendre 
et  passionné,  autant  que  de  son  génie  t  0  poète  t  est-ce  que  le 
bruit  du  camp  du  terrible  Attila  ne  vient  pas  troubler  quet 
qv^ois  le  silence  de  ta  cellule?  Est-ce  que  les  blonds  cheveux 
de  la  perfide  Hildegonde  ne  voilent  pas  la  sainte  image  sus- 
pendue devant  toi?  ˣt>ce  que  les  purs  et  touchants  accents 
d'Honoria  n'élèvent  pas  dans  ton  cœur  comme  un  gémisse- 
ment, comme  une  plainte  de  ce  chaste  amour^  prédestination 
des  âmes  aimantes?  Est-ce  que  les  sons  vapcureux»  le  cbceur 
mélodieux  des  ombres  Scandinaves  ne  se  mêlent  pas  au  siffle- 
ment du  v0it  qui  fait  vibrer  ta  fenêtre  gothique?  Est-ce  que 
ces  ombres  charmantes  ne  secouent  pas  la  neige  de  leur  ailes 
transparentes  et  glacées  pour  rafraîchir  ton  front  qui  brûle  (i)? 


WBRNER  A  VIENITB  BT  A  HADBBSDOBF 

Le  vénérable  Père  Antonin  Franzcmi,  supérieur  des  augustins 
à  Vienne,  dans  le  couvent  duquel  Wemer  s'était  retiré,  nous 
l'amena  plusieurs  fois  à  la  campagne  chez  ma  belle-sœur.  H 
prêcha  un  jour  de  fête  de  la  Sainte  Vierge,  dans  l'église  de 
Tabbaye  de  Maria-Brunn^  notre  chère  abbaye  si  pittoresque^ 
et  si  belle  alors!  Il  y  avait  dans  l'é^e  une  Vierge  miracu- 
leuse, que  les  paysans  venaient  invoquer  processionnellement 
de  plusieurs  lieues  à  la  ronde.  On  voyait  les  jours  de  fête  des 
villages  entiers,  conduits  par  leurs  curés,  descendre  des  bois 
environnants,  en  chantant  d'une  voix  juste  et  piure  des  can- 
tiques pieux.  Celui  qui  portait  la  croix  et  l'image  de  Notre- 
Seigneur  ornée  de  fleurs,  de  rubans  et  de  guirlandes^  ne 
manquait  jamais  de  lui  faire  faire  im  profond  salut  à  la  Sainte 
Vierge.  «  Le  fils  doit  du  respect  à  sa  mère  >,  disaient-il  naïve- 
ment quand  nous  nous  étonnions  de  cette  politesse.  Ces 
chants,  ces  fleurs^  ces  populations  ferventes,  cette  église 
isolée  et  si  remplie,  impressionnèrent  vivement  Werner;  il 


(t)  Cf.  l'analyse  de  V Attila  de  Wcroer  dans  VAtlemagne  de  Mme  de 
Staôl,  II,  24.  (Éd.) 


120  SOUVENIRS 

prêcha  avec  effusion,  on  pourrait  presque  dire  avec  passion. 
Le  luthérien  ardent,  le  fanatique  admirateur  de  Luther, 
Werner  enfin,  converti  et  prédicateur  du  saint  culte  de  Marie, 
nous  parlant  avec  son  entraînante  éloquence  des  perfections 
de  la  Vierge,  lui  adressant  une  prière  palpitante  de  foi,  d'exal- 
tation et  d'amour,  n'était-ce  pas  une  chose  digne  d'admira- 
tion? 

Nous  avions  espéré  que  Werner  convertirait  à  la  foi  catho- 
lique le  baron  de  Bœsner,  qui  était  protestant.  Mais  le  baron 
se  méfiait;  il  repoussa  toutes  les  insinuations.  Werner  n'en 
parut  pas  affligé  :  «  11  n'est  pas  encore  temps^  dit-il  à  mon 
angélique  belle-sœur;  il  n'arrivera  à  la  lumière  que  par  l'ad- 
versité. •  Cette  prophétie  s'est  accomplie. 

Werner  aimait  M.  du  Montet.  La  figure  si  noble  de  mon 
mari;  ce  front  élevé,  signe  d'une  belle  intelligence;  cette  fran- 
chise chevaleresque  de  langage^  devaient  plaire  au  poète, 
ainsi  que  le  signe  de  la  vaillance  qu'il  portait  sur  la  poitrine. 
Mon  cher  Joseph  reconduisait  un  soir  Werner  à  Vienne  dans 
sa  calèche  (il  avait  passé  la  journée  à  Hadersdorf).  Ils  trouvè- 
rent, en  arrivant  à  l'entrée  du  faubourg,  un  grand  rassemble- 
ment de  peuple;  on  chantait;  l'air  était  embaumé;  la  statue 
de  saint  Jean  Népomucène,  ornée  de  fleurs,  étincelait  de 
lumières.  C'était  le  12  de  mai,  jour  où  commence  la  neuvaine 
du  saint.  Le  spectacle  toucha  Werner  :  il  fit  arrêter  sa  calèche; 
il  parla  au  peuple  avec  enthousiasme;  il  loua  le  saint  avec  des 
gestes  et  une  voix  d'inspiré;  cette  improvisation  fut  tout  à  fait 
tnoyen  âge.  Les  bonnes  gens,  étonnés  d'abord,  le  reconnurent 
et  furent  ravis.  M.  du  Montet  nous  fit  un  intéressant  tableau 
de  cette  touchante  dévotion  populaire  et  de  la  pieuse  exalta- 
tion de  son  compagnon  de  route. 

Werner  est  mort  à  Vienne  le  17  janvier  1823,  dans  le  cou- 
vent des  augustins,  assisté  par  son  ami  le  saint  et  austère  Père 
Antonin.  Ses  funérailles  furent  suivies  par  une  foule  immense 
de  tout  rang  et  de  toute  condition.  Le  peuple  de  Vienne  avait 
pour  lui  une  vénération  profonde.  Il  avait  demandé  d'être 
enterré  au  village  d'Enzersdorf,  et  désiré  qu'on  mtt  dans  son 
cercueil  le  portrait  de  sa  mère. 


DE   LA  BARONNE  DU  MONTET  121 

LE  BEAU  CAPITAINE  DE  GRENADIERS 

Mme  du  Montet^  ma  belle-mère,  me  racontait  que  se  trou- 
vant dans  un  des  plus  brillants  magasins  de  nouveautés  à 
Vienne,  en  1804,  elle  vit  tous  les  commis,  les  demoiselles  et 
les  maîtres  du  magasin  se  précipiter  à  la  porte  qui  donnait  sur 
le  Graben.  La  garde  passait,  c  Le  beau  capitaine}  criaient-ils 
tous,  voilà  le  beau  capitaine  de  grenadiers^  chevalier  de  Marie- 
Thérèse.  »  Mme  du  Montet,  qui  était  très  vive  et  très  curieuse, 
courut  comme  les  autres.  Son  ûls  passait  à  la  tète  de  sa  com- 
pagnie; chacun  Tadmirait,  si  jeune,  si  beau,  et  déjà  décoré  du 
bel  ordre  militaire.  Elle  fut  bien  ûère  de  l'enthousiasme  qu'il 
inspirait  :  c  C'est  mon  fils  »,  disait-elle  toute  joyeuse;  elle 
reçut  des  compliments  sincères.  Il  était^  en  effet,  admirable- 
ment beau,  avec  une  expression  de  physionomie  toute  cheva- 
leresque et  une  grande  distinction  de  tournure. 


l'entrée    des  ALLIES  A   PARIS 

Voici  une  lettre  qui  a  mis  mon  orgueil  de  Française  au  déses- 
poir. J'enrage...  et  d'autant  plus  que  cette  lettre  dit  la  vérité;  elle 
est  écrite  au  reste  par  un  Français  au  service  de  TAutricbe  M.  de 
Lort,  camarade  et  ami  de  M.  du  Montet. 

«  Paris,  avril  1814. 
c  Cher  ami,  les  prodiges  se  multiplient  chaque  jour,  les 
gazettes  vous  les  apprennent;  à  aucune  époque,  le  doigt  de 
Dieu  ne  s'est  montré  plus  visiblement;  nous  avons  bronché 
bien  souvent,  et  cependant  les  décrets  éternels  sont  accom- 
plis. Que  dis- tu  de  la  fin  de  cet  homme  naguère  si  gigan- 
tesque ?  Si  ce  fléau  de  l'humanité  avait  péri  sur  un  des  nom- 
breux champs  de  bataille  qu'il  a  saturés  de  sang,  l'histoire 
eût  pu  l'appeler  un  héros.  La  pension  qu'il  réclame,  et  qu'il 
accepte,  le  met  au  niveau  des  aventuriers.  Laissons-le  désor- 
mais tourmenter  les  huîtres  de  son  nouvel  empire  et  y  établir 
son  système  continental.  Au  reste  les  hommes,  toujours  les 


422  SOUVENIRS 

mêmes,  ont  signale  plus  que  jamais  dans  le  moment  actuel  la 
neutralité  de  leur  ^oïsme.  Maréchaux»  ministres,  sénateurs, 
créatures  et  courtisans^  se  sont  empressés  à  lenvi  d'aban- 
d<Miner  leur  idole;  il  n'y  a  plus  d'autre  rivalité  esoire  eux  que 
Tempressemeni  de  se  gagner  de  vitesse  pour  balbutier  leur 
med  culpd  aux  pieds  du  Légitime.  C'est  à  qui  abjurera  Faigle 
voraee,  pour  se  réfugier  sous  le  lis  bienfaisant.  Tout  cela 
fait  tableau  paur  nous  autres  qui,  gorgés  des  délices  de  la 
capitale,  rions,  applaudissons  et  caressons  les  badauds  qui 
à  leur  tour  nous  amusent,  nous  fêtent,  nous  friponnent  et 
se  moquent  de  nous.  Jamais  il  n'a  roulé  plus  d'or  à  Paris; 
des  millions  de  ducats  circulent  chaque  jour  dans  cet 
inunense  *"****  (i);  les  marchands  épuisent  l^u-s  maga- 
sins; 60,000  c*"^*  (2),  sans  compter  les  femmes  honnêtes, 
sont  en  permanence  de  service,  femmes  d'employés,  civiks 
et  militaires.  Enlin,  que  te  dirai-je,  les  Parisiens  qui  nag^kl 
dans  l'abondance  des  vivres,  qui  ne  logent  ni  ne  nour- 
rissent aucun  militaire,  qui  ne  paient  aucune  espèce  de 
réquisition,  savent  à  peine  que  le  canon  a  tonné  à  leurs  bar- 
rières, et  trouvent  très  amusant  de  dépouiller,  avec  infiniment 
de  politesse,  tant  de  nations  étrangères  et  de  récolter  en 
échange  de  leurs  huîtres,  de  leurs  bonbons,  de  leurs  ♦*♦*♦  (3), 
un  pillage  des  deux  tiers  de  la  France.  Citait  un  spectacle 
unique  que  celui  du  10  (jour  de  Pâques)  :  quarante  mille 
hommes  de  la  plus  superbe  tenue;  vingt  mille  chevaux, 
comme  on  n'en  voit  plus  en  Europe,  rangés  en  bataille  sur 
les  boulevards,  groupés  sur  la  place  Louis  XY,  où  on  avait 
élevé  un  autel;  les  souverains  avec  leurs  suites,  grossies 
de  celles  des  maréchaux  français,  et  d'une  foule  d'uniformes 
de  toute  nation;  le  tout  surmonté  de  la  cocarde  blanche, 
passant  la  revue,  au  milieu  de  la  presse  de  60,000  badauds, 
qui  les  passaient  en  revue  eux-mêmes,  en  criant  à  tue- tête. 
Vive  l'ennemi!  viceni  les  alliés t  vivent  les  Bourbons f  un  Te 
Deum  solennel  chanté  en  quinze  langues  et  accompagné  par 

(1)  Ici  un  mot  que  je  ne  copie  pas. 

(2)  Encore  un  mot  que  ma  plume  se  refuse  à  transcrire. 

(3)  Encore  un  mot  que  ma  plume  se  refuse  à  transcrire. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  423 

cent  trente  pièces  d'artillerie;  les  alliés  remerciant  et  glori- 
fiant Dieu  de  leur  victoire;  les  maréchaux  français  et  le 
Sénat  lui  rendant  grâces  d'avoir  été  exterminés;  des  cris, 
des  larmes,  des  transports  épidémiques,  l'allégresse  géné- 
rale étouffant  les  soupirs  de  quelques  familiers  de  Napoléon 
et  de  la  cohorte  Savary;  des  femmes  surtout  électrisant  les 
esprits,  dans  l'ivresse  du  sentiment  et  de  la  joie,  par  les 
élans  passionnés  de  leur  royalisme;  l'empereur  Alexandre 
donnant  l'accolade  fraternelle  aux  maréchaux,  sénateurs,  etc., 
et  à  tout  ce  qui  l'entourait,  sur  cette  même  place  où  fut 
assassiné  le  vertueux  Louis  XVI  )  On  méprise  un  peu  davan- 
tage l'espèce  humaine,  après  avoir  vu  tout  cela;  mais  cela  ne 
laisse  pas  que  d'amuser  beaucoup  et  d'inspirer  surtout  un 
ironique  mépris  pour  messieurs  les  sénateurs  qui  dans  la 
nouvelle  constitution  ont  si  paternellement  assuré  le  sort 
de  leur  chère  postérité  aux  dépens  de  celle  des  autres  !  » 


NAPOLKON    PRKVIEB    CONSUL 
<S<mv^rde  1801.) 

J'ai  toujours  un  peu  de  méfiance  et  d'incrédulité  pour  les 
portraits;  je  suis  bien  aise  d'avoir  vu  Napoléon,  n  y  a  des 
figures  historiques  qui  font  voir  clair  dans  l'histoire.  Je  plains 
les  contemporains  de  cet  homme  prodigieux,  qui  ont  été  privés 
de  cet  avantage;  il  me  semble  qu'il  doit  leur  faire  Telfet  d'un 
nuage  de  feu,  d'un  fantôme  colossal  de  bronze  ou  de  l'ange 
exterminateur. 

C'était  au  mois  de  juillet  1801,  par  un  temps  magnifique.  Le 
premier  Consul  devait  passer  une  revue  dans  la  cour  des  Tui- 
leries. Nous  avions  des  cartes  d  entrée  pour  les  grands  appar- 
tements qu'il  devait  traverser;  ils  étaient  remplis  d'une  foule 
énorme  quand  nous  y  arrivâmes.  De  beaux  grenadiers  qui 
formaient  la  ligne  de  passage  nous  placèrent  entre  eux  ;  mon 
père  était  derrière  nous.  Nous  fûmes  intimidées  et  effarou- 
chées de  nous  trouver  dans  leurs  rangs,  d'autant  que  notre 
jeunesse,  et,  je  puis  le  dire,  nos  jolies  figures  fraîches  et  inno- 


124  SOUVENIRS 

centes  nous  faisaient  remarquer;  nous  remerciâmes  nos  pro- 
lecteurs et  descendîmes  dans  le  vestibule;  nous  nous  plaçâmes 
en  face  du  grand  escalier  que  le  premier  Consul  devait  des- 
cendre. Il  parut  peu  d'instants  après  :  il  était  entouré  d'un 
brillant  cortège,  tout  ce  que  Paris  contenait  de  généraux 
fameux  à  cette  époque  de  paix.  Nous  ne  fixions  que  Buonaparte. 
Il  portait  l'uniforme  de  chasseur,  je  crois,  habit  vert  sans 
galons,  son  chapeau  très  simple  aussi.  Ce  costume  formait  un 
contraste  frappant  avec  les  élégants,  étincelants  et  magnifi- 
ques uniformes  dont  il  était  entouré.  Il  descendait  rapidement. 
Parvenu  presque  aux  derniers  degrés,  il  s'arrêta  subitement, 
porta  la  main  à  son  chapeau  en  jetant  sur  notre  petit  groupe 
un  regard  que  je  n'oublierai  jamais.  Nous  étions  vêtues  de 
blanc,  et  avions  sur  la  tête  (à  la  mode  de  ce  temps)  un  assez 
long  voile  de  mousseline  blanche  très  claire,  posé  sur  nos  che- 
veux, encadrant  nos  visages  et  retombant  sans  aucune  pré- 
tention jusqu'à  la  ceinture;  mon  père  nous  donnait  le  bras; 
nous  nous  pressions  près  de  lui,  comme  des  jeunes  filles 
effrayées  et  fortement  impressionnées.  La  figure  de  mon  père 
était  noble  et  sévère;  sa  tenue  indiquait  toujours  l'ancien 
militaire,  extrême  propreté  et  gravité;  ses  grands  yeux  bleus, 
son  regard  ferme,  son  nez  aquilin,  sa  lèvre  inférieure  se  des- 
sinant sur  la  lèvre  supérieure,  lui  donnaient  un  caractère  par- 
ticulier de  physionomie,  auquel  on  ne  pouvait  se  méprendre; 
c'était  un  vrai  gentilhomme.  Le  premier  Consul,  ainsi  que  je 
vous  le  disais,  et  je  le  vois  encore  comme  si  c'était  hier,  jeta 
sur  nous  un  regard  vif,  profond,  scrutateur,  suivi  d'un  éclair 
de  bienveillance  marquée;  il  avait  singulièrement  ralenti  la 
rapidité  de  sa  marche;  en  nous  fixant,  peut-être  crut-il  que 
nous  avions  une  pétition  à  lui  présenter;  les  émigrés  à  cette 
époque  lui  en  présentaient  souvent;  je  crois  pouvoir  sans 
présomption  supposer  qu'elle  eût  été  bien  accueillie.  Buona- 
parte avait  vingt-neuf  ou  trente  ans  alors  :  il  était  très  maigre, 
pâle,  les  cheveux  très  noirs  ainsi  que  les  sourcils;  sa  physio- 
nomie avait  une  sorte  de  mélancolie  qui  n'était  pas  l'expres- 
sion d'une  préoccupation  triste,  mais  celle  d'une  pensée  pro- 
fonde. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  425 

Depuis  j'ai  vu  plusieurs  fois  le  premier  Consul,  mais  jamais 
d'assez  près  pour  remarquer  sa  physionomie  et  même  ses 
traits;  car,  il  était  à  cheval^  passant  des  revues  et  toujours  au 
galop,  entouré  de  sa  brillante  escorte.  L'empereur  Napoléon, 
devenu  très  gros  à  la  fin  de  son  règne,  ne  ressemblait  plus  du 
tout  au  premier  Consul. 

Nous  passions  souvent  nos  soirées  à  Paris,  en  1801,  chez 
Mme  de  Suzannet,  mère  du  général  vendéen  retenu  prisonnier 
alors  au  T^smple,  je  crois,  avec  MM.  de  Bourmont  et  de  Vezins. 
Nous  y  voyions  le  vieux  M.  de  Châtillon,  chef  royaliste  breton. 
Il  avait  des  entrevues  avec  le  premier  Consul.  L'arrestation 
de  ces  messieurs,  venus  à  Paris  munis  de  passeports  et  avec 
autorisation  pour  traiter  de  la  pacification  des  provinces  de 
l'Ouest,  s'était  faite  contre  le  droit  des  gens.  M.  de  Châtillon 
parlait  énergiquement  au  premier  Consul,  qui  lui  promettait 
souvent  la  liberté  des  trois  Vendéens,  sans  que  l'effet  suivîCla 
promesse.  Il  raconta  un  soir  avec  émotion  qu'à  la  suite  d'une 
discussion  très  animée  qu'il  avait  eue  le  matin  même  à  ce 
sujet,  Bonaparte  lui  avait  tendu  la  main  en  disant  :  c  Foi  de  gen- 
tilhomme, monsieur  de  Châtillon.  >  Il  était  impossible  d'avoir 
l'air  plus  loyal  chevalier  que  le  noble  chef  breton;  sa  physio- 
nomie exprimait  la  franchise;  ses  yeux  étincelaient  encore 
malgré  son  âge  avancé;  de  longs  cheveux  blancs  ombrageaient 
sa  tète  vénérable;  sa  parole  avait  l'énergie  de  l'homme  sans 
peur  et  sans  reproche,  l'inflexibilité  de  la  franchise  alliée  à  la 
vieille  courtoisie  (1). 


UN    SALON    DK    1801 

Voilà  que  mes  souvenirs  me  rejettent  dans  le  petit  salon  de 
Mme  de  Suzannet.  Respectable  femme,  âgée,  bien  dévote,  bien 
provinciale,  vénérable  et  vénérée.  Sa  fille,  Mme  de  Roiran, 

(1)  Ce  récit  est  légèrement  inexact  (cf.  le  tome  III  des  Paeifieationt  de 
VOuett,  de  Chassin),  et  il  ne  faut  en  retenir  que  le  portrait  de  M.  de  Châ- 
tillon et  le  mot  de  Bonaparte  que  le  vieux  gentilhomme  ne  vit  qu'une 
seule  fois»  le  5  mars  1800.  (Éd.) 


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126  SOUVKNIRS 

jeune  veuve  de  trente  à  trente-deux  ans,  nous  paraissait  bien 
vieille}  Nous  entendions  dire  qu'elle  avait  perdu  son  mari, 
courageux  et  dévoué  gentilhonune  vendéen,  tué  pendant  la 
guerre  et  de  la  manière  la  plus  tragique;  qu'elle  ne  Tavait 
jamais  aimé;  qu'il  l'avait  aimée,  lui,  passionnément! Cela  nous 
semblait  étrange,  ne  pas  aimer  son  mariî  nous,  qui  voyions 
ma  mère  si  tendrement  attachée  à  notre  père  qui  avait  vingt- 
cinq  ans  de  plus  qu'elle  1  ne  pas  regretter  un  mari,  un  héros 
vendéen!  Mme  de  Roiran  était  une  petite  femme,  fraîche  et 
ronde,  sans  distinction  :  elle  portait  ses  cheveux  coupés  à 
l'enfant,  bouclés  tout  autour  de  sa  tète,  retombant  sur  le  cou 
et  retenus  par  un  petit  ruban  couleur  de  rose;  elle  avait  des 
mines  enfantines;  M.  de  la  Yillegille,  qu'elle  a  épousé  depuis,  lui 
faisait  la  cour.  M.  de  La  Roche-Saint-André,  jeune  incoyable,  qui, 
selon  la  mode  du  moment,  grasseyait  et  ne  prononçait  pas  les 
r,  *en  paraissait  très  occupé  aussi,  paole  d'honneu.  Mme  de 
Bourmont^  née  Becdelièvre,  femme  de  M.  de  Bourmont,  détenu 
alors  au  Temple  avec  M.  de  Yezins,  son  beau-frère,  et  M.  de 
Suzannet,  venaient  souvent  voir  Mme  de  Suzannet.  Mme  de 
Yezins  était  charmante  de  figure,  de  tournure;  son  mari  en 
était  très  amoureux  :  «  Qu'on  me  laisse  en  prison,  s'écriait-il, 
mais  qu'on  me  laisse  ma  femme.  »  Mme  de  Bourmont.  maigre, 
très  brune,  n'avait  pas  le  charme  de  sa  sœur,  mais  elle  avait 
de  la  distinction.  Ces  deux  jeunes  femmes  étaient  sans  cesse 
en  sollicitation  chez  les  ministres  influents;  elles  étaient  par- 
faitement reçues  par  eux,  extrêmement  élégantes,  très  sages 
et  ne  paraissaient  pas  s'ennuyer  de  la  nécessité  où  elles  se 
trouvaient  d'être  continuellement  obligées  d'aller  pour  l'in- 
térêt de  leurs  maris  chez  les  honmies  et  les  fenmies  célèbres 
de  l'époque  :  elles  étaient  toujours  pressées  de  s'en  aller.  Cela 
n'était  pas  étonnant  ;  mais  leur  arrivée  chez  Mme  de  Suzannet 
répandait  momentanément  un  parfum  d'élégance  et  d'intérêt; 
elles  apportaient  des  nouvelles  des  prisonniers,  racontaient 
leurs  démarches,  les  espérances  que  leur  donnaient  les  minis- 
tres; et  nous,  jeunes  filles,  nous  remarquions  la  manière  dont 
leurs  voiles  (car  on  portait  alors  des  voiles  jetés  sur  les  che- 
veux) étaient  posés.  Toutes   les  jolies  femmes  d'alors   sin- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  427 

geaient  Mme  Récamier;  les  robes  de  mousseline  étaient  de 
grandes  parures,  robes  de  mousselines  à  longues  queues. 

Il  fallait  ile  l'art  pour  les  porter  avec  grâce,  et  beaucoup 
de  grâce  même  pour  entrer  et  sortir  d'un  salon  sans  accro- 
cher ces  flots  longs  et  étroits  de  mousseline  à  toutes  les 
chaises  et  à  tous  les  meubles  et  se  promener  à  Tivoli  au 
milieu  de  la  foule  sans  accident.  Il  y  avait  un  art  tout  par- 
ticulier pom*  relever,  rapprocher,  draper  cette  longue  queue 
de  robe;  cela  distinguait  la  femme  élégante,  la  merveilleuse. 
Elle  traversait  les  écueils  sans  avoir  Tair  le  moins  du  monde 
de  s'occuper  des  dangers  que  courait  sa  robe.  Mlle  de  Fon- 
tenay,  depuis  vicomtesse  de  Ruolz,  nous  faisait  remarquer  à 
Tivoli  la  manière  charmante  dont  une  belle  et  agréable  nou- 
velle mariée,  Mme  de  Chappedelaine,  son  amie,  manœuvrait 
avec  grâce,  simplicité  et  distinction.  Cette  folie  de  robes  â 
queues,  robes  si  étroites,  si  serrées  du  jupon,  à  si  longues 
queues  effilées,  s'étendait  à  toutes  espèces  d'étoflTes  (on  n'en 
portait  que  de  très  légères).  Faut-il  vous  Tavouer,  car  cela 
paraît  bien  bête,  nous  avions  des  robes  de  basîn  blanc  et  de 
toile  de  Jouy  à  longues  queues  pour  toilettes  élégantes  à  la 
campagne  :  les  cheveux  à  la  grecque,  bien  bas  près  de  la 
nuque  et  une  longue  mèche  flottante  et  bouclée  retombant  de 
côté,  qui  s'appelait  un  repentir  {\);  des  manches  si  courtes 
qu'elles  ne  servaient  en  réalité  que  d'épaulettes  pour  retenir 
des  corsages  de  trois  doigts  au  plus  de  hauteur,  séparés  de 
cet  étroit  fourreau,  à  queue  si  longue,  par  une  ceinture 
imperceptible.  Nos  pauvres  cheveux  ne  formaient  sur  les 
tempes  que  deux  ou  trois  petits  crochets.  Tout  cela  était 
absurde;  et  pourtant  il  y  avait  des  jolies  femmes  alors,  et  on 
était  aussi  éloigné  de  croire  à  une  restauration  monarchiqpie 
qu'à  la  possibilité  de  revenir  aux  longues  tailles,  aux  robes 
amples  et  même  aux  jupons;  beaucoup  de  femmes  n'en  por- 
taient pas;  les  plus  prudes  les  portaient  si  minces,  si  exigus 
qu'on  pouvait  n'y  pas  croire.  Les  modes  de  la  Terreur  et 
celles  qui  la  suivirent  ne  furent  pas  imitées  en  pays  étran- 

(1)  Bien  luisant  d'huile  antique. 


128  SOUVENIRS 

ger  (1);  elles  furent  très  mitigées^  même  lors  du  Consulat^  et 
ne  reprirent  leur  souveraineté  que  sous  TEmpire  et  la  Restau- 
ration. 

(Ce  chapitre  vous  est  dédié,  mes  chères  petites  et  arrière-petites- 
nièces.) 


UN  SOUVENIR  DU  CONGRÈS  DE  1814.  —  UNE  LETTRE 
DE  LA  GRANDE-DUCHESSE  CATHERINE 

Il  arrive  quelquefois  d'étranges  aventures  :  en  voici  une 
chevaleresque  et  ridicule,  pleine  de  délicatesse  et  d'une 
incroyable  inconvenance.  L'archiduc  Charles,  assurait-on, 
était  amoureux  de  la  grande-duchesse  Catherine  de  Russie, 
veuve  du  duc  d'Oldenbourg,  et  voulait  l'épouser;  mais  la  prin- 
cesse préférait  le  prince  royal  de  Wurtemberg,  qui  paraissait 
très  épris,  et  il  était  très  probable  que  ce  mariage  aurait  lieu. 

Or,  à  une  des  brillantes  redoutes  du  congrès,  le  général 
comte  Henri  de  Hardegg  trouva  sous  ses  pieds  une  lettre 
sans  adresse  et  sans  signature  qui  s'était  probablement 
échappée  de  son  enveloppe.  Cette  lettre,  extrêmement  spiri- 
tuelle et  maligne,  critiquait  des  personnages  éminents  et  plai- 
santait l'archiduc  et  ses  déclarations.  Il  sembla  au  comte  de 
llardegg  qu'elle  ne  pouvait  avoir  été  écrite  que  par  la  grande- 
duchesse  au  prince  de  Wurtemberg.  Il  pensa  d'abord  à  la 
brûler;  il  réfléchit  toutefois  que  la  grande-duchesse  se  deman- 
derait sans  doute  avec  inquiétude  ce  qu'était  devenue  cette 
lettre  et  dans  quelles  mains  elle  était  tombée.  Tout  bien  consi- 
déré, il  jugea  plus  prudent  de  remettre  le  billet  ù  la  grande- 
duchesse.  Il  lui  flt  demander  une  audience  particulière.  Mais, 
dans  la  crainte  de  perdre  le  précieux  papier,  il  le  mit  sur  sa 
poitrine,  et  sous  les  boutons  très  serrés  de  son  grand  uni- 
forme. Il  ne  songea  pas  le  moins  du  monde  à  la  difficulté 
qu'il  aurait  à  la  retirer.  L'heure  de  l'audience  arrivée,  il  se 
présenta,  et  fut  aussitôt  introduit  dans  le  salon  de  la  grande- 

(1)  Elles  faisaient  horreur,  et  c'était  justice. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  129 

duchesse  :  elle  était  seule;  il  s'approcha  respectueusement  et 
lui  exposa  rembarras  où  il  se  trouvait;  elle  l'interrompit  fière- 
ment en  niant  qu'aucune  de  ses  lettres  eût  pu  courir  la  chance 
d'être  perdue,  et  d'ailleurs  ne  pouvait  rien  contenir  qu'elle  ne 
pût  avouer  hautement.  Le  général  fut  intimidé  par  cette 
réponse.  Pourtant,  en  demandant  pardon  de  son  erreur,  il 
dit,  pour  son  excuse,  quelques  paroles  qui  firent  comprendre 
à  la  grande-duchesse  de  quelle  lettre  il  pouvait  parler;  elle, 
pâlit,  et  lui  demanda  impérieusement  de  la  lui  montrer.  Le 
comte  Hardegg  crut  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus  facile;  mais 
son  uniforme  était  excessivement  serré,  tout  bardé  d'ordres, 
et  lorsqu'après  avoir  dû  jeter  sur  le  parquet  ses  gants  de 
peau  de  buffle  et  son  chapeau  de  général  qui  l'incommo- 
daient beaucoup,  il  crut  saisir  cette  malencontreuse  lettre, 
tous  les  boutons  de  son  habit  se  défirent  en  même  temps,  et 
le  papier  glissa  sous  la  ceinture  ou  sous  l'écharpe,  qu'il  fut 
obligé  de  détacher.  Troublé,  déconcerté  de  cet  accident,  il 
présenta  cependant  la  lettre  à  la  princesse  :  elle  la  reconnut 
aussitôt  et  témoigna  au  comte  une  vive  reconnaissance,  qui 
fut  bientôt  suivie  dune  explosion  de  gaieté  et  de  rire,  car  les 
boutons  résistaient  à  tous  les  efforts,  et  suant,  haletant,  il  ne 
pouvait  parvenir  à  en  remettre  un  qu'aux  dépens  de  son 
voisin.  Dans  ce  moment  critique  la  porte  de  l'appartement  de 
la  princesse  s'ouvrit  avec  fracas,  et  l'empereur  Alexandre 
entra!  Surpris  au  dernier  point,  il  s'arrêta;  sa  physionomie 
prit  une  expression  terrible;  il  regardait  alternativement  le 
général  de  plus  en  plus  déconcerté,  et  sa  sœur  dont  la  gaieté 
dut  lui  paraître  bien  étrange.  Effectivement  le  beau  comte 
Hardegg  était  là  devant  la  grande-duchesse  dans  le  désordre 
le  plus  inexplicable,  ses  gants  jetés  bien  loin  de  lui  ainsi  que 
son  chapeau,  son  habit  complètement  ouvert,  t  Comte  Har- 
degg t  »  s'écria  l'empereur  d'une  voix  vibrante  d'émotion.  La 
grande-duchesse  riait  de  plus  en  plus;  elle  prit  enfin  la 
parole,  et  expliqua  à  l'empereur  ce  qui  venait  de  se  passer. 
«  Le  comte  Hardegg,  lui  dit-elle,  vient  d'agir  en  loyal  cheva- 
lier >.  Pendant  cette  explication,  le  général,  dans  une 
extrême  confusion,  travaillait  ses  boutons  rebelles  qu'il  ne 

9 


130  80UVE^MRS 

parvenait  à  remettre  qu'avec  beaucoup  de  peine  :  il  était  assez 
gros  et  les  uniformes  de  cette  époque  étaient  rembourrés  et 
excessivement  étroits. 

La  grande-duchesse  fut  sans  doute  bien  grondée  par  l'em- 
pereur qui  avait  le  plus  grand  intérêt  à  ménager  l'empereur 
d'Autriche,  et  professait  une  estime  particulière  pour  Tar- 
chiduc  Charles.  Elle  avait  demandé  au  général  le  secret  de 
cette  aventure;  il  Ta  gardé  fidèlement  jusqu'à  la  mort  de 
cette  charmante  princesse,  devenue  reine  de  Wurtemberg  et 
morte  presque  subitement  en  1819.  C'est  seulement  alors 
qu'il  la  raconta  chez  la  comtesse  Julie  KoUowrath,  sa  cousine  et 
une  de  mes  amies  et  compagnes  de  couvent.  Le  comte  Har- 
degg  avait  trente-sept  ans  à  l'époque  du  congrès,  une  belle 
figure  et  une  réputation  de  valeur  bien  méritée  (4). 


PÈLERINAGE   A  MARIA   ZELL,  DANS   LES   MONTAGNES   DE 
LA   STTRIE.    —  RENCONTRE    DE   SOLDATS    FRANÇAIS 

Août  1814. 

Notre  caravane  se  composait  de  deux  voitures;  une  ca- 
lèche, et  une  petite  voiture  de  chasse,  appelée  wurst.  Dans  la 
première  se  trouvaient  Mme  de  Cavanagh,  sa  fille  (depuis 
comtesse  Charles  de  Bombelles),  M.  de  la  Martezière,  etc. 
J'avais  choisi  ma  place  dans  la  petite  voiture  découverte  pour 
mieux  jouir  de  ces  belles  et  pittoresques  montagnes.  Je  n'en 
perdis  rien,  pas  même  un  effroyable  orage,  accompagné  d'une 
pluie  torrentielle,  à  laquelle  j'abandonnai  de  bonne  grâce  mon 
chapeau  de  paille  d'Italie  et  ma  robe  de  taffetas  brun.  Ce  n'était 
pas  acheter  trop  cher  la  vue  d'un  spectacle  si  magnifique. 

Nous  fûmes  accostés  dans  la  partie  la  plus  sauvage  de  la 
route  par  quelques  jeunes  et  charmants  soldats  français  qui 
avaient  été  faits  prisonniers  à  Dresde,  et  retournaient  alors  en 
France.  Ils  se  donnèrent  beaucoup  de  peine  pour  nous  faire 

(1)  Le  comte  Ilardegg  était  chevalier  de  Tordre  militaire  de  Marie- 
Thérèse.  11  est  mort  général  do  cavalerie  et  propriétaire  du  régiment  de 
cuirassiers  qui  porte  son  nom,  au  mois  de  juin  1854.  {Kd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         131 

comprendre  en  allemand  qu'ils  s'étaient  égarés  ou  croyaient 
Fétre  dans  ces  montagnes.  Ils  nous  demandaient  la  route  de 
France.  Nous  les  surprîmes  agréablement  en  leur  répondant 
en  français.  Us  nous  racontèrent  le  siège  de  Dresde,  la  pénurie 
où  ils  s'étaient  trouvés,  le  manque  de  vivres,  la  viande  de 
cheval  dont  ils  avaient  été  nourris. 

Us  ignoraient  complètement  les  événements  politiques.  Nous 
leur  racontâmes  à  notre  tour  la  chute  de  Napoléon  et  la  rentrée 
des  Bourbons^  dont  ils  n'avaient  jamais  entendu  parler.  Nous 
achevâmes  ce  petit  traité  politique  à  l'usage  des  j  eunes  soldats  en 
leur  donnant  de  quoi  voyager  un  peu  agréablement,  et  boire  à  la 
santé  de  Louis  XYIII^  sans  insulter  aux  malheurs  de  l'Empereur. 

Je  n'ai  jamais  vu  de  plus  jolis  soldats;  ils  avaient  toute  la 
grâce  et  l'élégance  de  leur  état,  et  quoique  prisonniers  depuis 
assez  longtemps,  et  relégués  dans  les  montagnes^  leur  uniforme 
était  très  propre  et  bien  soigné.  Chemin  faisant  ils  avaient 
sculpté  des  bâtons  avec  beaucoup  de  goût  :  ils  nous  les 
offrirent,  mais  nous  ne  voulions  pas  les  priver  du  plaisir  de 
rapporter  chez  eux  et  de  suspendre  au  foyer  paternel  ces  petits 
triomphes  d'industrie. 

C'était  un  groupe  très  pittoresque  que  celui  que  nous  for- 
mions au  bord  d'un  torrent^  au  pied  de  l'Anna-Berg,  avec  ces 
jeunes  soldats  français^  si  braves,  si  calmes,  si  indifférents  aux 
grands  événements  et  qui  étaient  venus  de  si  loin  se  battre  ou 
se  faire  tuer  au  profit  de  Napoléon.  Ils  n'étaient  pas  morts^ 
tant  mieux;  mais  ils  n'avaient  ni  fiel,  ni  enthousiasme  :  ils 
retournaient  au  pays!  Ils  seraient  redevenus  soldats  avec  la 
même  bravoure  et  la  même  indifférence.  Les  grandes  armées 
sont  véritablement  des  machines  à  broyer  les  générations^  que 
Dieu  met  dans  la  main  des  conquérants. 


RÉFLEXIONS 

Vienne,  1814. 

Un  album  de  souvenirs  est  un  ami  dans  les  heures  de  soli- 
tude, une  jaserie  sans  conséquence  ;  on  le  prend  et  on  le  quitte, 


132  SOUVENIRS 

on  rit  et  on  pleure,  on  ne  cherche  pas  à  avoir  de  l'esprit  avec 
lui,  qu'en  ferait-il?  C'est  aussi  une  réserve  pour  le  cœur.  Je 
jette  au  hasard  une  pensée  ou  un  souvenir  dans  mon  album; 
je  les  retrouverai  peut-être  un  jour  avec  plaisir.  Il  me  semble 
d'ailleurs  que  c'est  une  petite  victoire  que  je  remporte  sur 
l'oubli,  quelque  chose  que  je  dérobe  à  la  mort.  J'aime  tant  la 
vie  que  je  respecte  l'insecte,  et  ne  pose  pas  volontairement  le 
pied  sur  la  plus  petite  fleur  des  champs. 

Quelle  que  soit  la  durée  de  ma  vie,  j'aurai  bientôt  dépassé 
le  peu  de  jours  qui  me  restent  à  vivre.  Je  m'éteindrai  comme 
une  faible  lumière,  vacillante  et  inutile. 

Je  comprends  très  bien  ce  qu'on  appelle  le  mal  du  pays. 
C'est  une  inquiétude,  une  espèce  d'impatience^  quelque  chose 
qui  tourne  toujours  désagréablement  autour  du  cœur.  On 
éprouve  une  tristesse  extrême  au  milieu  des  fêtes  les  plus 
brillantes  de  l'étranger  et  une  contrainte  dont  on  ne  se  défait 
presque  jamais.  Toute  la  vie  semble  une  vie  d'emprunt;  on 
ne  s'attache  à  rien  qu'à  ce  que  l'on  croit  pouvoir  emporter 
avec  soi  dans  ce  pays  que  l'on  désire  souvent  sans  le  regretter. 
Le  printemps  est  le  temps  de  l'année  où  l'on  éprouve  le  plus 
cette  maladie  de  l'âme;  on  en  souffre  plus  encore  à  la  cam- 
pagne; la  vie  des  grandes  villes  est  si  dissipée!  c'est  un  gas- 
pillage d'existence...  Qu'y  a- t-il  de  plus  précieux  que  le  temps, 
et  qu'est-ce  qu'on  ménage  moins?  C'est  un  trésor  qui  s'épuise 
en  frivolités,  en  joujoux  pour  tous  les  âges;  la  vieillesse  en 
est  aussi  prodigue  que  la  jeunesse.  L'enfance  seule  est  excu- 
sable, car  elle  ne  comprend  ni  la  vie  ni  la  mort.  Effeuillez  les 
roses,  mes  chers  enfants,  courez  sans  but,  riez  sans  sujet... 
à  vous  permis...  Hélas!  la  vie  de  l'homme  n'est  qu'un  gémis- 
sement qui  traverse  rapidement  l'éternité,  une  exclamation, 
un  vœu,  une  espérance  éphémère,  un  cri  d'angoisse  ou  de 
joie  qu'étouffe  le  linceul. 


DE   LA   BARONNE  DU  MONTET  133 


IS\BET 

19  décembro  1814. 

J'ai  été  ce  matin,  avec  la  comtesse  Chotek,  voir  l'exposition 
des  portraits  et  des  dessins  d'Isabey.  Il  y  avait  beaucoup  de 
monde,  et  entre  autres  le  prince  royal  de  Bavière,  qui  nous  a 
fait  l'honneur  de  nous  adresser  ses  réflexions  artistiques. 
Isabey  a  pris  une  méthode  sûre  pour  avoir  la  vogue  :  il  flatte 
excessivement.  Il  n'y  a  pas  de  femme  même  laide,  qui,  peinte 
par  lui,  ne  paraisse  jolie  et  aérienne  comme  une  sylphide.  Son 
pinceau  est  doux,  gracieux,  moelleux;  son  coloris^  transparent; 
mais  il  travaille  pour  son  époque,  et  non  pour  la  postérité;  il 
a  peint  ici  tous  les  souverains,  généraux,  princes,  ou  ministres, 
et  même  les  jolies  femmes  qui  ont  figuré  au  congrès.  Cette  col- 
lection de  miniatures  aura  un  grand  intérêt  dans  un  siècle,  si 
le  temps  n'en  a  pas  altéré  le  coloris,  déjà  très  faible  aujour-  i 
d'hui.  Parmi  ses  dessins,  j'en  ai  remarqué  un  à  l'encre  de  « 
Chine,  que  l'impératrice  Marie-Louise  a  daigné  lui  donner 
pour  son  album  :  il  représente  une  espèce  de  forteresse.  Aussi 
Isabey  ne  manque-t-il  point  de  l'appeler  pompeusement  «  ma 
souveraine  ».  Je  n'aime  pas  le  genre  maniéré  qu'il  a  adopté 
pour  les  costumes  de  femmes,  ni  les  éternelles  guirlandes  de 
roses  dont  il  les  entoure.  La  duchesse  de  Weimar,  la  princesse 
Bagration,  toutes  les  princesses  de  l'Europe  sont  entourées, 
emmaillotées,  voilées  dans  des  flots  de  mousseline  et  dissi- 
mulées dans  des  roses.  Et  pourtant,  c'est  joliî 


SBRVIGB  SOLENNEL  POUR  LOUIS  XVI  DANS  LA  CATHEDRALE 
DE  SAINT-ÉTIBNNK  A  VIENNE,  PENDANT  LE  CONGRÈS  ET 
DEVANT   LES   SOUVERAINS   DE   l'eUROPE. 

21  janvier  1815. 

Le  superbe  et  royal  catafalque,  au  milieu  de  la  nef,  s'élevait 
jusqu'à  la  voûte  :  la  décoration  était  imposante,  grande, 
majestueuse.  Dans  le  chœur,  les  dames  de  la  première  qualité 


134  SOUVENIRS 

couvertes  de  longs  voiles  noirs,   qui  descendaient  jusqu'à 
terre;  dans  des  tribunes  exprès,  les  souverains  de  TEurope  en 
deuil,  tous  les  princes,  généraux,  ministres,  la  fleur  de  l'Eu- 
rope assistait  à  ce  service  expiatoire  qui  sera  éternellement 
célèbre.  Salieri  a  dirigé  la  musique,  belle  et  sombre,  comme 
le  sujet  le  demandait.  Mais  par  une  véritable  fatalité,  on  avait 
choisi  pour  prononcer  devant  les  rois  de  l'Europe  Toraison 
funèbre  du  roi  martyr  un  ecclésiastique  alsacien  qui  ne  parle 
bien  ni  l'allemand  ni  le  français,  et  dont  l'accent,  surtout 
dans  cette  dernière  langue,  est  intolérable.  Le  comte  Alexis 
/      de   Noailles,   ainsi  que  M.  Franchet,   auxquels   nous   avons 
I      exprimé  nos   terreurs  de  l'éloquence  de  l'orateur,   ont  été 
I       obligés  de  refaire  en  entier  le  discours  en  vingt-quatre  heures, 
;       car  celui  du  pauvre  abbé  Zaignelins,  qu'il  était  venu  lire  chez 
nous,  était  absolui^ient  indigne  du  sujet  et  de  l'auditoire  (i).  Il 
y  avait  des  passages  éloquents  et  des  leçons  hardies  aux  rois 
dans  celui  de  MM.  de  Noailles  et  Franchet,  qui  était  plutôt  un 
discours  politique  qu'un  sermon.  J'ai  remarqué  cette  figure 
de  rhétorique  belle  et  vraie.  L'Europe  s'est  levée  comme  un  setil 
homme.  Oui,  mais  à  la  vérité  aussi  comme  un  homme  qui  se 
lève  lentement.   On  avait  construit  une  espèce  de  chaire, 
d'une  forme  ridicule,  longue,  étroite^  dans  le  chœur,  en  face 
de  la  tribune  des  souverains.  Cette  chaire,  ou  plutôt  cet 
étui,  était  recouverte  de  drap  noir,  sans  aucun  ornement, 
et  un   peu    branlante.  L'abbé  Zaignelins  a  lu   le  discours 
d'un  son  de  voix   pitoyable,   monotone,  nasillard;   on  n'a 
I    presque  rien  compris.  Des  officiers  russes  qui  étaient  der- 
(    rière  moi  éclataient  de  rire,  et  l'un  d'eux,  frappé  de  la  chaire 
et  de  la  figure  du  prédicateur,  s'est  oublié  jusqu'à  dire  tout 
haut  qu'il  ressemblait  à  un  Chinois   dans  un  encrier;  cela 
était  vrai.  Ce  bon  abbé  a  obtenu  du  roi  de  France,  pour 
avoir  débité  ce  discours,  une  pension  et  le  cordon  de  Saint- 
Michel.   Le  titre  de  baron  lui  a  été  conféré  par  le  roi  de 
Bavière. 


^1)  Dans  son  discours  le  pauvre  abbé  s'était  particulièrement  étendu 
sur  le  talent  de  Louis  XYI  pour  la  serrurerie. 


DK    LA    BARONNE   DU   MONTIOT  135 

UN   BAL    PENDANT    LE    CONGRÈS 

31  janvier  1815. 

Je  suis  habillée!...  je  pars  pour  le  bal;  il  est  dix  heures  du 
soir.  Pendant  qu'on  me  coiffait,  j'ai  dté  frappée  de  ma  pâleur, 
de  ma  blancheur,  si  vous  voulez.  Mon  teint  était  presque  aussi 
blanc  que  les  roses  blanches  dont  on  me  parait.  Une  idée  s'est 
rapidement  emparée  de  mon  imagination  :  la  mort  t...  Le  coiffeur 
est  parti,  je  suis  resté  devant  mon  miroir  dans  une  incroyable 
tristesse  (i).  J'ai  mis  du  rouge  pour  la  première  fois  de  ma 
vie,  très  peu,  et  par  pure  complaisance.  Je  hais  le  rouge, 
je  n*ai  pu  le  garder  dix  minutes.  Je  suis  habillée,  je  vais  partir. 
Joseph  lit  l'ouvrage  de  M.  lïue  sur  les  derniers  moments  de 
Louis  XVI,  cet  ouvrage  dont  M.  Ifue  a  eu  tout  l'honneur,  quoi- 
qu'il n'en  ait  fourni  que  les  documents,  car  mon  oncle  de  la 
Fare,  ancien  évèciue  de  Nancy,  Ta  rédigé  en  entier.  Il  échappe 
à  Joseph  des  mouvements  d'indignation...  Mais  on  sonne;  je 
pars  pour  le  bal. 


SïDNKY-SMiTH 

1"  février  1815. 

C'était  une  magnificence,  un  tourbillon  de  rois,  de  reines  et 
de  jolies  femmes,  un  scintillement  de  diamants,  d'ordres,  de 
plaques,  d'uniformes,  de  rubans  et  d'illustrations  de  toutes 
couleurs,  une  foule  d'hommes  céhMires^  de  femmes  coquettes, 
célébrités  qui  s'oublieront,  beautés  qui  vieilliront  :  c'est  égal, 
la  curiosité  est  toujours  excitée  et  plus  souvent  en  jeu  que  l'en- 
thousiasme; c'est  très  divertissant.  Je  suis  rentrée  chez  moi  à 
deux  heures  et  demie.  L'empereur  de  Russie  a  dansé  presque 
continuellement,  c'est  à  dire  marché  des  polonaises,  noble- 
ment,  majestueusement,  et  le  plus  souvent  très  sentimen- 

(1)  J'étais,  ce  soir-lÂ,  pAIe,  blanche,  coilTée  de  roses  blanches  comme 
tainte  Claire  aprèg  ia  mort  ;  mais  le  tableau  reste  pâle  et  la  foule  et  le 
mouvement  du  bal  eurent  bicnt<^t  effacé  cette  intéressante  ressemblance. 


136  SOUVENIRS 

talement  avec  la  jeune  princesse  Auersperg;  c'est  toujours 
d'elle  qu'il  est  occupé.  Elle  est  sage  et  assez  jolie,  blanche, 
blonde,  beaux  cheveux  très  soyeux  et  encadrant  de  leurs 
boucles  souples  et  abondantes  une  figure  calme  et  douce.  Le 
roi  de  Danemark  est  aussi  joyeux  que  si  on  lui  avait  rendu  la 
Norvège.  Il  danse  avec  toutes  les  petites  demoiselles  les  plus 
jeunes,  et  les  plus  couleurs  de  rose.  Le  roi  de  Prusse  promène 
gravement  la  belle  et  vertueuse  comtesse  Julie  Zichy,  dont  il 
croit  être  passionnément  amoureux.  Et  Ouwarof,  cet  étran- 
gleur  d'empereurs,  me  fait  mal  quand  je  le  vois  (1).  Je  dansais 
ou  plutôt  je  marchais  une  polonaise  avec  M.  de  Bombelles; 
Mme  Sidney-Smith  était  devant  nous  ;  elle  a  aperçu  M.  Ouwarof, 
et  lui  a  fait  une  profonde  révérence  jusqu'à  terre,  sans  rime 
ni  raison;  cela  m'aurait  fait  rire,  si  cela  ne  m'avait  fait  pitié. 
Je  causais  à  ce  bal  avec  la  comtesse  Louise  de  Clary  (2),  qui 
connaît  Sidney-Smith;  il  s'est  approché,  j'ai  eu  le  temps 
d'examiner  sa  figure  de  près  ;  je  l'ai  écouté  avec  une  grande 
attention,  et  observé  comme  on  observe  une  curiosité,  ainsi 
que  le  grand  reliquaire  qu'il  porte  à  son  cou  et  qui  est  évi- 
denmient  très  intéressant.  Je  l'ai  tourné  et  retourné  avec  res- 
pect. Il  a  appartenu  à  Richard  Cœur  de  Lion.  On  voit  les  trous 
par  lesquels  il  était  vissé  sur  sa  cuirasse.  Le  roi  Richard  en  fit 
présent  à  l'archevêque  de  Tyr  (ou  de  Ptolémaïs);  et,  de  siècle 
en  siècle,  il  avait  été  précieusement  conservé;  enfin  le  voici 
au  cou  de  sir  Sidney-Smith;  cela  ressemble  au  grand  collier 
d'un  ordre  dont  il  est  l'instituteur  et  le  seul  chevalier.  La 
figure  de  Sidney-Smith  n'est  pas  en  harmonie  avec  sa  réputa- 
tion, car  elle  est  très  commune.  Sa  famille  n'est  pas  intéres- 
sante non  plus.  Il  a  épousé  une  veuve  Rumboldt  d'une  nais- 
sance moins  qu'ordinaire.  Elle  a  une  fille  d'un  premier  mari 
dont  on  admire  ici  la  beauté.  Ces  dames  ont  le  ton  assez  libre 
et  très  peu  distingué.  La  voiture  de  Sidney-Smith  est  encore 
une  curiosité;  celle  du  roi  Richard,  s'il  en  avait  eu  une,  n'au- 

(1)  Fedor-Petrovitch  OuvarofT,  général  russe,  né  en  4769,  mort  en  1824, 
prit  part  à  la  conspiration  qui  coûta  la  vie  au  tsar  Paul  ;  il  se  distingua 
dans  les  guerres  contre  la  France  (1805-18U)  et  la  Turquie.  (Éd.) 

(2)  Née  comtesse  de  Gholek,  depuis  princesse  de  Clary. 


/- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  137 

rait  pu  être  couverte  de  plus  de  devises,  armoiries  et  emblèmes 
héroïques.  Les  Anglais  sont  le  peuple  non  seulement  le  plus 
orgueilleux,  mais  encore  le  plus  vain  du  monde.  Les  femmes 
anglaises  se  distinguent  ici  par  les  costumes  les  plus  ridicules; 
elles  croiraient  déroger  à  la  dignité  nationale  en  adoptant  les 
modes  du  pays  où  elles  se  trouvent.  Lady  Castlereagh  portait 
au  bal  chez  le  prince  de  Metternich  l'ordre  de  la  Jarretière  de 
Lord  Castlereagh,  en  diamants,  sur  sa  tête.  On  s'est  étonné  de 
cette  bizarrerie;  on  pouvait  l'être  aussi  de  l'extrême  indécence 
de  leur  mise;  leurs  robes,  pu  plutôt  leurs  fourreaux  sont  si 
étroits,  que  toutes  leurs  formes  y  sont  exactement  dessinées; 
elles  sont  aussi  décolletées  jusqu'à  l'estomac. 

Lord  Castlereagh  danse  tous  les  soirs  pendant  deux  heures 
avec  sa  femme  ou  sa  sœur,  s'il  n'a  pas  d'autre  partner;  il  dit 
que  cet  exercice  lui  est  absolument  nécessaire  pour  se  délasser 
du  travail  de  tête  de  la  journée^  et  quand  il  n'a  pas  ces  dames 
à  sa  disposition,  il  range  des  chaises  et  danse  sérieusement 
avec  ces  étranges  partners. 


FUITE  DE   L'ILE  D  ELBE 

Mars  et  avril  1815. 

Cette  effrayante  nouvelle  bouleverse  toutes  les  imaginations; 
on  court,  on  s'arrête,  on  s'interroge,  on  voit  des  groupes  dans 
toutes  les  rues.  Mme  de  Liedkerque,  fille  de  M.  de  la  Tour  du 
Pin,  ministre  plénipotentiaire  au  congrès,  a  arrêté  aujourd'hui 
trois  fois  mon  mari  dans  les  rues  pour  lui  demander  des  nou- 
velles. C'était  à  eux  à  en  savoir!... 

Le  spectacle  de  la  cour  a  été  d'une  tristesse  morne.  Nous  y 
avions  été  invités,  mais  nous  n'avons  pas  pu  nous  résoudre  à 
y  aller.  Ni  M.  de  Talleyrand,  ni  M.  de  Périgord  n'y  ont  assisté. 
Le  prince  Eugène  y  était,  mortellement  embarrassé  ;  sa  conte- 
nance devient  bien  difficile.  M.  du  Montet  était  chez  le  prince 
de  Talleyrand.  Ce  ministre  ne  croyait  pas  que  Bonaparte  pût 
arriver  jusqu'à  Paris,  t  Cet  homme,  dit-il,  est  organiquement 
fou.  »  On  avait  ce  jour-là  de  fausses  nouvelles  très  rassu- 


138  SOUVENIRS 

rantes,  dont  il  recevait  les  compliments.  Le  ministre  s'est 
tromi)é;  il  y  avait  assurément  plus  de  témérité  que  de  folie 
dans  cette  action  de  la  vie  de  Bonaparte. 

11  arrive  continuellement  des  émigrés  de  Paris.  Ces  jours-ci 
l'abbé  de  Bombelles  vint  chez  moi  ;  j'avais  beaucoup  de  monde  ; 
on  lui  fit  raconter  ces  funestes  événements.  11  avait  eu  une  con- 
versation bien  remarquable  avec  le  maréchal  Suchet,  à  Stras- 
bourg. Que  de  trahisons  !  Mais  l'histoire  en  dévoilera  de  plus 
grandes  et  de  plus  hautes  encore. 

M.  Franchet,  qui  est  attaché  à  l'un  des  ambassadeurs  de 
France,  M.  de  Noailles,  nous  donne  la  plus  grande  et  la  plus 
fausse  joie  du  monde.  Je  lisais  dans  mon  petit  salon;  il  était 
près  de  minuit  :  M.  du  Montet  s'était  couché  et  endormi;  j'en- 
tendis sonner.  Si  tard,  ce  ne  pouvait  être  que  pour  donner 
une  bonne  nouvelle!  Effectivement,  il  arrivait  rayonnant  de 
joie,  nous  annoncer  que  Masséna  avait  arrêté  Bonaparte,  que 
l'empereur  avait  été  tué  en  se  défendant  vaillamment, 
héroïquement  :  c'était  bien  finir  pour  lui  et  pour  la  France. 
Joseph  se  réveilla  en  sursaut,  se  jeta  en  chemise  au  cou 
du  bon  M.  Franchet,  qu'il  pensa  étouffer  à  force  de  l'em- 
brasser I 


LÀ  COCARDE   BLANCHE 

Juin  1814. 

Le  comte  Alexis  de  Noailles,  MM.  de  Custine  et  Franchet, 
partant  pour  Gand,  sont  venus  à  leur  passage  nous  demander 
à  déjeuner,  dans  notre  joli  jardin,  à  Iladersdorf.  Ils  espèrent, 
ils  désirent  vivement  arriver  à  temps  pour  se  battre.  Mais  on 
ne  leur  permettra  pas  de  se  battre.  Le  comte  Alexis  dôJ&ioai41es, 
loyal  chevalier,  professe  hautement  sa  foi  politique  et  religieuse  : 
c'est  un  beau  caractère.  11  n'y  a  rien  à  lui  reprocher  si  ce  n'est 
son  enthousiasme  et  presque  son  fanatisme  pour  M.  de  Tal- 
leyrand.  Lorsqu'ils  nous  ont  quittés,  j'ai  salué  douloureuse- 
ment leurs  cocardes  blanches.  Ce  sont  les  premières  que  j'aie 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTEï  439 

vues.  M.  Fraiichet  a  détaché  la  sienne;  j'y  ai  porté  mes  lèvres 
avec  douleur  et  respect  (i). 


ROSTOPCHIJI 

Extrait  d*uo6  lettre  de  la  comtesse  Thérèse  Chotek. 

Teplitz.  SO  août  1815. 

«  Vous  voulez  savoir  ce  que  je  fais  ici;  je  me  désespère, 
je  ne  dors  ni  ne  mange,  parce  que  j'ai  été  forcée  d'accepter 
un  rôle  dans  une  comédie  française.  Mettez-vous  à  ma  place, 
et  voyez  s'il  n'est  pas  cruel  de  jouer  une  comédie  dans  une 
langue  qui  n'est  pas  la  vôtre,  et  qui  est  celle  à  peu  près  de 
tous  les  autres  acteurs,  devant  une  société  très  élégante.  Mon 
rôle  n'est  que  secondaire,  c'est  ma  seule  consolation;  nous 
jouons  le  Legs  de  Marivaux.  Les  acteurs  sont  :  la  princesse 
Berthe  de  Rohan,  son  père,  son  mari,  Titine  et  M., de  Hos- 
topchin,  le  môme  qui  a  brûlé  Moscou!  Ne  craignez- vous  pas 
que  je  sois  rôtie  avant  la  fin  de  la  pièce? 

t  Parlons  de  M.  de  Rostopchin  :  c'est  un  homme  parfaite- 
ment aimable  et  on  Técouterait  avec  un  plaisir  infmi  si  on 
pouvait  se   distraire  en  le  voyant  de  ce  terrible   incendie  \ 

de  Moscou.  Il  est  extrêmement  instruit  :  une  conversation 
aisée,  toujours  le  mot  pour  rire,  ce  qui,  certes,  ne  va  ni 

(1)  M.  de  Noailles  était  ambassadeur  de  France  à  Vienne  pendant  le 
congrès.  M.  Francbet  d'Esperey  et  M.  de  Custine  lui  étaient  attachés  : 
le  premier,  doux,  modeste,  spirituel  et  très  pieux,  a  joué  depuis  un  rôlo     ' 
assAz  important  en  France  ;  le  second,  très  jeune  à  l'époque  du  congrès, 
sombre,  morose,  sauvage,  haïssant  le  monde,  passait  pour  un  peu  excen- 
trique. On  disait  qu'étant  à  Rome  avec  sa  mère  (qui  était  très  liée  alors 
avec  le  poète  Werner),  un  tableau  lui  était  tombé  sur  la  tète  dans  une 
célèbre  galerie,  et  que  son  cerveau  en  avait  été  aiîccté.  Je  ne  garantis 
pas  cette  histoire,  mais  elle  était  répandue  à  Vienne.  Nous  voyions  sou-  > 
vent  M.  de  Noailles  pendant  le  congrès  chez  la  comtesse  de  Goess.  Elle 
avait  de  solennelles  soirées,  les  lundis.  Ses  jeudis   étaient    beaucoup  \ 
moins  nombreux  ;  mais  on  s'y  amusait  extrêmement;  on  y  jouait  à  de    . 
petits  jeux;  nous  appelions  cela  hétiset  :  c'était  bien  le  mot  et  la  chose. 
M.  de  Noailles,  ambassadeur  de  France,  et  une  infinité  d'auti'es  y  jouaient 
gaiement  à  colin-maillard.  Les  habitués  de  ces  joyeuses  soirées  étaient 
MM.  de  Bombelles,  de  Mulinen,  des  Russes,  des  Polonais,  trente  à  qua- 
rante personnes  au  plus. 


140  SOUVENIRS 

à  sa  réputation,  ni  à  sa  physionomie^  qui  est  affreuse;  il  a 

'    l'air  cruel.  Malgré  cela,  il  nous  fait  souvent  rire  aux  larmes. 

Ce  n'est  pas  assurément  lorsqu'on  lui  parle  de  llncendie 

\    de  >Ioscou.  Il  en  donne  tous  les  détails  avec  calme  et  sang- 

^  froid  :  on  dirait  qu'il  parle  d'un  feu  d'artifice.  Beaucoup 

I    de  ses  compatriotes  l'adorent,  d'autres  le  détestent.  Il  avait 

lui-même  un  superbe  établissement  à  Moscou   auquel  son 

fils  lui  demanda  la  permission  de  mettre  le  feu.  11  en  fat 

ravi.  Et  c'est  avec  cet  homme  que  je  vais  jouer  la  comédie  I 

A  l'entendre,  il  semble  que  ce  soit  l'homme  le  plus  humain, 

le  plus   sensible;  il  ne  va  jamais  à  la  chasse  parce  qu'il 

trouve  cruel,  nous  disait-il,  de  tuer  de  pauvres  animaux  qui 

ne  font  de  mal  à  personne.  Il  adore  sa  femme,  ses  enfants, 

joue  sans  cesse  ici  avec  ceux  de  sa  sœur,  la  princesse  Clary, 

et  invente  de  jolis  «  jeux  pour  les  amuser  >. 


MARIB'LOniSE  AUX  BAUX  DB  BADBN 

Baden  près  Vienne,  juillet  1815. 

Mon  oncle  M.  de  La  Fare,  ancien  évoque  de  Nancy,  est  arrivé 
dé  Gand  le  mois  passé.  Il  croit  que  les  eaux  de  Baden,  qu'il  a 
prises  souvent  pendant  les  longues  années  qu'il  a  passées  à 
Vienne,  lui  feront  du  bien. 

Il  a  eu  plusieurs  fois  l'honneur  de  dfner  avec  le  roi  et  la 
famille  royale  à  Gand.  Le  duc  de  Berry  lui  dit  un  jour  pendant 
ce  séjour  :  c  Je  me  suis  trompé,  j'ai  fait  beaucoup  de  fautes, 
je  désire  vivement  réparer  mes  erreurs.  »  Cette  loyauté 
d'expressions  et  de  sentiment  fait  beaucoup  espérer  pour 
l'avenir. 

Me  voici  à  Baden.  L'impératrice  Marie -Louise  s'y  trouve 
avec  son  fils,  La  marquise  Scarampy  (1),  la  nouvelle  grande 
maîtresse,  a  été  au  couvent  avec  moi.  J'allais  déjeuner  chez 


(1)  Elise,  marquise  Scarampy»  née  baronne  de  HootfrauU,  reuve  du 
comte  Mitrowsky  ;  elle  a  été  nommée  grande  maltresse  de  Timpératrice 
Marie-Louise  à  la  place  de  la  marquise  Brignolc. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  141 

elle  avec  miss  Ernestine  Fraser  lorsque  nous  avons  rencontré 
le  baron  Benkler  et  le  comte  Palfy^  qui  nous  ont  appris  que 
Bonaparte  était  arrêté  :  le  courrier  venait  d'arriver.  Nous 
avons  hésité  si  nous  continuerions  notre  course  chez  Mme  Sca-. 
pampy,  que  nous  supposions  fort  occupée  à  consoler  Fimpé- 
ratrice.  La  curiosité  Ta  emporté  sur  cette  réflexion.  Nous 
sommes  arrivées.  Elise  nous  a  reçues  avec  des  transports  de 
joie  vraiment  extravagants,  vu  la  place  qu'elle  occupe.  Les 
domestiques  de  Napoléon  qui  nous  servaient,  et  qui  ne  fai- 
saient qu'entrer  et  sortir  avec  la  plus  triste  mine  du  monde, 
ne  Tarrètaient  nullement.  Elle  sautait,  chantait  et  dansait  par 
la  chambre  en  se  réjouissant  de  la  bonne  nouvelle  t  Lorsqu'elle 
s'est  un  peu  calmée,  nous  lui  avons  demandé  si  Marie-Louise 
était  informée  de  cet  événement.  «  Je  vais  l'en  prévenir  par 
écrit,  nous  a-t-elle  répondu,  car  l'impératrice  ne  reçoit  per- 
sonne avant  onze  heures.  >  Elle  s'est  mise  à  son  biureau  et  a 
écrit  à  la  princesse.  Nous  attendions  sa  réponse  avec  une 
impatience  et  une  curiosité  bien  vives;  la  voici,  mot  pour 
mot  :  f  Je  vous  remercie,  je  savais  la  nouvelle  que  vous 
m'annoncez.  J'ai  envie  de  faire  une  promenade  à  cheval  à 
Merkenstein;  croyez-vous  qu'il  fasse  assez  beau  pour  la  ris- 
quer? » 

L'insensibilité  ou  la  profonde  dissimulation  de  ce  billet  m'a 
paru  digne  de  remarque.  Je  voulais  le  garder  comme  un  tro- 
phée de  rare  sang-froid;  mais  miss  Fraser  en  a  pris  la  moitié, 
je  garde  l'autre  que  je  conserverai  toujours. 

Elise  n'est  pas  encore  accoutumée  à  la  discrétion  qu'exige 
sa  place  :  peut-être  ne  l'apprendra-t-elle  jamais.  Cet  abandon 
et  cette  franchise  m'ont  appris  de  singulières  anecdotes^  car 
Marie-Louise  est  aussi  confiante  que  sa  grande  maftresse. 
Voici  la  vie  que  la  princesse  mène  à  Baden,  cet  été.  Elle  sonne 
ses  femmes,  celles  dites  amaranthes^  parce  qu'elles  sont  vêtues 
de  cette  couleup,  à  six  ou  sept  heures.  Elle  se  fait  apporter 
son  écritoire  et  écrit  jusqu'à  dix  heures  dans  son  lit.  Elle  se 
lève;  sa  toilette  du  matin,  ainsi  que  celle  du  soir»  est  déli- 
cieuse :  ses  femmes  y  mettent  un  soin  et  une  recherche 
extrêmes.  A  onze  heures,  la  grande  maîtresse  descend,  et 


142  SOUVENIRS 

toutes  les  personnes  de  distinction  attachées  à  la  princesse. 
On  sert  un  excellent  déjeuner  à  la  fourchette.  Elle  travaille, 
dessine,  fait  de  la  musique  comme  un  ange;  le  plus  souvent 
avec  son  grand  maître,  le  général  comte  Neipperg,  qui  est 
excellent  musicien.  Il  ne  se  dit  rien,  il  ne  se  fait  rien 
que  Marie-Louise  n'interroge  ce  général  :  «  Qu'en  pensez- 
vous,  général?  Qu'en  dites-vous,  général?  »  C'est  l'éternel 
refrain. 

L'impératrice  Marie-Louise  monte  à  cheval  à  ravir;  elle  va 
au  galop  dans  les  chemins  les  plus  dangereux,  sans  s'embar- 
rasser si  Elise,  qui  monte  depuis  peu  de  temps,  peut  la  suivre  : 
elle  est  cependant  parfaitement  bonne  et  extrêmement  géné- 
reuse. 

Voici  quelques  exemples  de  son  rare  sang-froid.  Lorsqu'elle 
apprit  la  bataille  de  Waterloo,  elle  était  au  château  de  Schœn- 
brunn;  elle  fit  l'après-dîner  une  longue  promenade  à  cheval, 
sans  témoigner  la  moindre  émotion.  Le  mari  d'Elise  est  cava- 
lier d'ambassade,  et  Ëtise  craignait,  à  cause  de  je  ne  sais  quelle 
commission  dont  on  l'avait  chargé,  qu'il  ne  fût  pas  arrivé 
à  temps  pour  la  bataille  de  Waterloo.  Elle  témoignait  bien 
inconsidérément  cette  crainte  à  Marie-Louise  qui,  après  l'avoir 
écoutée  longtemps  avec  la  plus  grande  patience,  finit  par  lui 
dire  froidement  :  «  Devenez-vous  folle?  » 

L'impératrice  dit  un  jour,  à  Elise,  que  Napoléon  ne  s'était 
emporté  qu'une  seule  et  unique  fois  contre  elle  et  lui  avait 
dit  :  t  Vous  êtes  une  petite  sotte,  je  vous  renverrai  à  votre 
père  »  ;  et  qu'elle  s'était  tournée  majestueusement  vers 
lui,  et  lui  avait  répondu  :  «  C'est  tout  ce  que  je  désire.  » 
Aussitôt  il  lui  avait  demandé  pardon,  c  Je  sais»  lui  dit-elle, 
qu'on  dit  que  mon  fils  n'est  pas  à  moi,  mais  il  est  bien  à 
moi.  > 

Elise,  pénétrée  de  reconnaissance  pour  quelque  chose  d'ai- 
mable que  lui  avait  dit  la  princesse,  lui  saisit  la  main  dans  un 
moment  d'oubli  et  de  sensibilité  si  vivement  qu'une  de  ses 
bagues  lui  entra  fort  avant  dans  les  chairs  :  ^  Vous  m'avez 
fait  mal  >,  lui  dit  Marie-Louise  avec  beaucoup  de  douceur,  en 
retournant  la  bague  d'un  autre  côté. 


I)K   LA   BARONNE   DU  MONTET  143 

Baden  près  Vienne,  juillet  1815 

Marie-Louise  est  jolie,  fraîche  comme  une  rose,  et  d'une 
tournure  charmante.  On  s'étonne  ici  de  ce  changement,  car, 
lorsqu'elle  est  partie  de  Vienne,  elle  était  engoncée,  mar- 
chait et  se  tenait  de  très  mauvaise  grâce.  Elle  est  adorée 
des  gens  qui  la  servent.  Au  reste,  Elise  me  disait  que  les 
domestiques  de  Napoléon  qui  ont  suivi  la  princesse  ont  un 
attachement  qui  tient  du  fanatisme  pour  l'ex-empereur; 
ses  revers  les  mettent  au  désespoir.  Cela  se  comprend,  et  cela 
est  très  louable  si  leur  ambition  personnelle  n'en  est  pas 
le  motif.  Une  des  amaranthes^  qui  est  femme  d'un  chirurgien 
de  confiance  de  Bonaparte,  n'en  parle  que  les  larmes  aux 
yeux.  Elle  voyait  ces  jours-ci  le  petit  prince  faire  quelques 
gentillesses;  elle  s'écria  :  t  Quel  dommage!  on  en  fera  un 
capucin  1  » 

Jamais  princesse  ne  fut  servie  avec  plus  de  zèle  et  d'agré- 
ment que  Marie-Louise  par  sa  maison  française;  mais  on  va  la 
renvoyer  et  la  remplacer  par  des  domestiques  allemands.  Le 
marquis  de  Bausset  (4)^  son  grand  maître,  va  incessanunent 
partir;  il  s'est  conduit  ici  avec  tact  et  mesure.  A  voir  tous  les 
objets  que  Marie-Louise  a  emportés  de  France,  on  ne  suppose- 
rait pas  qu'elle  en  soit  partie  si  précipitamment;  rien  n'a  été 
oublié.  Le  trousseau  de  la  princesse  est  immense.  Il  y  a  une 
multitude  de  caisses  remplies  d'étoffes  et  de  dentelles  les  plus 
magnifiques,  qui  n'ont  pas  été  dépliées.  Les  femmes  et  les  gar- 
çons d'atours  montrent  avec  orgueil  ces  prodigalités  du  luxe 
impérial. 

L'impératrice  se  plaignait  des  questions  indiscrètes  que  la 
grande-duchesse  Catherine  lui  avait  faites  pendant  le  congrès 
sur  sa  manière  de  vivre  dans  l'intimité  avec  Napoléon.  Elle 
lui  avait  aussi  demandé  si  elle  s'était  confessée  en  France,  et  à 
qui?  La  grande-duchesse,  en  lui  parlant  de  M.  de  Neipperg,  ne 
l'appelait  que  t  votre  général  »  et,  en  parlant  du  général  KoUer, 

(1)  L*cmpereur  avait  fait  M.  de  Bausset  baron;  U  disait  naïvement  à 
Vienne  :  «  La  première  chose  qu*ait  faite  Louis  XVIII  a  été  do  me  rendre 
mon  titre  de  marquis.  » 


d44  SOUVENIRS 

elle  disait  :  Mon  général.  La  princesse  Catherine  voulait  abso- 
liunent  des  confidences  de  Marie-Louise. 

L'impératrice  montra  un  jour  à  Elise,  avec  humeur,  une 
lettre  de  Mme  de  Montebello  ;  «  Prenez  garde,  madame  » ,  lui 
disait  la  duchesse,  «  de  justifier  par  votre  conduite  l'opinion 
que  Ton  a  généralement  de  la  légèreté  et  de  la  faiblesse  de 
votre  caractère.  —  Voyez,  dit  la  princesse  à  sa  grande  mat- 
tresse,  ce  que  m'écrit  la  Montebello  !  »  Gela  pouvait  avoir  rap- 
port au  général  Neipperg. 

Baden,  juillet  1815. 
r 

Marie-Louise  raconta  à  Elise  que,  le  jour  où  elle  vit  Napo- 
léon pour  la  première  fois,  elle  ne  croyait  pas  qu'il  vtnt  aussi 
loin  à  sa  rencontre;  elle  était  en  voiture  avec  Mme  Murât,  reine 
de  Naples,  et  comme  il  faisait  chaud  elles  avaient  ôté  leur 
chapeau,  et  mis  leur  mouchoir  de  batiste  autour  de  leur 
tête;  tout  d'un  coup,  elles  virent  de  très  loin  un  tourbillon  de 
poussière  et  au  même  moment  on  ouvrit  la  portière,  et  on 
baissa  le  marchepied  en  criant  t  yive  l'Empereur  I  »  Mme  Murât 
fit  un  cri  de  surprise  et  de  frdycur,  et  se  précipita  en  dehors 
par  l'autre  portière.  Bonaparte  prit  Marie-Louise  par  la  tète  et 
l'embrassa  à  plusieurs  reprises. 

Le  soir  de  ce  môme  jour,  Marie-Louise,  à  souper,  à  Com- 
piègne,  je  crois,  où  toute  la  famille  de  Napoléon  était  réunie, 
prit  une  glace  en  caisse  (en  papier)  pour  un  biscuit;  la  glace  se  \ 
rompit,  l'enveloppe  tomba  sur-  l'assiette  et  la  serviette  de  la 
princesse,  qui  fut  extrêmement  choquée  des  grands  éclats  de 
rire  de  toute  la  famille  impériale.  Elle  en  parla  plusieurs  fois 
à  Elise  avec  dépit. 


MARIE-LOUISE  A    LA  MESSE 

Au  milieu  de  la  grand'messe  il  se  fit  un  mouvement  :  des 
officiers  de  police  écartaient  la  foule  pour  faire  un  passage  à 
Marie-Louise.  Elle  allait  entendre  une  messe  basse  dans  une 
tribune  et  il  fallait  traverser  l'église  pour  y  parvenir.  Nous 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  145 

nous  plaçâmes  sur  les  degrés  du  petit  escalier,  pour  la  voir  de 
bleu  près.  Elle  devait  aller,  immédiatement  après  cette  très 
courte  messe,  dîner  chez  le  duc  Albert  à  l'Augarten;  elle  était 
vêtue  tout  en  rose,  et  par-dessus  cette  robe  couleur  de  rose 
une  robe  et  un  spencer  en  dentelles  de  la  plus  grande  beauté  ; 
elle  portait  un  chapeau  également  rose  et  orné  de  plumes  de 
la  même  couleur.  M.  de  Bausset  la  précédait,  vêtu  de  noir, 
et  la  mine  la  plus  renfrognée  du  monde  ;  un  laquais  portait  un 
immense  sac  de  taffetas  vert  contenant  les  Heures  de  la  prin- 
cesse. Elise,  dans  les  fonctions  de  grande  maîtresse,  avait  l'air 
encore  assez  gênée  de  sa  dignité  et  de  sa  parure.  Elle  était 
habillée  en  gaze  bleue  et  coiffée  en  plumes  bleues.  Le  peuple 
est  choqué  de  cette  manière,  si  étrangère  à  la  famille  impériale, 
d'arriver  au  milieu  d'une  grand'messe;  de  troubler  le  recueil- 
lement général  par  une  espèce  de  cortège,  par  le  bruit  des 
officiers  de  police^  et  cela  pour  entendre  une  messe  qui  ne 
dure  pas  dix  minutes.  Voilà  des  souvenirs  bien  frivoles;  mais 
le  temps,  qui  efface  tant  de  choses  solides,  donne  quelquefois 
aussi  de  la  valeur  à  des  babioles. 


LA  GOMTBSSB  ISABELLE  DE  WàLDSTEIN 
NtfE  COMTESSE    RZBWUSKA 

28  septembre  1815. 

La  charmante  comtesse  Isabelle  Waldstein  a  prodigieuse- 
ment d'esprit.  Elle  en  a  continuellement;  c'est  presque  un 
reproche  que  je  lui  fais;  personne  ne  possède  comme  elle  le 
talent  de  la  causerie.  Elle  met  de  la  légèreté  aux  choses  pro- 
fondes, et  du  sérieux  aux  choses  frivoles.  Son  esprit  est 
prompt,  rapide,  scintillant.  Isabelle  étonne;  elle  charme  les 
hommes  et  les  séduit  par  sa  brillante  imagination;  elle  les 
captive  par  l'expression  fine  et  la  mobilité  de  sa  physionomie. 
Il  y  a  une  harmonie  charmante  avec  tout  ce  qu'elle  dit,  et  ses 
gestes  pleins  de  grâce  et  de  simplicité.  Personne  ne  se  loue 
plus  adroitement  qu'Isabelle;  elle  a  un  art  particulier  pour  se 
présenter  toujours  sous  un  point  de  vue  agréable.  Elle  a  de 

10 


146  SOUVENIRS 

la  franchise  dans  Tesprit  et  de  la  dissimulation  dans  le  cœur; 
elle  est  coquette  naturellement  et  déclame  souvent  contre  la 
coquetterie;  mais  sa  coquetterie  n'est  qu'un  jeu  d'esprit.  Isa- 
belle a  la  tête  d'un  homme  et  le  cœur  d'une  femme;  une  ins- 
truction rare,  des  connaissances  au-dessus  des  capacités  ordi- 
naires et  de  l'éducation  de  toutes  les  autres  femmes,  sont 
voilées  sous  son  inaltérable  discrétion.  Son  pinceau  retrace 
les  jolies  scènes,  dont  son  imagination  brillante  et  pittoresque 
la  fait  jouir;  les  tableaux  de  sa  composition,  et  il  y  en  a 
un  grand  nombre,  sont  ravissants.  Isabelle  a  écrit  un  roman 
que  l'on  loue;  ses  lettres  seront  imprimées,  j'espère,  un 
jour. 


VICTOIRE  DU  UONTBT,   BARONNE  DE  BOESNBR 

1815. 

Victoire  !  11  faudrait  pour  la  peindre  s'abuser  un  instant.  Il 
faudrait  se  croire  dans  cette  céleste  patrie  dont  les  habitants 
aériens,  enveloppés  d'une  légère  forme  humaine,  ne  sont  réel- 
lement qu'âme  et  vertu.  Elle  n'appartient  à  ce  monde  que  par 
ses  peines  ;  elles  ont  imprimé  sur  sa  douce  physionomie  cette 
sensible  et  touchante  résignation  qui  la  rend  plus  attachante 
encore.  Son  sourire  est  angélique  et  pur  comme  son  cœur. 
On  voit  qu'elle  est  destinée  à  sourire  éternellement  devant  le 
Dieu  de  toute  pureté;  son  regard  virginal  est  pénétrant,  car 
elle  a  beaucoup  pleuré,  et  cherche  et  croit  rencontrer  dans  les 
autres  cette  exquise  sensibilité  qui  forme  le  fond  de  son  carac- 
tère. Elle  a  de  Tinstruction,  de  l'esprit,  des  talents,  de  la 
beauté,  une  délicieuse  beauté,  une  taille  élégante,  une  dignité 
naturelle,  une  démarche  charmante,  une  simplicité  toujours 
noble,  un  calme  inaltérable.  Jamais  une  plainte,  jamais  un 
léger  reproche  ne  se  sont  élevés  contre  elle.  Elle  a  surpassé 
tous  les  devoirs,  embelli  toutes  les  vertus.  Puissent  les  anges 
qu'elle  étonne  et  ravit  par  sa  constance  et  la  ferveur  de  sa 
piété,  puissent  les  célestes  esprits   qu'elle   réjouit  par  son 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  147 

innocence  l'envelopper  de  leurs  ailes  protectrices  et  éloigner 
d'elle  désormais  de  nouvelles  douleurs  (1)1 


NAPOLÉON  A  L'aBBAYB  DB  MOLK 

Napoléon,  triomphant  lors  de  la  guerre  de  1809,  prit  son 
quartier  général  à  Môlk,  à  une  journée  de  Vienne;  il  fut  logé 
dans  la  magnifique  abbaye  de  bénédictins  qui  domine  la  ville; 
il  occupait  les  grands  appartements  de  cérémonie.  Les  meubles 
et  les  peintures  étaient  très  simples;  mais  les  chambres  étaient 
ornées  des  portraits  des  princes  de  la  maison  impériale  ;  celui 
de  l'empereur  François  11  occupait  la  place  d'honneur.  Après 
avoir  pris  quelques  instants  de  repos,  Napoléon  fit  dire  au 
vénérable  Père  abbé  qu'il  désirait  lui  parler.  Le  vieillard  se 
rendit  aussitôt  à  cet  ordre  et  se  fit  accompagner  de  deux 
moines,  dont  un,  Aloys  Stûpfel,  Alsacien,  devait  lui  servir 
d'interprète.  Napoléon  était  au  milieu  du  salon,  appuyé  sur 
une  chaise  qu'il  tenait  à  moitié  renversée  devant  lui;  sa  figure 
était  sombre,  menaçante;  il  regarda  fixement  le  Père  abbé^  et 
lui  adressa  brusquement  cette  question  :  <  L'Eglise  peut-elle 
délier  des  sujets  du  serment  de  fidélité  prêté  à  leur  Prince?  » 
A  ces  paroles,  proférées  d'un  ton  impérieux  et  dans  laquelle 
il  crut  deviner  une  intention  hostile  contre  son  souverain, 
l'abbé,  courbé  par  Tâge^  se  redressa,  ses  yeux  s'enflammèrent 
et  il  fit  une  réponse  si  énergique  que  les  officiers  français, 
rangés  en  demi-cercle  derrière  lui,  en  furent  stupéfaits  et 
craignirent  une  scène  violente.  Après  un  instant  de  silence 

(1)  Victoire,  baronne  de  Bœsner,  née  baronne  du  Montct,  fut  destinée 
À  être  répouse  de  l'héroïque  chevalier  Desilles  (ou  des  Illes),  tué  à  Nancy 
au  commencement  de  la  Révolution.  Le  jeune  officier,  en  expirant  au 
début  de  sa  carrière,  ne  regretta  ni  la  gloire,  ni  la  brillante  fortune  qui 
lui  était  destinée  ;  il  ne  regretta  que  la  belle,  la  touchante,  l'incompa- 
rable épouse  que  son  père  et  la  famille  de  Victoire  lui  avaient  promise. 
Victoire  du  Montet  dansait  un  jour  &  un  bal  ou  figurait  devant  elle  le 
duc  d'Aremberg,  aveugle  depuis  plusieurs  années.  On  fut  bien  étonné  de 
l'entendre  s'écrier  au  moment  ou  elle  s'avançait  vers  lui  :  «  Oh  !  la  ravis- 
sante jeune  personne!  »  Il  la  jugeait  à  la  suavité,  à  la  légèreté,  à  la  mesure 
parfaite  de  ses  mouvements  et  de  ses  pas. 


1 


148  SOUVENIRS 

Napoléon  changea  de  conversation.  U  s'entretint  très  longue- 
ment avec  les  religieux,  tantôt  sérieusement,  tantôt  sur  un  ton 
ironique,  et  il  chercha  souvent  à  les  embarrasser,  c  Vous  logez 
bien  simplement  vos  souverains,  dit-il  en  jetant  un  regard 
rapide  autour  de  lui.  —  Sire,  répojidit  le  Père  abbé,  ces 
murs  resplendissent;  ils  sont  ornés  des  portraits  de  nos 
augustes  maîtres.  >  En  sortant,  le  Père  abbé  fit  écrire  en  latin, 
dans  les  archives,  mot  pour  mot,  la  conversation  de  Napoléon. 
Ce  ne  sera  pas  une  des  chroniques  les  moins  intéressantes 
de  l'abbaye.  C'est  du  curé  de  Gainfarn,  près  de  Vienne, 
H.  Aloys  Stûpfel,  capitulaire  du  chapitre  de  Môlk  et  truchement 
du  Père  abbé  de  M5lk,  que  je  tiens  ce  récit. 


NAPOLÉON   DEVANT    LE  MONUMENT  DE  l'ARCHIDUGHESSE 
MA&II-CHRISTINB,   DANS    l'ÉGLISB    DES    AUGUSTINS    A  VIENNE 

Napoléon,  étant  à  Vienne  en  1809,  voulut  voir  ce  monument, 
exécuté  par  Canova,  élevé  par  le  duc  de  Saxe-Teschen  en 
mémoire  de  Mme  l'archiduchesse  Marie-Christine,  sa  femme. 
Napoléon  s'était  fait  annoncer  si  souvent  que  son  arrivée  à 
neuf  heures  du  soir,  sans  avoir  prévenu,  fut  une  véritable  sur- 
prise. Les  religieux,  déjà  retirés  dans  leurs  cellules,  accou- 
rurent, portant  des  torches  allumées  en  toute  hftte,  et  éclai- 
rèrent le  magnifique  monument  de  marbre  blanc,  qui  resplen- 
dissait seul  dans  cette  lumière,  laissant  le  reste  de  la  vaste 
église  dans  une  sombre  et  fantastique  obscurité.  L'empereur 
contempla  longtemps  ce  chef-d'œuvre;  il  fut  sans  doute  frappé 
de  l'austère  et  vénérable  figure  du  Père  Antonin,  supérieur  de 
ce  couvent;  il  le  regarda  un  instant,  et  se  dirigeant  vers  lui,  il 
éleva  la  voix  et  montrant  le  mausolée  :  <  Vanité  des  vanités, 
tout  n'est  que  vanité!  •  Il  s'éloigna  rapidement;  les  témoins 
de  cette  scène  furent  comme  sous  l'impression  d'un  rêve.  Le 
Père  Antonin  nous  raconta  cette  anecdote.  •  Vous  verrez, 
nous  disait-il,  que  l'empereur  Napoléon  mourra  en  bon  chré- 
tien. 1  Et  il  répétait  les  mots.  •  Vanité  des  vanités!  >  Hélas! 
parmi  les  brillants  officiers  qui  accompagnèrent  Napoléon  à 


DE  LA   BARONNE  DIT  MONTET  149 

Téglise  des  augustins^  un  seul  savait-il  que  dans  cette  même 
église  l'infortunée  Marie-Antoinette  avait  été  fiancée  et  mariée 
par  procuration  au  dauphin?  Pour  la  jeune  et  belle  reine, 
Téchafaudî  Pourle  vainqueur  de  Wagram  et  l'époux  de  la  fille 
des  Césars,  le  martyre  de  Saint-Hélène,  l'étoile  du  bonheur 
éteinte,  et  la  tombe  du  duc  de  Reichstadt  près  des  tombes  de 
Marie-Thérèse  et  des  empereurs  dont  le  sang  coulait  dans  les 
'  veines'dûfils  de  Napoléon  !  Rêves,  6  rêves  mystérieux  de  la  des- 
tinée I 


UKGODP  DS  TONNIRRK  AU  MQlfTBT  EN  1790 

J'ai  ouT  souvent  raconter  à  ma  belle-mère,  Mme  la  baronne 
du  Montet^  et  à  sa  famille,  l'orage  qui  éclata  tout  à  fait  à 
l'improviste  par  une  belle  journée  d'été  sur  la  colline  où 
est  situé  le  vieux  manoir  du  Montet  (i).  La  foudre  tomba  sur 
le  clocher  de  la  chapelle  et  y  mit  le  feu;  ensuite  elle  traversa 
les  appartements,  et  passa  entre  mon  mari^  alors  adolescent,  et 
son  maître  d'allemand,  au  moment  où  il  lui  faisait  des  com- 
pliments à  la  porte,  et  voulait  le  faire  passer  le  premier;  ce 
débat  sauva  la  vie  à  l'un  et  à  l'autre.  Ce  jour-là,  le  jeune  Desilles 
avait  passé  la  journée  au  Montet.  Qu'elle  dut  lui  paraître  belle, 
cette  journée  t  U  aimait  passionnément  et  d'un  amour  si  noble 
et  si  pur  une  ravissante  jeune  fille,  si  digne  d'inspirer  un  tel 
attachement  t  11  retournait  à  Nancy  avec  le  colonel  de  son 
régiment;  le  temps  était  superbe;  ils  entendirent  un  violent 
coup  de  tonnerre^  et,  en  cherchant  le  nuage  d'où  pouvait 
venir  une  explosion  si  peu  prévue,  ils  aperçurent  le  clocher 
du  Montet  ea  flammes!  Ce  fut  la  dernière  visite  du  jeune 
Desilles  au  Montet;  il  fut  blessé  à  mort  peu  de  jours  après.  Le 
vieux  manoir  a  été  vendu^  l'héritage  paternel  morcelé  :  le 
coup  de  tonnerre  a  été  terrible  (2)1 

(1)  Ancien  rendez- vous  de  chasse  des  ducs  de  Lorraine,  puis  Ûef  de  la 
maison  de  Fisson,  à  laquelle  il  a  donné  son  nom,  le  château  du  Montet 
domine,  au  sud-ouest,  la  ville  de  Nancy»  dont  un  des  faubourgs  s'appelto 
rue  du  Montet.  (Éd.) 

(2;  Sur  le  jexme  Desilles,  voir  suprày  p.  51-54.  (Éd.) 


i50  SOUVENIRS 


MARIA  BOISSIER,    UNE  CHARMANTE   VIEILLE  FILLE 

Notre  aimable  et  si  originale  amie,  miss  Maria  Boissier,  con- 
duite un  jour  à  une  réception  solennelle  chez  une  vieille  et 
noble  dame,  eut  la  plaisante  distraction,  au  moment  où  la  com- 
tesse de  Kinsky  la  nommait  à  la  princesse,  d'accompagner 
d'un  grand  signe  de  croix  la  profonde  révérence  qu'elle  lui  fit 
en  s'approchant  de  son  canapé.  Elle  était  bien  amusante,  cette 
chère  Mariai  Sa  gaieté  piquante  prenait  un  caractère  particu- 
lier par  le  contraste  de  sa  physionomie  naturellement  sérieuse 
et  presque  sombre  :  elle  avait  les  yeux  enfoncés  et  très  noirs; 
les  cheveux  et  le  teint  très  noirs  aussi;  et  avec  cela  un  son  de 
voix  d'une  douceqr  ravissante;  un  petit  duvet  noir  dessinait 
comme  une  petite  moustache  sur  sa  bouche.  Étant  un  jour 
couchée  dans  une  auberge,  un  énorme  turban  enroulé  autour  de 
la  tète,  elle  fit  appeler  la  bonne  pour  lui  donner  des  ordres. 
La  jeune  fille  fit  quelques  pas  en  disant.  «  Madame  >,  puis  elle 
reprit  :  &  Monsieur  le  Comte  >,  et  comme  elle  vit  que  Maria 
riait,  elle  dit  bien  vite  c  Madame  >,  en  s'approchant  toujours,  et 
encouragée  par  cette  voix  si  douce,  si  bienveillante.  Mais  tout 
près  du  lit,  ne  sachant  plus  ce  qu'elle  devait  dire,  elle  se  mit  à 
faire  force  révérences,  tantôt  au  comte,  tantôt  à  la  comtesse. 
Cette  scène,  racontée  par  elle,  était  très  comique.  Il  fallait  lui 
entendre  conter  aussi  comment  çUe  fut  arrêtée  un  jour  par 
un  jeune  soldat  en  sentinelle  sous  le  bastion  que  Napoléon 
avait  fait  sauter  quelques  mois  auparavant.  Frappée  de  l'aspect 
pittoresque  des  effets  de  la  mine.  Maria  examinait  les  masses 
de  pierres  écroulées.  Elle  était,  comme  à  son  ordinaire^  assez 
étrangement  vêtue  et  enveloppée  dans  un  manteau  plus  com- 
mode qu'élégant.  Le  jeune  factionnaire  s'imagina  qu'elle  médi- 
tait un  suicide;  il  lui  présenta  la  baïonnette  et  la  força  de 
rester  immobile  jusqu'au  moment  où  elle  fut  délivrée  par 
l'arrivée  de  la  comtesse  de  Kinsky. 

Le  père  de  Maria  Boissier,  gentilhomme  anglais,  mais  d'ori- 
gine française,  avait  épousé  la  fille  du  célèbre  chirurgien 
d'Avant,  anobli  par  Louis  XV,  pour  ses  importantes  décou- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  loi 

vertes  en  chirurgie,  D'Avant  avait  épousé  en  Italie  une  femme 
d'une  grande  beauté  et  d'une  naissance  distinguée.  Maria 
tenait  des  agréments  de  ces  différentes  alliances  franco-anglaise 
et  italienne.  Elle  était  remplie  de  talents  :  ses  dessins  étaient 
d'une  piquante  originalité  et  d'une  vérité  pleine  de  charmes; 
elle  était  musicienne;  son  esprit  était  aussi  orné  qu'aimable; 
son  cœur,  incomparable;  sa  générosité,  sans  bornes,  et  ses 
innombrables  bienfaits,  toujours  accompagnés  d'une  délica- 
tesse qui  en  augmentait  le  prix.  Maria  était  intimement  liée  avec 
ma  belle-sœur  Victoire;  jamais  amitié  n'a  été  plus  tendre  et 
plus  sincère.  Mêmes  sentiments,  mêmes  vertus,  même  piété, 
même  charité,  mêmes  dévouement  et  discrétion,  mais  cons- 
tante différence  dans  les  circonstances  de  leur  vie,  et  dans 
l'application  et  la  pratique  de  ces  vertus.  Victoire  du  Montet, 
baronne  de  Bœsner,  si  belle,  si  svelte,  blanche  et  délicate 
comme  un  beau  lis,  réservée  dans  ses  paroles,  ne  souriant 
que  de  la  gaieté  des  autres,  élégante  sans  s'en  douter,  mais 
l'étant  constamment,  par  la  simplicité  gracieuse  et  l'exquise 
propreté  de  sa  mise  toujours  distinguée;  Maria,  si  ori- 
ginale en  ses  habitudes  d'intérieur,  si  peu  esclave  de  la 
mode  et  dans  sa  toilette  ne  pensant  qu'à  la  commodité, 
mêlant  souvent  les  récits  burlesques .  aux  conversations 
sérieuses,  quelquefois  presque  trop  gaie,  bien  qu'elle  sût 
s'arrêter  à  temps.  Oh!  qu'elle  était  plaisante,  quand  un 
scrupule  l'arrêtait  sur  le  seuil  d'un  récit  trop  vif!  Il  est 
inutile  de  vous  dire  que  cette  charmante  personne  aimait 
M.  du  Montet,  et  en  était  aimée  d'une  affection  toute  frater- 
nelle. 

Je  n'ai  jamais  vu  une  personne  si  scrupuleusement  vraie. 
Sa  politesse  et  sa  bienveillance  en  étaient  souvent  plaisam- 
ment embarrassées. 

Maria  jouissait  à  Vienne  d'une  considération  méritée.  Le 
salon  de  Vaiinable  vieille  fille  était  recherché  ;  d'augustes  prin- 
cesses venaient  s'asseoir  près  de  son  lit,  où  elle  est  restée 
presque  constamment  les  dernières  années  de  sa  vie,  sans 
avoir  quitté  le  turban,  qui  augmenta  presque  tous  les  ans  en 
longueur,  et  par  conséquent  en  volume  autour  de  sa  tête.  Elle 


152  SOUVENIRS 

est  morte  comme  une  sainte,  aimée  et  aimable  jusqu'à  son 
dernier  soupir. 


MADAME    LOUIS    DE    BOMBELLBS,    NEE    BRUN,     ET     LE    PRINCE 
GREC    YPSILANTl 

(Extrait  d'une  lettre  de  mon  amie  la  comtesse  Thérèse  Chotek.) 

Teplitz,  18  août  i816. 

€  Il  faut  que  je  vous  parle  des  Bombelles,  et  surtout  de 
Mme  Ida,  dont  nous  avons  fait  la  connaissance  ;  ils  ont  passé 
huit  jours  ici  et  sont  partis  hier  au  soir.  Je  n'ai  point  reconnu 
Ida  au  portrait  qu'en  a  fait  Mme  de  Staël  ;  c'est  une  bonne  et 
gentille  petite  femme  qui  a  de  l'esprit^  mais  nul  usage  du 
monde.  C'est  au  point  que,  les  premiers  jours  de  son  séjour 
ici,  nous  ayons  cru  que  ce  naturel  et  cette  naïveté  étaient 
joués;  mais  nous  avons  été  bientôt  détrompés;  elle  dit  absolu- 
ment tout  ce  qui  lui  passe  par  la  tète,  et  souvent  fort  drôlement. 
Elle  a  l'air  d'aimer  tout  le  monde  à  première  vue  ;  deux  heures 
après  son  arrivée,  elle  baisait  ma  tante  (la  princesse  de  Clary, 
née  princesse  de  Ligne)  sur  l'épaule,  et  nous  appelait  toutes 
c  mon  cœur  •  et  c  mon  trésor  > .  Elle  était  aussi  à  l'aise  avec 
des  hommes  et  des  jeunes  gens  qu'elle  n'avait  jamais  vus  ; 
son  laisser-aller  allait  avec  eux  jusqu'au  mauvais  ton.  On  dit 
que  sa  mère,  la  célèbre  Mme  Brun  (1),  est  d'une  affectation 
insupportable;  peut-être  est-ce  la  crainte  de  ce  ridicule  qui 
l'a  fait  tomber  dans  l'excès  contraire  :  quoi  qu'il  en  soit,  elle 
est  si  bonne  enfant  qu'on  lui  pardonne  ses  défauts  d'éducation. 
Son  mari,  Louis  de  Bombelles,  l'adore,  mais  la  reprend  souvent; 
elle  est  alors  d'une  douceur  charmante.  11  est  à  craindre,  ce- 
pendant, que  les  réprimandes  continuelles  d'un  mari  ne 
finissent  par  lasser  une  jeune  femme  habituée  à  avoir  été  en- 
censée toute  sa  vie.  Ils  s'embrassent  un  peu  trop  devant  le 
monde,  cela  passe  pour  du  naturel  et  de  la  simplicité.  Elle  a 


(1)  Frédérique  Brun,  née  Munter  (3  juin  1765-28  mars  1835),  a  laissé 
des  poésies  et  des  récite  de  voyages.  {Éd,) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         153 

malheureusement  la  franchise  d^une  jeune  personne  sans  en 
ayoir  la  réserye  et  la  timidité  qui.  selon  moi,  ne  deyraient  ja- 
mais en  être  séparées,  M.  de  Bombelles  me  parlait  de  son 
bonheur,  les  larmes  aux  yeux.  Elle  est  remplie  de  talents; 
mais  il  dit  que  c'est  son  cœur  qui  Ta  séduit,  car  il  est  impos- 
sible d'en  avoir  un  meilleur.  Ida  est  d'une  très  mauvaise 
santé;  elle  a  des  maux  de  nerfs  dans  le  grand  genre.  Nous 
avons  joui  pleinement  de  tous  ses  talents  :  elle  a  une  voix 
magniûque  et  une  méthode  charmante,  ayant  eu  les  meilleurs 
maîtres  d'Italie.  Nous  désirions  fort  lui  voir  exécuter  ses  pan- 
tomimes ou  plutôt  ses  poses  ;  nous  avions  arrangé  sur  notre 
théâtre  une  belle  charade,  c'était  Agamemnon.  La  première 
scène  se  passait  dans  un  sérail;  les  sultanes  firent  venir  leurs 
esclaves  pour  les  amuser.  Mme  de  Bombelles  se  drapa  gra- 
cieusement dans  un  châle  ;  chaque  attitude  était  un  véritable 
tableau  d'artiste,  un  charmant  tableau  ;  elle  s'embellit  alors 
prodigieusement  et  est  remplie  de  grâces.  Ses  mouvements 
sont  doux,  ses  poses  ravissantes,  ses  bras  superbes;  mais  elle 
n'est  pas  jolie,  et  lorsqu'elle  est  hors  de  la  scène,  elle  ne  con- 
serve absolument  rien  de  ses  agréments  ;  sa  marche  est 
vulgaire,  et  sa  tournure  assez  commune,  et  l'on  a  peine  à  se 
persuader  que  c'est  la  même  personne  qui,  un  instant  aupa- 
ravant, a  enchanté  les  yeux  et  excité  un  véritable  enthou- 
siasme (i).  Notre  charade  d' Agamemnon  a  parfaitement  réussi; 
cependant,  celui  qui  devait  en  être  le  principal  personnage  et 
le  plus  bel  ornement  nous  a  manqué  le  jour  de  la  réprésen- 
tation, et  n'a  été  que  mal  remplacé  :  c'était  le  charmant,  le 

(1)  La  comieese  Louis  de  Bombelles  est  venue  depuis  plusieurs  fois  à 
Vienne.  Elle  avait  vécu  avec  sa  mère,  la  très  pédante  Mme  Brun,  dans 
rintimité  de  Mme  de  Staél  à  Genève  et  à  Goppet.  Mme  de  Staël  voulut 
un  jour  qu'elle  lui  apprit  à  tomber  morte  gracieusement  dans  je  ne  sais 
plus  quel  rèle  de  tragédie  :  elle  fut  ravie  du  modèle;  mais  en  voulant 
l'imiler,  elle  tomba  de  toute  sa  pesanteur  sur  le  parquet  et  se  fit  un  mal 
horrible.  Une  des  jolies  histoires  de  Mme  de  Bombelles  était  celle  du  duc 
de  Broglie,  dont  le  mariage  avec  MUe  de  Staël  était  déjà  arrêté.  Les  jeunes 
gens  causaient  depuis  longtemps  ensemble,  un  après-dlner,  dans  le  salon 
de  Goppet.  Leur  conversation  paraissait  si  intéressante  qu'il  prit  fantaisie 
h  Mme  de  Staôl  d'en  connaître  le  sujet  ;  on  envoya  la  petite  Ida  qui  s'ap- 
procha tout  doucement  et  arriva  au  moment  où  Mlle  de  Staël  disait  à  son 
fiancé  :  «  Rétablirons -nous  la  gabelle?  » 


154  SOUVENIRS 

bon,  Fairaable  prince  Ypsilanti  (1).  Je  n'aurais  jamais  cru  que 
je  prendrais  une  part  aussi  vive  à  la  mort  d'un  hospodar  de 
Moldavie  ;  c'était  le  père  de  notre  héros;  il  a  reçu  cette  triste 
nouvelle  au  milieu  de  nos  plaisirs,  et  il  est  parti  sur-le-champ 
pour  la  Russie.  Nous  avons  été  affligées  pendant  plusieurs 
jours,  car  nous  avions  toutes  la  tête  tournée  par  ce  charmant 
prince,  ma  mère  tout  comme  les  autres.  Il  faut  vous  dire  que 
ce  pauvre  jeune  homme  n'a  qu'un  bras  ;  un  obus  lui  a  em- 
porté une  partie  de  la  main  droite  dans  la  guerre  de  4813.  Il 
est  resté  un  temps  infini  sur  le  champ  de  bataille,  sans  pou- 
voir être  pansé;  la  gangrène  s'y  est  mise;  il  a  été  obligé  de  se 
faire  couper  la  main  droite.  Il  dessinait  à  merveille,  aimait 
passionnément  la  musique,  et  tout  cela  est  perdu  pour  lui.  Il 
a  beaucoup  d'esprit  et  d'instruction  ;  il  est  aimable  et  a  un 
fond  de  gaieté  dans  le  caractère  qui  fait  parfois  oublier  ses 
malheurs,  mais  qui,  dans  d'autres  instants,  rend  sa  mélan- 
colie encore  plus  intéressante.  Nous  étions  toutes  pour  lui 
d'une  coquetterie  extraordinaire,  et  je  vous  assure  que  vous 
en  auriez  fait  autant  que  nous.  Vous  l'auriez  admis  à  vos 
^  petites  soirées,  car  il  est  réservé,  poli  ;  il  a  un  véritable  tact 
et  une  amabilité  avec  les  femmes  que  l'on  trouve  bien  rare- 
ment dans  un  jeune  homme  ;  et  puis,  il  a  avec  tout  cela  une 
tournure  noble  et  une  physionomie  tout  à  fait  orientale.  > 


(1)  Le  prince  Ypsilanti  avait  soulevé  les  Grecs,  étant  encore  aa  ser- 
vice de  la  Russie.  Il  fut  fait  prisonnier  et  remis  à  l'Autriche  qui  l'enferma 
à  Munkacz  en  Hongrie,  puis  À  Theresienstadt  en  Bohême.  H  est  mort  à 
Vienne  le  1*'  août  1828.  Sa  détention,  quoique  très  douce,  et  ses  chagrins 
déterminèrent  une  maladie  de  poilrine.  Sa  maladie  et  sa  mort  excitèrent 
un  vif  intérêt.  Deux  de  mes  amies,  la  princesse  C.  de  R...  et  sa  sœur  L. 
de  F...,  se  dévouèrent  à  le  soigner.  Leur  affection  pour  lui,  pure  sans  doute 
mais  exaltée,  leur  fit  faire  des  choses  étranges,  comme,  par  exemple,  de 
le  couronner  de  roses  et  de  lauriers  dans  son  cercueil.  Pourquoi  des 
roses  ?  Sa  fin  fut  douloureuse,  déchirante.  C'est  à  ces  circonstances  que 
l'on  attribue,  &  tort,  je  crois,  la  maladie  mentale  dont  fut  attaquée  la  prin- 
cesse peu  de  jours  après  sa  mort,  et  qui  a  duré  quelques  années. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  155 


l'impératrice^    troisième    femme    de    FRANÇOIS    II 

Vienne,  26  avril  1816. 

J'ai  été  cet  après-dîner  faire  une  promenade  en  calèche 
avec  la  comtesse  Béroldingen  (1),  femme  du  ministre  de  Wur- 
temberg. Toutes  les  rues  étaient  remplies  de  la  foule  qui  se 
précipitait  vers  la  route  d'Italie  pour  voir  arriver  le  cortège 
funèbre  et  le  cercueil  contenant  la  dépouille  mortelle  de  l'im- 
pératrice, morte  le  7  avril  dernier  à  Vérone.  11  n'y  a  pas  deux 
ans  que  cette  même  foule  se  portait  pour  voir  l'entrée  triom- 
phale des  souverains  alliés;  l'expression  des  physionomies 
était  la  môme  :  une  stupide  curiosité.  Cette  jeune  et  belle 
princesse  mourant  à  vingt-huit  ans,  rentrant  dans  la  ville- 
capitale  sous  les  lugubres  livrées  de  la  mort  et  qu'après-demain 
on  engloutira  pour  jamais  dans  le  caveau  des  capucins,  n'ins- 
pire à  cette  foule  immense  ni  pitié  ni  intérêt.  Ilélas!  le  peuple 
se  venge  des  grands  en  jouissant  de  leur  fin,  de  leurs  souf- 
frances, de  leurs  revers. 

27  avril  1816. 

Les  rues  étaient  encore  remplies  aujourd'hui  de  cette 
immense  foule,  qui  courait  à  la  chapelle  de  la  cour.  L'impé- 
ratrice y  est  exposée  dans  un  cercueil  fermé.  Quoique  parfai- 
tement embaumée  à  Vienne,  on  n'aurait  pas  pu  l'exposer  à 
découvert.  C'est  demain  qu'elle  disparaîtra  pour  toujours. 
Jeunesse,  grandeurs,  tout  s'est  évanoui.  Il  ne  reste  d'une 
princesse  charmante  qu'un  cadavre  infect  et  défiguré.  Il  me 
semble  la  voir  encore,  telle  qu'on  l'a  vue  l'année  dernière,  à 
la  même  époque,  au  Prater,  dans  une  calèche  élégante  et 
légère,  fêtant  le  printemps  et  fêtée  par  lui,  brillante  de  parure, 
et  souriant  d'une  manière  si  affable,  si  aimable,  à  cette  même 
foule  qui  entoure  maintenant  son  triste  cercueil. 


(1)  La  comtesse  Béroldingen,  née  baronne  de  Ri  lier,  devint  plus  tard 
première  dame  du  palais  de  la  reine  de  Wurtemberg.  (Éd.) 


156  SOUVENIRS 


SERVICE    DE    L  IMPERATRICE 

3  mai  1816. 

Souffrante,  fatiguée  et  accablée  de  rêves  pénibles,  je  me 
suis  habillée  à  la  hâte  d'une  robe  de  deuil.  J'ai  pris  le  long 
voile  de  gaze  noire  :  ce  voile  est  d'étiquette  ici  pour  les  ser- 
vices funèbres;  il  est  fermé  sur  le  haut  de  la  tête  comme  un 
sac,  mais  très  long  et  très  large;  il  descend  jusqu'à  terre.  A 
dix  heures,  la  comtesse  de  Chotek  mère  est  venue  me  prendre 
pour  me  mener  aux  augustins,  où  Ton  célébrait  un  service 
funèbre  pour  l'impératrice,  comme  grande  maîtresse  de 
Tordre  de  la  Croix-Étoilée  (1).  Nombre  de  dames  y  ont  assisté. 
Je  suis  rentrée  chez  moi  à  midi,  pénétrée  de  tristesse,  et  fai- 
sant de  sombres  réflexions  sur  cette  destinée  qui  nous  conduit 
si  vite  du  berceau  à  la  tombe. 

Cet  après-dtner  j'ai  accompagné  M.  du  Montet  au  cimetière, 
de  Meydling,  près  de  Vienne,  où  repose  son  père.  Joseph  lui  a 
fait  élever  un  simple  monument.  Nous  sommes  descendus  de 
voiture  à  cent  pas  de  cette  triste  enceinte  et,  accompagnés  du 
gardien  du  cimetière,  nous  y  sommes  entrés.  La  tombe  de  mon 


(1)  Mme  du  Montet  fut  Utulaire  de  cet  ordre  de  la  Croix-Étoilée.  Connu 
également  sous  la  dénomination  de  «  Noble-Croix  »»  cet  ordre  est  dit 
encore  des  «  Dames  chevalières  de  la  Croix  du  Rédempteur  »,  des  «  Dames 
réunies  pour  honorer  la  Croix  »,  des  «  Chevalières  de  la  vraie  Croix  » 
ou  des  «  Dames  nobles  de  la  Croix-Étoilée  ».  Son  origine  est  curieuse.  Le 
2  février  1668,  un  terrible  incendie  éclata  au  palais  impérial  et  consuma 
une  partie  des  bâtiments  avec  leur  contenu  en  meubles  et  objets  d'art  de 
toute  nature.  Quatre  jours  après,  en  procédant  à  l'enlèvement  des  débris, 
on  retrouva  un  petit  coffret  en  bois,  cristal  et  émail  àdemi-détruit;  un 
morceau  de  la  vraie  croix  qui  s'y  trouvait  renfermé  demeurait  intact. 
Ce  miracle  frappa  l'ioipératrice  Éléonore,  femme  de  Léopold  I*',  qui,  pour 
en  conserver  la  mémoire,  institua  un  ordre  de  chevalerie,  dit  dela«  Croix- 
Étoilée  »,  destiné  aux  dames  nobles  qui  se  distingueraient  parleurs  vertus 
et  leur  charité.  L'ordre  de  la  «  Croix-Étoilée  »  a  joui,  depuis  lors,  en 
Autriche,  d'une  haute  considération.  U  se  divise  en  deux  classes;  les 
dames  grand'-croix  et  les  dames  chevalières.  Pour  Tobtenir,  il  faut,  avant 
tout,  faire  preuve  de  seize  quartiers  du  côté  paternel  tant  que  du 
côté  maternel  et,  une  fois  mariée,  de  huit  quartiers  du  côté  marital. 
Encore  que  ces  insignes  soient  surtout  donnés  aux  grandes  dames  autri- 
chiennes, ils  sont  portés  en  outre  par  plusieurs  souveraines  et  quelques 
illustres  étrangères.  (Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  157 

beau-père  est  la  plus  apparente.  Joseph  Ta  examinée  avec  un 
tendre  et  religieux  intérêt;  puis  il  s'est  mis  à  genoux  et  a  prié 
pour  son  père.  J'étais  près  de  lui,  nous  étions  A  genoux  sur  le 
terrain  môme  que  Joseph  a  acheté  pour  être  notre  sépulture  à 
tous  t  J'ai  parcouru  cette  petite  enceinte  avec  une  impression 
douloureuse  et  une  espèce  de  frémissement  que  je  ne  puis 
exprimer.  Cette  sensation  a  été  extrêmement  pénible,  mais 
j'ai  porté  mes  regards  sur  la  croix  qui  est  au  milieu  du  cime- 
tière; cette  vue  m'a  attendrie  et  consolée;  j'ai  senti  comme 
une  espèce  d'impatience  de  ce  repos  éternel.  Deux  têtes  de 
morts  et  des  ossements  desséchés  formaient  un  trophée  au 
pied  de  la  croix,  j'ai  regardé  sans  horreur  ces  débris  d'hommes. 
Le  gardien  avait  défriché  un  coin  du  cimetière  pour  y  planter 
des  pommes  de  terre;  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  témoigner  ma 
surprise  et  mon  indignation.  <  Pourquoi,  a-t-il  répondu  froi- 
dement, faudrait-il  perdre  un  morceau  de  terre,  en  attendant 
les  sépultures?  > 

Ce  cimetière  est  triste  et  aride;  il  n'est  orné  ni  de  fleurs  ni 
d'arbustes,  n  est  à  une  demi-lieue  de  Vienne;  c'est  déjà  trop 
loin  pour  la  douleur  et  les  regrets.  Joseph  a  donné  un  billet 
de  banque  au  gardien,  en  lui  recommandant  d'avoir  soin  de 
la  tombe  de  son  père.  Cet  homme,  d'une  figure  belle  et 
sinistre,  s'est  approché  de  moi  et  m'a  baisé  ^ois  fois  la  main. 
J'avais  alors  les  yeux  tournés  vers  l'enceinte  destinée  à  notre 
famille.  J'ai  retiré  ma  main  avec  horreur;  il  me  baisait  la 
main,  cet  homme  qui  creuse  tant  de  fosses,  cet  homme  qui 
recouvre  de  terre  tant  d'êtres  chéris  1 

Dieu  tout-puissant,  accorde-moi  la  grâce  de  reposer  avec 
ceux  que  j'aime,  dans  le  sol  chéri  de  la  patrie! 


LES    TABLETTBS     DE    JAMES 

Un  jeune  homme  de  beaucoup  d'esprit  ayait  une  excellente 
habitude;  il  écrivait  tous  les  soirs  les  ridicules  qu'il  avait 
remarqués  dans  les  vieillards,  pour  les  éviter.  Ses  tablettes 
étaient  plaisantes  :  c  Me  rappeler  de  ne  pas  cracher  sur  les 


li>8  SOUVENIRS 

chenets,  parce  que  cela  est  dégoûtant.  —  Me  rappeler  de  ne 
pas  chanter  d'une  voix  cassée  les  romances  amoureuses  de 
ma  jeunesse^  etc...  >  ;  la  liste  était  très  longue. 

J'étais  à  un  concert  ces  jours-ci,  près  de  la  vieille  comtesse 
de  ***  qui  est  grand'mère  de  huit  enfants;  elle  racontait  à  sa 
voisine  une  fête  où  elle  avait  figuré  en  zéphir,  il  n  y  avait  pas 
moins  de  cinquante  ans;  sa  sœur,  disait-elle,  était  en  belle 
Indienne  et  son  frère,  le  prince  de  ***  dont  le  fils  a  plus  de 
quarante  ans,  en  Amour  t  Des  jeunes  personnes  riaient  sous 
cape  en  l'écoutant;  pour  moi,  je  ne  riais  point,  je  pensais  aux 
tablettes  de  James.  Hélas  t  la  belle  Indienne,  accablée  d'infir- 
mités, ne  peut  plus  marcher  sans  béquilles;  mais  son  beau 
regard,  les  charmes  de  son  esprit  sont  de  tous  les  temps. 
Zéphir  était  enveloppé  d'un  énorme  manteau  ouaté,  et  l'Amour 
sourd  depuis  plusieurs  années. 


PRéSBNTATION 


3  novembre  1816. 


Ma  présentation  à  l'empereur  jpar  la  comtesse  de  Zichy- 
Ferraris,  dame  du  palais,  a  eu  lieu  aujourd'hui  après  le  ser- 
.vice  d'église.  Il  y  avait  beaucoup  de  monde  dans  le  salon  du 
trône  qui  précède  celui  où  se  trouvait  l'empereur.  Le  duc  de 
San-Carlos,  ambassadeur  d'Espagne,  et  le  nonce-cardinal 
attendaient  aussi  l'empereur.  Lorsque  notre  tour  est  arrivé, 
nous  avons  été  introduites  par  le  comte  Wrbna,  grand  cham- 
bellan. L'empereur  était  près  de  la  porte,  ce  qui  nous  a  évité 
les  révérences  très  incommodes  à  cause  de  nos  longues  queues 
de  robe.  L'Empereur  a  été  extrêmement  aimable;  il  a  daigné 
rappeler  les  services  de  M.  du  Montet  d'une  manière  qui  m'a 
sensiblement  touchée.  Il  se  frotte  toujours  les  mains  en  parlant 
avec  vivacité  et  une' sorte  de  timidité.  Il  était  vêtu  de  l'uni- 
forme de  général,  debout  dans  un  immense  salon  meublé  en 
vieux  damas  cramoisi,  le  plus  triste  du  monde.  Voici  quel 
était  notre  costume  :  Mme  de  Zichy  dans  celui  des  Hongroises, 
une  robe  à  longue  queue  d'étoffe  blanche,  un  tablier  de  den- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  159 

telles  noires  et  sur  sa  tète  une  espèce  de  bonnet  ou  toque  sans 
bords,  sur  lequel  était  posé,  devant,  un  diadème  en  diamants, 
et  derrière,  un  long  voile  de  dentelle  noire  retombant  jusqu'à 
terre.  C'est  le  costume  d'étiquette  des  nobles  dames  de  Hon- 
grie; il  varie  pour  les  couleurs  et  pour  la  richesse  des  tabliers 
et  des  voiles,  qui  sont  ordinairement  en  gaze  d'or  ou  d'argent, 
mais  jamais  pour  la  coupe.  C'est  un  costume  national,  il  est 
noble  et  gracieux.  Je  portais  une  robe  d'étoffe  blanche  aussi, 
à  plis,  avec  une  queue  de  trois  aunes;  j'étais  coiffée  d'une 
guirlande  de  roses,  et  d'un  peigne  en  diamants  formant  dia- 
dème, au-dessous  duquel  étaient  attachées  de  longues  barbes 
ou  palatines  en  blonde  blanche.  J'avais  au  cou  des  perles 
magnifiques  et  en  très  grande  quantité  et  sur  l'épaule  gauche 
j'avais,  attachée,  la  Croix-Étoilée.    * 


AUTRE    PRESENTATION 

7  novembre  18i6. 

J'ai  été  présentée  aujourd'hui  à  Mme  l'archiduchesse  Clé- 
mentine, épouse  du  prince  Léopold  de  Sicile  (le  prince  de 
Salerne).  La  princesse  est  petite,  blanche,  excessivement 
délicate;  elle  est  timide  et  embarrassée,  mais  extrêmement 
polie.  Le  prince  est  gros  et  gras,  très  grand  et  ressemble  uni- 
quement à  la  famille  des  Bourbons.  Le  prince  et  la  princesse 
étaient  debout  lorsque  nous  sommes  entrés,  et  se  sont  avancés 
vers  nous.  On  s'est  assis,  la  comtesse  de  Zichy  sur  le  canapé 
à  côté  de  la  princesse  et  moi  sur  un  fauteuil;  le  prince  s'est 
placé  sur  une  chaise  près  de  moi.  Il  a  parlé  de  son  prochain 
départ  qui  doit  avoir  lieu  le  27  de  ce  mois;  il  cherchait  à  con- 
soler l'archiduchesse  en  lui  disant  ces  propres  paroles  :  «  Je 
ne  suis  qu'un  cadet  de  famille,  je  puis  voyager  »,  avec  une 
bonhomie  et  une  affection  qui  m'ont  touchée.  M.  de  Saint- 
Clair  se  tenait  dans  le  premier  salon  et  nous  a  introduites. 
Mme  de  Zichy,  en  sortant,  s'est  entretenue  avec  lui;  il  m'a  paru 
avoir  beaucoup  d'usage  et  une  tournure  d'esprit  très  agréable  ; 
une  très  belle  figure  avec  cela  :  on  comprend  sa  fortune. 


460  SOUVENIRS 

En  sortant  de  chez  Tarchiduchesse  Clémentine^  nous  avons 
été  chez  Mme  l'archiduchesse  Charles,  fille  du  duc  de  Nassau- 
Weilburg.  La  princesse  tenait  son  cercle;  il  y  avait  beaucoup 
de  monde.  Toutes  les  dames  assises  sur  des  chaises  à  dossiers 
et  en  robes  rondes,  excepté  les  dames  que  Ton  présentait  et 
celles  qui  présentaient;  les  chaises  rangées  en  long  et  formant 
file  des  deux  côtés,  en  face  du  canapé  de  la  princesse.  L'ar- 
chiduc m'a  adressé  la  parole  d'une  manière  très  aimable,  ainsi 
que  Tarchiduchesse.  Nous  y  sonmies  restées  près  d'une  heure, 
par  l'embarras  qu'il  y  avait  de  se  lever,  car  le  silence  n'était 
interrompu  que  par  les  questions  que  la  princesse  adressait 
aux  dames.  Elle  est  d'une  figure  charmante,  d'une  tournure 
gracieuse,  mise  avec  goût  et  élégance;  mais  tout  l'extérieur  de 
cette  jeune  princesse  est  plus  agréable  que  digne. 


ENTRÉE    DE    l'iXPÉBA.TBICB,    QUATRléME    FEMME 
DE    l'empereur  (i) 

10  novembre  1816. 

J'ai  manqué  ces  belles  cérémonies,  celles  du  baise-mains  et 
de  la  présentation.  J'avais  fait  venir  de  Paris  un  élégant  et 
riche  costume  de  cour  qui  n'est  pas  arrivé  à  temps.  C'eût  été 
trop  cher  d'en  faire  faire  un  supplémentaire;  mes  amies  se 
sont  intéressées  à  ce  petit  désappointement.  La  princesse 
Constantine  Rasoumoffsky  (née  comtesse  de  Fûrheim)  a  eu  la 
grâce  de  m'envoyer,  la  veille  du  mariage  de  Tempepeur,  une 
de  ses  très  belles  robes  brodée  en  argent,  en  me  demandant 
instamment  d'en  faire  usage  ;  je  ne  l'ai  pas  voulu  et  elle  m'en 
a  boudée.  Je  conserve  un  doux  souvenir  de  cette  marque 
d'amitié;  mais  en  vérité,  quoique  de  pareils  services  se  ren- 
dent et  s'acceptent  même  quelquefois,  je  n'ai  pu  me  résoudre 
à  accepter  l'offre  si  aimable  de  la  princesse.  J'ai  prêté,  quelques 
mois  après,  à  Mihe  Victor  de  Caraman  une  robe  de  cour  d'étoffe 

(1)  Caroline-Auguste,  née  le  8  février  1792,  fîlle  du  roi  Maximilien 
Joseph  de  Bavière,  divorcée  en  1814  du  prince  royal  de  Wurtemberg 
(plus  tard  le  roi  Guillaume  !•'),  morte  le  9  février  1873.  {Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  161 

blanche^  unie,  pour  une  audience  particulière,  chez  cette  même 
impératrice.  Mais  c'était  une  robe  sans  broderies  d'or  ni  d'ar- 
gent. Mes  robes  riches  sont  arrivées  quelques  jours  après  les 
cérémonies  du  mariage.  J'en  ai  fait  usage  à  un  grand  gala  de 
cour  en  1817.  Mon  costume  était  élégant,  blanc  et  argent,  admi- 
rablement brodé.  Ma  robe  de  présentation  à  l'empereur  et  à 
l'impératrice  ne  comportait  pas  cette  magnificence.  Les  pré- 
sentations se  font  en  robes  à  traînes  et  à  plis,  mais  pas  en 
manteaux  (ou  traînes  séparées  de  la  robe).  L'étiquette  ici  est  si 
exacte  et  Ton  sait  si  bien  ce  qui  convient  à  chaque  cérémonie, 
que  l'on  n'est  jamais  embarrassé  de  la  décision. 


LA    PBINGBSSE    D£    GALLES 

Vienne.  11  avcU  1817. 

JLa  princesse  de  Galles  (1)  ejst  arrivée  ici  inopinément.  Lord 
Stewart  (â)  est  parti  à  IHnstant  avec  toute  son  ambassade,  jus- 
qu'au moindre  secrétaire.  La  princesse  loge  à  l'auberge  de 
Vlmpératrice  d' Autriche  dem^  la  Himmelpforte-Gasse.  Elle  a  pour 
chambellan  un  palefrenier  nommé  Bergami,  et  pour  grande 
maîtresse  une  femme  dont  le  déshonneur  est  connui  elle  a 
paru  au  théâtre  avant-hier  en  pantalon  de  satin  bianc,  par- 
dessus lequel  il  y  avait  une  petite  jupe  très  courte,  une  coif- 
fure toute  hérissée  et  des  diamants  étrangement  placés  dans 
cette  chevelure  et  sur  cette  tête  extravagantes.  Elle  est  très  en 
colère  contre  lord  Stewart  et  contre  l'empereur.  Le  comte 
Jean  O'Donnell  a  cependant  été  nommé  pour  l'accompagner 
pendant  son  séjour  ici.  La  suite  de  cette  illustre  folle  est  aussi 
bizarre  qu'elle  ;  elle  a^  entre  autres,  un  petit  personnage  de 
huit  ans,  qu'elle  conduit  partout,  et  qu'elle  paraît  aimer  pas- 
sionnément. J'ai  eu  la  curiosité  de  voir  cette  princesse,  j'ai 
été  me  poser  devant  ses  fenêtres;  il  pleuvait.  J'étais  bon- 

(1)  Caroline,  fille  du  duc  de  Brunswick,  mariée  en  1795  au  prince  de 
Galles  (plus  tard  George  IV),  séparée  de  son  époux  dès  Tannée  suivante, 
voyageait  depuis  1814  sur  le  continent.  {Éd.) 

(2)  Sir  Charles  Stewart,  ambassadeur  d'Angleterre  à  Vienne,  devenu  en 
1 822,  après  la  mort  de  son  frère  Castlereagh,  marquis  de  Londonderry .  {Éd.) 

11 


462  SOUVENIRS 

teuse,  j'attendais  qu'elle  parût,  j'espérais  qu'on  ne  me  verrait 
pas.  Une  femme,  qui  paraissait  être  dans  la  même  attente  que 
moi,  me  heurta  légèrement;  nous  nous  reconnûmes  et  rtmes 
franchement  ;  c'était  Télégante  comtesse  Ânnette  Croziska.  11 
pleuvait  toujours,  nous  étions  décidées  à  attendre  ;  tout  à 
coup  apparaît  le  comte  O'Donnell  à  la  fenêtre  de  la  princesse  : 
nous  lui  fîmes  un  signe  suppliant,  en  joignant  les  mains, 
comme  des  personnes  qui  demandent  humblement  une  grâce; 
il  comprit  notre  curiosité  et,  comme  il  est  gai  et  très  aimable, 
il  nous  fit  des  gestes  pompeux,  qui  voulaient  dire  :  c  Je  daigne 
accéder  à  votre  demande,  je  vais  vous  l'octroyer.  »  Nous 
riions  encore,  quand  la  princesse  parut  i  sa  fenêtre  avec  toute 
sa  cour;  le  comte  O'Donnell  lui  indiqua  les  deux  nobles  cu- 
rieuses; c'était  une  malice,  nous  étions  au  milieu  de  gens 
passablement  déguenillés.  Nous  la  regardâmes  longtemps  :  elle 
était  excessivement  rouge,  coiffée  d  une  espèce  de  bonnet  ou 
calotte  bordée  de  fourrures,  en  veste  de  drap  vert  avec  force 
brandebourgs;  nous  ne  pûmes  voir  le  reste.  Ses  suivantes 
avaient  le  même  costume.  Elle  a  l'air  hardi,  méchant;  rien 
de  féminin  dans  l'allure  ni  dans  le  costume. 


LE    FILS    DE    NAPOLBOM,    NOMMÉ    FRANÇOIS  DUC 
DE    RBIGHSTADT 

Eté  de  1817. 

Le  comte  Maurice  Dietrichstein,  frère  de  la  comtesse  de 
Merveldt,  notre  voisine  de  campagne  et  notre  amie,  a  amené 
son  élève,  le  fils  de  Napoléon,  dans  notre  joli  jardin  cet  été. 
Le  fils  de  Mme  de  Merveldt  est  à  peu  près  de  l'âge  du  petit 
prince  François.  Us  ont  eu  bientôt  fait  connaissance.  Le  prince 
François  a  tous  les  gestes  et  les  habitudes  d'attitude  de  son 
père  ;  c'est  une  chose  singulière,  car  il  n'a  pu  les  prendre  de 
lui,  ne  l'ayant  presque  jamais  vu  et  ses  gouverneurs  d'ici 
cherchant  à  les  lui  corriger.  Il  tient  continuellement  ses  mains 
derrière  son  dos.  Il  a  aussi  une  manière  d'avancer  un  pied, 
comme  l'empereur  Napoléon .^  Ses  longs  cheveux  blonds,  bou- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  163 

clés  tou8  les  soirs  avec  quarante  papiliottes,  le  rendent  déli- 
cieusement joli,  mais  cette  toilette  lui  est  insupportable,  et  il 
demande  sans  cesse  qu'on  lui  coupe  les  cheveux,  comme  aux 
autres  enfants.  Il  ressemble  aux  enfants  de  Marie-Thérèse  par 
les  yeux,  le  teint,  la  belle  chevelure  blonde;  mais  il  a  dans  la 
bouche  et  dans  la  tournure  quelque  chose  qui  rappelle  son 
père,  ^es  deux  enfants  jouaient,  se  cachaient;  le  petit  prince, 
poursuivi  par  Rudolph,  est  presque  toujours  pris  ;  il  n'a  pas 
comme  lui  l'habitude  de  courir.  On  a  apporté  un  goûter  sur  la 
terrasse,  au  milieu  des  fleurs  ;  pendant  ce  temps  Rudolph  a 
été  chez  Mme  sa  mère  (la  maison  à  côté  de  la  nôtre)  pour 
chercher  des  joujoux  :  il  est  revenu  chargé  de  petits  fusils,  de 
sabres,  de  lances,  d'un  arc  et  des  flèches.  Le  charmant  petit 
prince  mangeait  de  bon  appétit;  mais  lorsqu'il  a  aperçu  Ru- 
dolph, il  est  devenu  rouge  comme  du  feu;  il  s'est  élancé  sur 
les  armes  avec  une  vivacité  extraordinaire  ;  il  s'est  emparé 
d'un  fusil  et  il  a  commandé  l'exercice  en  allemand  à  Rudolph, 
qui  s*est  aussitôt  prêté  à  son  commandement.  Nous  sommes 
tous  restés  étonnés  du  commandement  et  de  la  prompte  obéis- 
sance. Il  y  avait  surtout  dans  l'expression  du  jeune  Napoléon 
à  ce  mot  marschiren,  marrrrrrschiren,  quelque  chose  de  vérita- 
blement eflrayant  pour  l'avenir.  Mme  de  Merveldt,  piquée  de 
l'obéissance  de  Rudolph,  lui  a  fait  commander  l'exercice  à  son 
tour.  Le  petit  prince  s'en  est  acquitté  à  ravir;  jamais,  cepen- 
dant^ on  ne  le  lui  a  appris,  mais  il  a  remarqué  et  parfaitement 
retenu  tout  ce  qu'il  a  vu  faire. 

Voici  encore  une  bizarrerie  de  la  destinée  de  Napoléon. 
Après  la  bataille  de  Ratisbonne,  il  fit  venir  quelques  officiers 
autrichiens  prisonniers  et,  sans  égards  pour  leur  triste  posi- 
tion, leur  paria  d'une  manière  impérieuse,  et  finit  par  leur 
dire  :  t  Votre  empereur  a  cessé  de  régner.  »  Parmi  ces  offl- 
cfers,  se  trouvaient  le  marquis  de  Scarampy,  aujourd'hui  pre- 
mier écuyer  de  Marie-Louise  à  Parme,  et  Foresti,  aujourd'hui 
sous-gouverneur  du  petit  duc  de  Reichstadt  :  c'est  de  lui  que  je 
tiens  cette  anecdote  (i). 

(1)  Le  capitaine  Foresti  a  écrit  sur  réducation  da  dac  de  Reichstadt 


; 


164  SOUVENIRS 

Cet  enfant  a  certainement  beaucoup  d'esprit.^L'histoire  est 
sa  passion.  Il  est  timide  et  consulte  toujours  par  un  regard  le 
"comte  Dietrichstein,  son  grand  mattre,  avant  de  rien  faire  ou 
de  rien  accepter.  Il  ne  parle  presque  plus  français,  et  son 
allemand  est  très  pur  et  très  distingué. 


LE   DUC    DB    REIGHSTADT 

Haderadorf»  juillet  lSi7. 

Le  petit  Napoléon  est  tout  ce  qu'on  peut  voir  de  plus  joli; 
c'est  dommage  que  ses  dents  soient  noires  et  déjà  affreuses. 
Il  rougit  souvent.  Ma  belle-mère  voulait  le  faire  passer  devant 
elle  pour  entrer  au  jardin,  c  Je  sais  trop  ce  que  je  dois  aux 
dames  >,  a-t-il  répondu  gentiment.  U  est  très  dévot  et  pro- 
longe ses  prières  après  que  ses  rideaux  sont  fermés. 

Ces  jours-ci  il  était  poursuivi  dans  notre  jardin  par  son 
petit  ami,  Rudolph  de  Herveldt  ;  il  allait  être  atteint  ;  il  s'est 
précipité  dans  un  massif  de  fleurs  de  lis,  au  milieu  de  la 
pelouse  :  c  Je  suis  dans  ma  forteresse  »^  s'est-il  écrié.  Rudolph 
l'a  respecté;  mais  nous  nous  sommes  tous  regardés;  c'était 
un  spectacle  ravissant,  mais  bien  singulier.  Le  fils  de  Napo- 
léon, à  moitié  caché  (car  on  ne  voyait  presque  que  la  tête) 
dans  un  massif  de  lis  t 


MA    PRÉSENTATION   A    S.    M.    l'iMPSBATRIGB    ET    A    S.     A.    I. 
MADAME    l'archiduchesse    BBATRIX    d'eSTB 

1817. 

J'ai  été  présentée  à  l'impératrice  par  la  comtesse  de  Zichy- 
Ferraris  ;  je  n'avais  pu  l'être  le  jour  de  la  présentation  géné- 
rale, mes  robes  à  mon  grand  regret  n'étant  pas  arrivées  de 
Paris.  Mme  Victor  de  Garaman  sortait  de  chez  Sa  Majesté  au 


des  souvenirs  intéressants  qu'on  trouvera  dans  le  Napoleone  II,  d'Albert 
Lumbroso,  p.  101-122.  {Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  165 

moment  où  j'y  entrais.  L'impératrice  est  venue  au-devant  de 
nous,  jusque  sous  le  lustre  de  son  beau  et  grand  salon.  Elle 
s'est  entretenue  quelques  instants  avec  nous  et  m'a  félicitée 
_d'ètre  née  Vendéenne;  ensuite,  elle  a  daigné  nous  faire  signe 
de  la  suivre  ;  elle  s'est  assise  sur  son  canapé,  y  a  fait  placer 
Mme  de  Zichy  près  d'elle  et  m'a  indiqué,  de  la  main  avec  un 
geste  plein  de  bienveillance^  le  fauteuil  qui  se  trouvait  le  plus 
rapproché  de  sa  personne.  Nous  sommes  restées  près  d'une 
heure  chez  l'impératrice.  Sa  conversation  est  charmante.  Elle 
était  vêtue  d'une  robe  d'étoffe  rose  et  coiffée  d'une  toque  à 
plumes  blanches.  La  comtesse  de  Lazanski^  grande  maîtresse, 
occupait  le  fauteuil  en  face  du  mien  à  côté  du  canapé  près  de 
Mme  de  Zichy.  L'impératrice^  quatrième  femme  de  l'empe- 
reur, sœur  du  roi  Louis  de  Bavière^  est  laide^  mais  d'une  lai- 
deur agréable  ;  elle  a  une  jolie  tournure  et  un  son  de  voix 
très  agréable.  Elle  a  été  sept  ans  mariée  avec  le  prince  héré- 
ditaire de  Wurtemberg,  qui  l'a  répudiée  sans  avoir  jamais 
vécu  avec  elle.  Le  prince  Louis  de  Bavière,  son  frère^  en  ap- 
prenant son  mariage  avec  l'empereur^  s'est  écrié  :  c  Ma 
sœur  aura  plus  de  royaumes  qu'elle  n'avait  de  bailliages.  » 

Ma  présentation  à  Mme  l'archiduchesse  Béatrix^  veuve  de 
S.  A.  R.  l'archiduc  Ferdinand^  dernière  princesse  de  l'illustre 
maison  d'Esté^  mère  de  feîi  l'impératrice^  troisième  femme 
de  l'empereur,  décédée  à  Vérone,  a  eu  lieu  aussi.  Mme  l'ar- 
chiduchesse nous  a  reçues  avec  dignité  et  une  extrême  bien- 
veillance.  C'est  véritablement  une  princesse;  tout,  chez  elle, 
porte  l'empreinte  de  sa  noble  race  et  de  son  origine  italienne. 
Elle  a  la  parole  haute,  mais  polie.  Elle  était  vêtue  en  grande 
cérémonie  :  robe  à  tratne,  éventail  riche  à  la  main.  C'est  chez 
elle  une  habitude  de  recevoir  les  présentations  des  dames  en 
toilette  de  cour  ;  sa  robe  était  d'une  étoffe  de  soie  jaune 
paille,  garnie  de  blondes  magnifiques  ;  elle  avait  au  cou  et 
aux  oreilles  des  diamants  et  des  perles  d'une  rare  beauté.  La 
conversation  a  été  intéressante;  je  puis  dire  la  conversation^ 
car  nous  sommes  restées  assez  longtemps  chez  Son  Altesse 
Royale,  pour  en  avoir  une  suivie.  L'archiduchesse  a  parlé  du 
duc  et  de  la  duchesse  d'Orléans  ;  de  Mlle  Adélaî'de,  qu'elle  a  beau- 


166  SOUVENIRS 

coup  vue  à  Presbourg  pendant  son  séjour  pendant  l'émigra- 
tion, et  qui  était  restée  en  correspondance  avec  sa  flUe^  la  feue 
impératrice.  Notre  bon  abbé  Bondi,  attaché  à  la  maison  de 
S.  A.  R.  Mme  l'archiduchesse  Béatrix,  et  dans  son  intimité, 
m'a  dit  que  la  princesse  avait  été  ckarmée  de  moi.  Elle  m'a  fait 
l'honneur  de  me  faire  dire  qu'elle  me  reverrait  avec  plaisir. 


FÊTES  DONNEES   PAR  l'amBASSADEUR  MARQUIS  DE  MARIALYA. 
PRINCESSE   KOHART  ET   PRINCESSE   DE   LORRAINE-LAMBESG. 

Vienne  1817. 

M.  de  Marialva,  ambassadeur  de  l'empereur  don  Pedro, 
donne  de  belles  fêtes  pour  célébrer  le  mariage  de  son  auguste 
maître  avec  l'archiduchesse.  Le  premier  bal  fut  assez  restreint; 
l'archiduchesse  y  parut  avec  le  portrait  de  son  royal  fiancé; 
elle  paraissait  charmée  qu'on  lui  témoignât  le  désir  de  le  voir; 
Don  Pedro  devait  être  bien  beau  s'il  ressemblait  à  cette  superbe 
miniature.  Le  médaillon  était  entouré  d'énormes  diamants. 
Nous  remarquâmes  une  innovation  pendant  le  cercle  que  tint 
la  future  impératrice  avant  le  bal,  innovation  qui  ne  s'est 
plus  renouvelée  depuis  Mme  l'archiduchesse  Thérèse,  sœur  de 
l'empereur  François  (mariée  au  bon  prince  Antoine  de  Saxe). 
^n  voulut  faire  prendre  à  la  princesse  Ferdinand  de  Saxe- 
Cobourg,  née  Kohary,  le  rang  d'une  princesse  souveraine  et 
on  l'introduisit  dans  le  cercle,  où  elle  était  censée  recevoir  les 
hommages  à  la  suite  de  l'impératrice  du  Brésil  et  de  la  prin- 
cesse Amélie,  fille  du  roi  de  Saxe.  On  en  témoigna  un  grand 
étonnement.  La  princesse  Ferdinand  avait  épousé  depuis  deux 
ou  trois  ans  le  prince  Ferdinand  de  Saxe-Cobourg,  colonel  au 
service  d'Autriche,  et  n  avait  pas  songé,  ou  plutôt  on  n'avait 
pas  songé  pour  elle  à  lui  faire  prendre  des  airs  d'altesse 
royale.  Elle  était  cousine  ou  alliée  de  très  près  et  élevée  dans 
rintimité  de  presque  toutes  les  jeunes  personnes  appartenant 
à  la  haute  société  autrichienne,  bohème  et  hongroise.  Sa  mère 
était  une  comtesse  de  Waldstein.  Les  jeunes  fenmies  qui 
ravaient  tutoyée  ne  lui  donnèrent  pas  de  l'altesse  et  ses  cou- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  167 

sines  Karoly,  Trauttmansdorff,  Waldstein  y  songèrent  encore 
moins.  La  princesse  Gobourg-Kohary  est  restée  depuis  dans  la 
dignité  et  le  profond  ennui  de  sa  nullité.  Elle  était  charmante, 
quand  elle  s^est  mariée,  si  délicate,  si  jolie  jeune  fille;  elle. est 
devenue  énorme,  laide  et  lourde;  mais  qui  aurait  dit  à  la  jeune 
future  impératrice  du  Brésil  que  sa  fille  épouserait  le  fils  de  la 
comtesse  Kohary?..  Le  prince  Kohary  n'a  été  fait  prince 
autrichien  qu'après  le  mariage  de  sa  fille;   il  était  chan- 
celier de  la  couronne  de  Hongrie,  conseiller  intime  et  cham- 
bellan de   l'Empereur.  Son   petit-fils^  le   prince   Ferdinand 
Auguste  de  Saxe-Cobourg-Gotha,  était  déjà  né  i  l'époque  que 
je  rappelle;  il  est  aujourd'hui  roi  de  Portugal,  mari  de  Dona 
Maria,  fille  de  l'archiduchesse  Léopoldine  et  de  don  Pedro  t  Si 
la  princesse  de  Cobourg-Kohary  n'a  pas  joui  des  honneurs  de 
la  souveraineté,  elle  peut  s'en  consoler;  ses  fils  semblent  con- 
damnée à  être  rois  :  sa  fille  a  épousé  le  duc  de  Nemours;  c'est 
véritablement  une  royale  matrone  que  la  princesse  de  Cobourg- 
Kohary  et  dont  la  postérité  s'étendra  sur  presque  tous  les 
trônes  de  TEurope.  Je  m'amusai  un  jour  de  grande  réception 
du  nouvel  an  chez  la  comtesse  Lazanski,  grande  maîtresse  de 
l'impératrice,  à  voir  l'obstination  de  la  comtesse  Nida,  femme 
morganatique  du  prince  de  Hesse-Cassel,  cousin  de  l'impéra- 
trice et  de  la  princesse  de  Cobourg-Kohary,  à  se  placer  toutes 
les  deux  sur  le  canapé  de  la  grande  maîtresse,  qui  ne  pouvait 
s'empêcher  de  sourire,  car  la  princesse  de  Cobourg  était 
grosse  de  huit  mois  et  prenait  une  place  considérable;  la 
comtesse  de  Nida  était  une  Hongroise  aussi,  une  comtesse 
Tôrâk. 

La  seconde  fête  que  donna  le  marquis  de  Marialva  fut 
magnifique.  M.  Moreau,  architecte  français,  fut  chargé  de  la 
construction  et  du  décor  des  vastes  salons  et  galeries  que  Ton 
joignit  au  palais  de  l'Augarten.  La  princesse  de  Lorraine 
voulut  absolument  que  j'y  allasse  avec  elle;  c'était  assurément 
une  très  grande  dame,  et  cependant  je  l'avais  protégée;  elle  le 
savait  et  m'en  avait  une  véritable  reconnaissance;  je  dirai 
plus,  elle  eût  été  bien  fâchée  que  j'eusse  refusé  de  l'accom- 
pagner^ toute  sérénissime  princesse  qu'elle  était  en  réalité.  La 


168  SOUVENIRS 

haute  société  de  Vienne  s'était  révoltée  contre  son  troisième 
mariage;  il  s'était  élevé  une  clameur  universelle  lorsqu'on 
apprit  que  la  comtesse  CoUoredo,  veuve  du  ministre  si  puis- 
sant de  ce  nom  et  alors  âgée  de  cinquante-deux  ans,  n'était 
pas  satisfaite  de  cette  magnifique  destinée  pour  la  pauvre 
Mme  Poutet,  et  que  l'ambition  la  poussait  à  épouser  le  prince 
de  Lorraine.  On  se  disait  qu'elle  comptait  apparemment  sur 
un  cinquième  veuvage  de  l'empereur,  on  s'indignait.  Le 
comte  de  CoUoredo  lui  avait  laissé  une  belle  fortune,  une 
grande  existence  et  deux  enfants  :  le  comte  de  CoUoredo, 
aujourd'hui  ambassadeur,  et  l'aimable  et  charmante  com- 
tesse Caroline,  mariée  au  comte  de  Falkenheim;  ils  étaient 
riches  l'un  et  l'autre;  cependant  les  majorais  échus  aux  fils 
aînés,  enfants  du  premier  mariage  du  comte  de  CoUoredo 
avec  ***,  donnaient  aux  aînés  une  fortune  bien  plus  con- 
sidérable. Le  prince  de  Lorraine,  qui  était  amoureux  fou 
de  Mme  de  CoUoredo,  promettait  d'adopter  ses  enfants.  Cette 
considération  la  décida,  je  pense.  Le  mariage  se  fit.  A  peine 
fat-U  conclu  que  la  plus  violente  antipathie  éclata  entre  les 
époux.  Le  prince  eut  des  procédés  indignes;  plusieurs  fois, 
l'empereur  fut  obligé  d'interposer  son  autorité  pour  empêcher 
des  éclats  scandaleux,  et  il  n'y  en  eut  que  trop.  La  princesse 
eut  le  bon  esprit  (eUe  en  avait  beaucoup)  de  prendre  l'empe- 
reur pour  confident  et  arbitre.  Elle  accepta  et  demanda  une 
place  de  dame  du  palais,  fort  au-dessous  de  son  nouveau  rang, 
pour  prouver  à  l'empereur  qu'elle  n'avait  pas  fait  ce  mariage 
par  orgueil  de  rang.  Le  prince  de  Lorraine  en  fut  outré;  en 
avait-il  le  droit,  lui  qui  était  capitaine  des  gardes  de  son  cousin? 

Abandonnée  par  son  mari  et  par  la  société  presque  entière, 
la  princesse  de  Lorraine  se  trouvait  embarrassée;  eUe  ne  ren- 
contrait que  des  sourires  équivoques  et  ne  recevait  que  des 
poUtesses  ironiques.  EUe  était  isolée  dans  les  salons  à  cette 
époque. 

Un  soir,  dans  le  salon  de  Mme  la  comtesse  de  Chotek,il  y 
avait  beaucoup  de  monde;  on  se  divertissait  sur  cet  iUustre  et 
malheureux  mariage,  au  grand  chagrin  de  la  sainte  et  chari- 
table maîtresse  de  maison.  Je  pris  gaiement  la  défense  de  la 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  169 

princesse,  que  je  ne  connaissais  pas  alors.  Je  dis  naïrement  : 
c  Est-ce  un  péché  de  se  marier  trois  fois^  de  donner  successi- 
vement aux  enfants  de  mariages  précédents  des  protecteurs 
et  une  fortune  supérieure  à  celle  qui  leur  est  déjà  échue? 
Mme  Poutet  a  épousé  le  comte  de  Golloredo;  la  comtesse  de 
Colloredo  épouse  le  prince  de  Lorraine,  qui  promet  toute  sa 
fortune  au  comte  Colloredo  son  fils,  bien  moins  riche  que  ses 
aînés.  C'est  Faction  d'une  très  bonne  mère;  si  elle  parait  mon- 
trer de  l'ambition  en  épousant  le  prince  de  Lorraine,  c'est 
celle  d'une  mère,  c'est  aussi  de  l'ambition  pour  le  nom  de 
CoUoredo  qu'elle  a  eu  l'honneur  de  porter.  »  Pendant  que  je 
parlais,  les  beaux  grands  yeux  noirs  de  Mme  de  Chotek  me 
fixaient  avec  cette  expression  d'indicible  bonté  et  de  fine  et 
douce  pénétration,  que  l'âge  ni  les  souffrances  n'avaient  pu 
lui  ôter;  elle  applaudit  à  mon  petit  panégyrique. 

Mme  la  princesse  de  Lorraine,  née  Folliot  de  Crenneville, 
était  fille  d'un  gentilhomme  de  Normandie  peu  riche,  qui 
avait  épousé  à  Metz,  y  étant  en  garnison,  une  demoiselle 
Poutet.  Restée  orpheline  très  jeune,  elle  fut  élevée  par  sa 
grand'mère,  Mme  Poutet.  Elle  était  malheureuse,  la  pauvre 
orpheline!  Le  colonel  Poutet,  son  oncle,  qui  était  au  service 
d'Autriche,  en  eut  pitié  et  l'épousa  à  son  dernier  voyage  en 
France  vers  i789;  elle  avait  dix-sept  ans,  elle  était  très  belle, 
elle  partit  et  accompagna  son  mari  jusque  sur  les  frontières 
de  la  Turquie;  le  colonel  Poutet  y  fut  tué  et  elle  revint  en 
France  avec  sa  fille  (aujourd'hui  la  comtesse  de  Crenneville) 
après  avoir  traversé  toute  la  Hongrie  et  une  partie  de^  l'Al- 
lemagne sur  des  chariots  à  bagages.  Émigrée  en  l^i^,  la 
charmante  veuve  fut  protégée  par  des  personnes  qui'  s'inté- 
ressèrent à  ses  malheurs.  Recommandée  par  une  d'elles, 
influente  à  la  cour,  elle  eut  le  bonheur  de  plaire  à  l'impéra- 
trice, deuxième  femme  de  l'empereur;  cette  capricieuse  prin- 
cesse lui  donna  une  place  très  modeste  près  de  ses  enfants. 
L'engouement  de  rimpëratrice  augmentant,  elle  voulut  la 
remarier,  et  lui  fit  faire  la  connaissance  du  vieux  comte  de 
Colloredo,  veuf,  père  de  plusieurs  enfants  et  ministre  tout 
puissant.  Son  mariage  excita  bien  d'autres  clameurs  encore 


no  SOUVENIRS 

que  celui  de  sa  veuve  avec  le  prince  de  Lorraine  I  La  haute 
noblesse  autrichienne  était  alors  d'une  fierté,  d'une  intolérance, 
d'une  susceptibilité  incroyables,  en  fait  de  mésalliances.  J'étais 
au  couvent  à  Vienne  et  compagne  d'une  des  petites  filles 
du  ministre  comte  de  Colloredo,  la  jeune  comtesse  Kûiïstein, 
depuis  comtesse  Kuenburg,  lorsque  ce  mariage  se  fit.  Mme  de 
Kùffstein,  mère  de  ma  compagne,  mourut  de  chagrin,  dit-on, 
du  mariage  de  son  père  avec  la  veuve  du  brave  colonel  PoutetI 
Le  comte  de  Colloredo  avait  une  maison  très  imposante; 
ses  réceptions,  ses  dîners  étaient  magnifiques  et  soumis  à 
la  plus  rigide  étiquette,  aux  usages  de  la  plus  impérieuse 
aristocratie.  On  s'attendait  à  de  la  timidité,  à  de  la  gau- 
cherie^ à  quelques  manquements  ou  étrangetés  de  la  part 
de  la  femme  du  ministre,  qui  n'était  jamais  entrée  encore 
dans  les  salons  de  la  haute  noblesse  et  qui  débutait  par 
faire  les  honneurs,  ou  plutôt  par  recevoir  les  honmiages 
dans  le  plus  imposant  de  tous.  Elle  enleva  tous  les  suffrages, 
même  ceux  des  personnes  les  plus  hostiles  à  son  élévation. 
Elle  fut  admirable  de  beauté,  de  simplicité,  de  noblesse,  de 
tact,  de  politesse  :  elle  fut  digne  et  calme  et  telle  qu'elle 
aurait  été  si  elle  fût  née  dans  cette  splendeur  de  rang  et  de 
dignité.  Attachée  ensuite  comme  grande  maîtresse  à  l'archidu- 
chesse Marie-Louise,  elle  eut  je  ne  sais  pourquoi  le  malheur 
de  déplaire  à  Napoléon;  le  comte  de  Colloredo  avait  été 
disgracié  après  la  campagne  victorieuse  de  Napoléon  en  1S09; 
mon  mari  le  vit  souvent  en  Hongrie,  où  il  s'était  réfugié  lors 
de  la  prise  de  Vienne;  le  fier  premier  ministre  lui  témoigna 
une  grande  confiance,  lui  parla  longuement  de  son  système 
politique  tombé  et  des  motifs  de  sa  disgrâce.  Il  mourut  peu 
de  temps  après  :  la  disgrâce  est  une  maladie  mortelle. 

Mais  je  suis  loin  de  la  fête  de  l'Augarten,  palais  enchanté, 
oiseaux,  fleurs  et  fruits  du  Brésil,  diamants  étincelants,  empe- 
reur, impératrice,  princes  et  princesses^  femmes  si  jolies  et  si 
belles,  orchestre  enchanteur^  ambassadeurs  et  grands  digni- 
taires, une  foule  si  parée,   flots  de  lumière! Lumières 

éteintes  1  Vous  avez  fui  comme  une  ombre  sur  le  vaste  Océan, 
comme  l'ombre  du  vaisseau  qui  emporta  peu  de  mois  après  la 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  471 

royale  fiancée  vers  un  antre  hémisphère  I J'ai  vu  avec  effroi 

une  chauve-souris  se  glisser  au  milieu  de  cette  féerie,  et  planer 

pendant  une  heure  au  dessus  de  toutes  les  grandeurs Je 

suis  superstitieuse.  La  comtesse  de  Pries,  née  princesse  de 
Hohenlohe,  portait  à  cette  tête  un  collier  et  un  diadème  en 
perles  poires  d'énormes  dimensions;  ces  perles  avaient  payé 
en  partie  la  terre  que  la  veuve  du  roi  Murât  venait  d'acquérir 
du  comte  de  Pries.  Le  majorât  du  comte  était  d'une  valeur 
immense,  ainsi  que  sa  fortune  en  seigneuries,  majorats, 
palais,  collections  précieuses,  puis  sa  florissante  maison  de 
banque,  une  des  plus  considérables  et  des  mieux  accré- 
ditées d'Europe.  Tout  a  disparu.  Le  comte  de  Pries  est. 
mort  complètement  ruiné;  sa  femme,  belle  et  vertueuse,  l'a 
précédé  de  quelques  années;  elle  a  pu  ignorer  l'état  de  ses 
affaires,  mais  a-t-il  pu  lui  dissimuler  ses  fautes  ?  Une  détes- 
table actrice  française,  petite  fenmie  jaune  et  laide,  Mlle  Lom- 
bard, juive  de  naissance^  a  été  le  mauvais  génie  qui  s'est 
attaché  au  beau  et  brillant  comte  de  Pries,  et  l'a  précipité 
dans  l'abîme.  Misère  si  complète  qu'il  est  mort  à  Paris  dans 
un  cinquième  étage;  toutes  ses  magnifiques  propriétés  ont  été 
vendues,  jusqu'aux  poupées  et  jouets  de  ses  enfants.  Une  de 
ses  filles  a  été  gouvernante.  Son  fils  aîné  a  épousé  la  baronne 
Perèira-Arnstein,  juive  baptisée,  fille  d'une  femme  très  spiri- 
tuelle. On  dit  qu'il  rétablit  les  affaires  jadis  si  florissantes  de 
la  maison  Pries.  Mlle  Lombard  qui  prétendait^  je  ne  sais  si 
c'est  à  tort  ou  à  raison,  avoir  épousé  le  comte  de  Pries,  veuf 
de  la  princesse  Hohenlohe,  a  épousé  bien  réellement  M.  de 
JSirardin. 

J'avais  à  cette  fête  de  l'Augarten  une  robe  de  tulle  brodée 
en  argent,  et  une  garniture  de  fleurs  artificielles  imitant  plus 
parfaitement  la  nature.  Cette  toilette  plus  élégante  que  magni- 
fique eut  un  succès  flatteur.  L'impératrice  a  eu  la  bonté  de 
m'adresser  la  parole  de  la  manière  la  plus  gracieuse,  et  de  me 
demander  des  nouvelles  de  ma  belle-mère,  dont  elle  parle  tou- 
jours comme  d'une  des  femmes  les  plus  respectables  du 
monde. 

Je  remarquai  superstitieusement  que  l'illumination  de  la 


172  SOUVENIRS 

grande  allée  qui  aboutit  au  Danube  manqua  par  une  averse  et 
un  yent  violent  sxu^enu  tout  à  coup.  Plus  tard  j'observai  que 
le  Vaisseau  de  Tarchiduchesse  mit  à  la  voile  à  Livoume  le 
vendredi  13  août  1817.  S'il  est  absurde  de  croire  à  de  tels  pré- 
sages, avouez  au  moins  qu'il  est  étrange  qu'ils  correspondent 
si  souvent,  si  parfaitement  aux  événements  et  aux  destinées 
qu'ils  semblent  annoncer  ! 

Encore  un  mot  de  la  fête.  Au  moment  où  l'on  s'ébranlait 
pour  gagner  les  galeries  où  étaient  les  tables  du  souper,  je  vis 
un  nuage  passer  sur  le  front  de  la  princesse  de  Lorraine;  il 
se  dissipa  bientôt;  on  vint  l'inviter  à  la  table  de  l'empereur 
et  des  impératrices.  Et  moi,  je  gagnai  gaiement  celle  présidée 
par  une  de  mes  amies,  la  joyeuse  comtesse  Julie  de  Kol- 
lowrath. 

La  princesse  de  Lorraine  nous  a  toujours  témoigné  beau- 
coup d'intérêt,  et  traités  avec  une  afifectueuse  distinction;  j'ai 
reçu  d'elle  une  lettre  très  sensible,  à  Paris,  en  1825,  à  l'occa- 
sion de  la  maladie  de  M.  du  Montet;  je  regrette  de  l'avoir 
égarée  :  elle  eût  mérité  une  place  dans  ma  collection  d'auto- 
graphes. La  fenmie  du  dernier  descendant  des  Guises,  du 
Balafré,  du  duc  de  Mayenne,  s'y  fût  trouvée  en  famille  t  Les 
Guises  et  les  Poutet  :  sic  iraneiigloria  mundi  (1). 

Voici  une  longue  histoire^  mais  je  suis  devenue  Lorraine. 


l'IMP^RATKICS    du    BRÉSIL 

Mme  de  Kuenburg,  née  Kûffstein,  une  de  mes  compagnes  de 
couvent^  fut  nommée  par  l'empereur  pour  accompagner  au 
Brésil  Mme  l'archiduchesse  Léopoldine»  lorsqu'elle  s'embarqua 
(13  août  1817)  pour  aller  rejoindre  son  auguste  et  très  extrava- 
gant époux,  l'empereur  don  Pedro  I**",  qu'eOe  avait  épousé  à 
Vienne  par  procuration  au  mois  de  mai  de  cette  même  année. 
La  comtesse  de  Kuenburg  était  très  amusante  à  entendre  à  son 
retour,  non  pas  sur  les  choses  qu'elle  avait  vues,  l'étiquette  de 

(1)  Cf.  Fr.  Masson,  L* Impératrice  Marie-Louùê,  p,  43-14. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  473 

la  cour  de  Rio  s'ëtant  constamment  opposée  à  ce  que  les  dames 
autrichiennes  de  la  suite  de  Timpëratrice  eussent  le  plaisir  de 
faire  des  courses  en  ville  et  des  excursions  à  la  campagne^  à  leur 
immense  désappointement  et  grand  regret!  Avoir  été  au  Bré- 
sil^ sans  y  avoir  rien  vu  que  les  toilettes  exotiques  des  dames 
portugaises  de  la  cour,  ressemblant  au  plumage  des  perro- 
quets, jupon  bleu  et  traîne  rouge,  jupon  vert  et  traîne  jaune  t 
N'avoir  pas  rapporté  un  diamant,  don  impérial  I  Ce  n'était  pas 
l'étiquette  I  Le  comte  d'Eltz,  grand  maître  de  la  jeune  impé- 
ratrice, n'a  pas  eu  l'occasion  de  faire  déballer  les  caisses  du 
magnifique  service  de  porcelaine  de  Vienne  qu'il  avait  apporté 
pour  les  dîners  de  grande  représentation  qu'il  croyait  devoir 
donner  A  Rio-Janeiro  pendant  son  séjour  et  les  fêtes  du  ma- 
riage. Nous  avions  vu  ce  beau  service  exposé  à  la  curiosité 
publique  avant  son  départ;  nous  l'avons  vu  replacer  à  la  ma- 
nufacture à  son  retour.  Les  dangers,  les  fatigues  d'un  si  long 
voyage,  les  désappointements  ont  fait  tous  les  frais  du  jour- 
nal de  la  comtesse  de  Kuenburg.  Un  perroquet,  don  de  la 
charmante  infante  Isabelle,  et  des  toufïes  de  plantes  marines 
recueillies  pendant  la  traversée,  sont  à  peu  près  les  seuls  objets 
de  curiosité  qu'elle  en  ait  rapportés,  ainsi  que  quelques  chi- 
noiseries que  ces  dames  auraient  voulu  pouvoir  aller  choisir 
dans  les  magasins  (mais  cela  aussi  était  contre  l'étiquette,  et 
elles  furent  obligées  de  se  contenter  de  ce  que  les  marchands 
leur  apportèrent).  Et,  nous  disait  plaisamment  Bfme  de  Kuen- 
burg, devinez  quel  est  le  premier  étonnement  que  j'ai  eu  en 
débarquant  à  Rio,  où  mes  yeux  étaient  avides  de  voir  ?  De- 
lort  (1),  m'ofirant  son  bras  à  la  sortie  du  vaisseau,  comme  il 
me  l'eût  offert  sur  le  Graben  ou  au  Prater,  et  causant  de 
Vienne  comme  si  nous  l'eussions  quitté  la  veille. 

Quand  on  voyage,  et  surtout  aussi  loin,  on  se  fait  toujours 
l'illusion  qu'on  fera  un  grand  effet  au  retour;  les  revenants  du 
Brésil  n'en  firent  aucun  à  Vienne;  ce  n'est  le  pays  ni  des 
étonnements  ni  des  enthousiasmes. 


(1)  Le  chevalier  Delort,  très  répandu  à  Vienno  quelques  années  aupa- 
ravant. 


174  SOUVENIRS 

Étant  un  jour  tranquillement  à  lire  à  Vienne,  dans  mon 
petit  salon  Je  vis  entrer  Henri  de  Bombelles,  qui  fut  droit  i  la 
glace,  comme  il  en  avait  l'habitude  deux  ans  auparavant;  il 
releva  ses  cheveux,  et  m'abordant  enfin  gaiement,  il  me  dit  : 
t  Comment,  j'arrive  de  Lisbonne,  et  je  ne  fais  pas  plus  d'effet 
que  celai  >  Nous  rîmes  de  bon  cœur,  et  je  lui  répondis  : 
t  C'est  de  votre  faute,  si  je  n'ai  pas  fait  une  exclamation 
de  joyeuse  surprise;  vous  avez  été  à  la  glace  comme  la 
veille  de  votre  départ  pour  Lisbonne;  j'ai  cru  que  c'était 
hier.  » 

Lorsque  le  mariage  de  l'archiduchesse  Léopoldine  avec 
l'empereur  don  Pedro  fut  déclaré  à  Vienne  (1),  on  plaignit 
d'abord  beaucoup  la  jeune  princesse  condamnée  à  un  tel 
éloignement  de  sa  famille  et  de  sa  patrie;  mais  on  apprit 
bientôt  par  les  personnes  qui  approchaient  la  princesse  de 
plus  près,  qu'elle  en  était  enchantée;  elle  était  très  instruite, 
elle  aimait  passionnément  la  botanique;  l'idée  d'un  monde 
nouveau,  d'une  nature  si  différente  de  celle  de  l'Europe,  lui 
souriait  extrêmement;  on  apprit  même  que  depuis  plusieurs 
années  un  de  ses  rêves  était  de  voir  l'Amérique.  Elle  partit 
sans  regrets,  sans  frayeur  des  dangers  d'un  si  long  voyage; 
elle  n'eut  pas  le  mal  de  mer;  les  princesses,  en  général,  sont 
heureusement  douées  et  souffrent  moins  des  différents  incon- 
vénients des  voyages  que  toutes  les  personnes  qui  les  entou- 
rent. Elle  avait  un  délicieux  appartement  dans  ce  vaisseau 
qui  l'emportait,  et  aussi  ses  trois  cercueils,  au  cas  où  elle  fût 
venue  à  mourir  pendant  la  traversée.  Elle  ne  s'ennuya  pas; 
elle  faisait  de  la  musique  et  étudiait  la  langue  portugaise; 
quand  il  faisait  beau,  elle  montait  sur  le  pont  pour  prendre 
l'air  et  témoignait  au  capitaine  un  vif  désir  d'arriver  à  Rio- 

(1)  J'avais  assisté  à  la  cérémonie  du  mariage  à  Vienne»  à  l'église  des 
augustins,  paroisse  de  la  cour  ;  l'archiduc  Charles,  oncle  de  la  jeune 
archiduchesse,  l'épousa  par  procuration  pour  don  Pedro.  La  cour  était 
étincclante  de  parures,  d'uniformes  et  de  diamants^  L'empereur  bùilla 
pendant  toute  la  cérémonie  ;  l'auguste  mariée  paraissait  d'un  calme  com- 
plet. Il  y  eut  ensuite  gala  à  la  cour.J^ord  Stewart,  ambassadeur  d'Angle- 
terre, y  parut  avec  le  pantalon  deHbasin  blanc  avec  lequel  il  avait  joué 
aux  barres  tout  l'après-diner,  son  habit  rouge  et  ses  décorations  par- 
dessus toute  cette  poussière. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         175 

Janeiro  pour  le  joiir  de  sa  fête  ou  de  la  naissance  de  don 
Pedro.  Elle  n'a  pas  été  heureuse,  elle  est  morte  jeune,  elle  a 
eu  de  trop  justes  sujets  de  jalousie.  L'empereur  avait  une 
dame  de  la  cour  pour  maîtresse;  il  lui  faisait  rendre  les 
honneurs  qui  n'étaient  dus  qu'à  l'impératrice  sa  femme,  les 
troupes  battaient  aux  champs  lorsqu'elle  sortait  ou  rentrait 
au  palais.  Les  émeutes,  les  révolutions,  les  fuites  ont  troublé 
cette  existence  vers  laquelle  elle  voguait  avec  tant  de  sérénité. 
La  destinée  de  sa  fille  Maria,  aujourd'hui  reine  de  Portugal,  a 
été  bien  agitée  aussi.  L'archiduchesse  Léopoldine  n'était  assu- 
rément pas  jolie  :  elle  était  petite,  très  blanche,  des  cheveux 
blonds  fades;  elle  n'avait  ni  grâce  ni  tournure,  ayant  toujours 
eu  l'aversion  des  corsets  et  des  ceintures  ;  sa  taille  était  tout 
d'une  pièce;  elle  avait  la  lèvre  autrichienne  très  prononcée, 
d'assez  beaux  yeux  bleus,  mais  une  physionomie  sérieuse  et 
peu  aimable;  c'était  une  princesse  studieuse. 


MON  VOTAGS  EN  FRANGE  EN  1818 

Nous  avons  fait  un  beau  voyage  en  France  cette  année. 
Partis  de  Vienne  le  1*'  mai  1818,  nous  y  sommes  revenus  le 
29  septembre  de  la  même  année. 

Notre  calèche,  élégante  et  jolie,  était  emportée  comme  par 
le  vent.  Nous  n'avions  qu'un  laquais  sur  le  siège.  Je  n'avais 
pas  voulu  de  femme  de  chambre  pour  éviter  les  pleureries 
des  Viennoises,  lorsqu'elles  perdent  de  vue  le  clocher  de  Saint- 
Etienne.  Nous  partîmes  de  Vienne,  Joseph  et  moi,  le  31  mai 
1818.  Le  temps  était  superbe.  Nous  nous  arrêtâmes  à  Salz- 
bourg,  pour  voir  les  sites  admirables  dont  cette  charmante 
ville  est  entourée. 

Notre  voyage  ressemblait  à  une  promenade  pittoresque. 
Nous  nous  arrêtions  pour  voir  tout  ce  qu'il  y  avait  de  remar- 
quable. A  Munich  nous  retrouvâmes  des  amies  parties  long- 
temps avant  nous  de  Vienne,  les  comtesses  de  Raigecourt,  etc. 
A  Stuttgart,  je  revis  avec  grand  plaisir  la  comtesse  de  Berol- 
dingen,  première  dame  du  palais  de  Sa  Majesté  la  Reine,  avec 


176  SOUVENIRS 

laquelle  je  m'étais  liée  pendant  que  son  mari  était  ministre  du 
roi  de  Wurtemberg  à  Vienne.  Je  revis  ce  fleuve  qui  sépare  la 
France  de  rAUemagne,  ce  Rhin  que  j'avais  passé  jadis  sur  ce 
beau  pont  de  Kehll...  Ah!  que  cette  France  vaincue  me  parut 
voilée  de  tristesse  !  Les  physionomies  étaient  moins  révolution- 
naires du  temps  de  Bonaparte.  Il  haïssait  les  jacobins,  non 
parce  qu'il  les  craignait,  mais  parce  qu'il  les  méprisait,  et  eux 
tremblaient  devant  lui  comme  de  lâches  conspirateurs.  Ceux 
qui  avaient  prêché  l'égalité  voulaient  devenir  comtes  ou  ducs  ; 
ceux  qui  avaient  demandé  le  partage  des  terres  voulaient  éta- 
blir des  majorats.  Il  n'y  a  pas  un  sans-culotte  qui  n'aie  eu  la 
prétention  de  devenir  baron.  Bonaparte  les  connaissait. 


UN    DINER  A    SAINT-PRIEST    PRÈS    LTON,    CHEZ  LE    COMTE 
DE    SAINT-PRIEST 

Notre  voyage  nous  conduisit  à  Strasbourg;  puis  à  Nancy; 
enfin  par  Langres,  Dijon,  Màcon,  Lyon,  Vienne,  Valence,  à 
Bollène  (1)  chez  ma  grand'-mère  de  la  Fare,  où  no  as  avons 
trouvé  ma  sœur,  Mme  de  Ville  vielle  (2),  mon  oncle  Tarche- 
véque  de  Sens,  tous  nos  parents  de  la  Fare.  Nous  nous  étions 
déjà  arrêtés  à  Lyon,  en  allant  en  Languedoc;  mais  l'arche- 
vêque, parti  en  même  temps  que  nou">  de  Bollène,  a  exigé 
que  nous  y  restassions  quelques  jours  avec  lui.  Nous  avons 
été  comblés  de  politesses  par  la  famille  de  Savaron»  par  sa 
belle-mère  et  par  ses  filles  (3).  Le  comte  de  Saint-Priest, 
qui  habite  le  château  de  Saint-Priest  à  deux  ou  trois  lieues 
de  Lyon,  est  venu  nous  voir  et  nous  a  fort  engagés  à  aller 
dîner  à  Saint-Priest.  Cette  journée  a  été  très  agréable,  malgré 
l'excessive  chaleur.  Nous  sommes  arrivés  de  bonne  heure 
chez  le  comte,  qui  a  eu  le  bon  goût  de  nous  laisser  libres 

(1)  Bollène,  petite  ville  du  Comtat-Venaissin,  où  ma  grandCmèrc  avait 
une  considérable  mais  triste  habitation.  (Voir  plus  Iiaut,  p.  41.) 

(2)  Henriette  de  la  Boutetiôro  Saint-Mars  s'était  fixée  au  ch&teau  de 
Mirabel  (Gard)  par  son  mariage,  en  1805,  avec  son  cousin,  le  comte  de 
Villevielle.  (Éd.) 

(3)  Mmes  de  Cibeins  et  de  Saint-Victor. 


DE  LA  BARONNK  DU  MONTET         177 

dans  des  appartements  qu'il  nous  a  fait  ouvrir,  et  où  nous 
nous  sommes  reposés  avant  le  dtner  et  avant  la  promenade. 
Le  château  est  vaste,  sans  être  précisément  beau;  une  idée 
bizarre  a  été  de  faire  colorier  les  murs  à  l'extérieur,  et  d'avoir 
fait  peindre  les  armes  des  Guignard  de  Saint-Priest  sur  le 
frontispice,  avec  ces  mots  :  c  Guignard  de  Saint-Priest  >, 
en  façon  de  devise,  tout  autour  de  ces  armoiries  coloriées. 
Cela  ressemble  à  une  décoration  ou  à  une  enseigne  ;  il  me 
semble  qu'il  est  étrange  de  hucher  son  nom  au  faite  de  son 
habitation.  Mais,  sauf  cette  petite  erreur  de  goût,  et  les 
appartements  numérotés  comme  dans  une  auberge,  on 
retrouve  l'homme  si  distingué,  si  parfaitement  aimable, 
l'homme  d'État  si  consciencieux,  l'ambassadeur  si  fier  et 
l'homme  du  monde  si  couver  sot  ianable.  J'ai  été  ravie  de 
retrouver  dans  un  de  ses  salons  les  tableaux  que  j'avais 
vus  chez  lui  à  Vienne,  dans  la  petite  maison  de  Jacoberhof»  les 
vues  de  Constantinople,  la  danse  des  Derviches,  et  autres  ; 
c'étaient  d'anciennes  connaissances.  M.  de  Saint-Priest  vit 
seul  dans  cette  retraite,  en  philosophe  et  en  observateur.  U 
s'est  absolument  retiré  des  aifaires.  Cette  sagesse  est  peut-être 
du  mécontentement;  il  ne  croit  pas  à  la  c  stabilité  des  choses 
présentes  »,  ni,  au  talent  des  gens  en  place.  <  Il  nous  dit,  en  par- 
lant du  duc  de  Richelieu  :  c  II  n'y  entend  rien  du  tout,  i  II 
me  questionna  beaucoup  sur  Vienne,  sur  la  société  ;  il  est  par- 
faitement aimable,  quoique  imposant  par  son  grand  air  de  di- 
gnité et  l'ironie  plus  spirituelle  qu'amère  de  sa  conversation. 
Il  cause  des  choses  les  plus  intéressantes  avec  abandon  et 
grftce.  C'est  pour  moi  le  type  du  seigneur  distingué  de  l'an- 
cien régime  (i). 

(1)  Le  comte  de  Saint-Priest  est  très  sourd.  Je  dînais  un  jour  avec  lui 
ches  Mme  de  B...  et  une  autre  dame  &gée;  j'avais  éludé  l'invitation  du 
comte  de  me  placer  près  de  lui  à  table  ;  il  me  donna  le  bras  pour  rentrer 
an  salon  et  me  dit  en  criant  comme  un  sourd  :  «  Vous  êtes  une  petite  mé- 
chante; vous  m'avez  laissé  entre  les  deux  sempiternelles.  »  Elles  étaient 
auprès  de  lui;  j*en  fus  embarrassée. 


12 


178  SOUVENIRS 

MADAME    LA    DUCHESSE    d'ANGOCLÈME 

Paris,  août  i818. 

Mon  oncle  Tarchevêque  de  Sens  occupe  un  bel  appartement 
au  palais  des  Tuileries.  Mme  la  duchesse  d'Ângoulème  ayant 
bien  voulu  nous  accorder  une  audience  particulière,  nous  y 
avons  été  conduits,  M.  du  Montet  et  moi,  par  mon  oncle. 
Mme  la  duchesse  d'Angoulême  a  bien  voulu  se  rappeler 
m'avoir  vue  dans  mon  enfance,  au  couvent,  à  Vienne,  en 
Autriche  ;  elle  indiqua  à  mon  oncle,  par  un  geste  particulier, 
la  taille  que  j'avais  alors.  Elle  a  été  fort  aimable  aussi  pour 
mon  mari  et  pour  sa  famille  qu'elle  n'avait  pas  oubliée.  Mme  la 
vicomtesse  d'Agoult  était  présente  à  cette  réunion  et  souriait 
avec  bienveillance  à  chaque  expression  aimable  de  S.  A.  R. 
Mme  la  duchesse  d'Angoulôme  m'a  paru  bien  changée.  Elle 
était  si  belle  lorsqu'elle  partit  de  Vienne  pour  épouser  Mgr  le 
duc  d'Angouléme  !  Maintenant,  ses  yeux,  jadis  si  étonnamment 
beaux,  sont  ternes  et  cerclés  de  rouge.  La  princesse  était  gracieu- 
sement vêtue  pour  une  réception  particulière  du  matin.  Elle 
avait  une  robe  de  linon  ou  de  mousseline  de  la  plus  grande 
finesse,  garnie  en  bouillons  très  élégants,  dans  lesquels  étaient 
passés  des  rubans  lilas.  Son  bonnet  était  assorti  à  cette  jolie  robe. 

Mme  de  Verdun  a  absolument  voulu  nous  mener  voir  les 
atours  de  Mme  la  duchesse  d'Angouléme.  J'ai  remarqué  une 
robe  de  dentelles  de  Bruxelles  ou  d'Angleterre,  sur  une  robe 
de  dessous  en  satin  cramoisi;  une  robe  d'étoffe  bleue,  garnie 
d'une  haute  garniture  de  plumes  de  marabout;  une  robe 
d'étoffe  d'argent,  garnie  en  fleurs  de  pensées;  cette  dernière 
était  charmante  et  Mme  la  duchesse  la  portait  à  la  procession 
du  vœu  de  Louis  Xlïl.  Vous  pensez  bien  que  ce  n'est  là  qu'un 
abrégé  de  ces  atours  dont  S.  A.  R.  s'occupe  si  peu,  mais 
auxquels  Mme  la  vicomtesse  d'Agoult  attache  avec  raison  plus 
d'importance. 

Nous  avons  assisté  à  Paris,  cette  année  1818,  le  25  août, 
jour  de  la  Saint-Louis,  à  l'érection  de  la  statue  de  Henri  IV 
sur  le  Pont-Neuf.  Le  cortège  était  immense  ainsi  que  la  foule. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         179 

J'étais  bien  placée,  mais  loin,  à  la  Bibliothèque  Mazarine^  chez 
M.  de  Féietz  (i).  La  reine  de  Suède^  Mme  Bernadotte,  y  est 
venue  un  instant.  Il  faisait  un  vent  glacial,  suite  d'un  orage, 
quoique  le  temps  fût  clair  et  beau.  La  pauvre  petite  duchesse 
de  Berry,  très  avancée  déjà  dans  sa  grossesse,  avait  Taîr  d'en 
souffrir  beaucoup.  Elle  était  assise  sur  le  devant  de  la  calèche 
dans  le  fond  de  laquelle  se  trouvaient  le  roi  et  Mme  la 
duchesse  d'Angoulème;  elle  était  très  pâle,  et  sa  parure  où 
l'or  dominait,  sur  sa  robe  blanche  décolletée,  ajoutait  à  cette 
teinte  d'une  jaune  pâleur.  Elle  a  fait  une  fausse  couche 
quelques  jours  après  ;  je  n'en  suis  point  étonnée. 

Mon  mari  avait  une  place  excellente  près  de  la  statue  ;  il  a 
pu  entendre  les  discours. 


ANCIENNES  ST  N0UVBLLB8  CONNAISSANCES 

Paris»  août  1618. 

Nous  avons  dtné  chez  mon  oncle,  avec  le  vicomte  et  la  vi- 
comtesse d'Agoult  (2),  avec  M.  le  vicomte  Mathieu  de  Mont- 
morency (3).  M.  de  Montmorency  a  la  conversation  facile,  une 
simplicité  pleine  de  noblesse,  une  curiosité  naïve,  une  atten- 
tion polie;  aucune  recherche  d'esprit;  il  me  semblait  que 
l'ami  de  Mme  de  Staël  devait  en  avoir  davantage,  ou  au  moins 
en  montrer  davantage.  Je  parle  de  la  prétention,  et  non  de  la 
réalité  de  l'esprit.  M.  de  Montmorency  nous  parla  du  duc  de 
Bellune,  et  du  peu  de  goût  avec  lequel  le  maréchal  décore  les 
beaux  jardins  de  son  château  de  Ménars,  où  il  a  fait  cons- 
truire des  pièces  d'eau  en  forme  de  cœur,  et  de  la  touchante 
résignation  de  la  maréchale  pour  de  tels  ornements.  Mais  on 

(1)  L'abbé  de  Féietz  (1767-1850),  rédacteur  du  Journal  det  Débats,  et  depuis 
1809  conservateur  de  la  Bibliothèque  Mazarine.  (Éd.) 

(2)  Antoine-Jean,  vicomte  d'Agoult,  lieutenant  général  des  armées  du 
Roi,  commandeur  de  l'ordre  de  Saint-Louis  et  de  celui  de  Saint-Lazare, 
premier  écuyer  de  S.  A.  R.  Madame  la  dauphine;  né  en  1750. 

La  vicomtesse  d'Agoult  faisait  partie  de  la  maison  de  Madame  la  dau- 
phine avec  la  titre  de  dame  éCatour.  (Éd.) 

(3)  Le  Constituant  qui  devait  èlre  on  1821  ministre  des  affaires  étran- 
gères et  en  1S25  membre  de  l'Académie  française.  (Éd.) 


486  SOUVENIRS 

ne  peut  s'exprimer  avec  plus  d'estime  ni  plus  de  considération 
que  ne  le  fait  M.  de  Montmorency  sur  le  caractère  loyal  et 
chevaleresque  du  maréchal.  J'ai  remarqué  que  M.  de  Mont- 
morency n'eût  pu  employer  des  termes,  ni  plus  polis,  ni  plus 
honorables,  s'il  se  fût  agi  des  plus  nobles  des  ducs  de 
l'ancienne  cour.  Assurément  le  duc  de  Bellune  le  mérite,  mais, 
combien  de  reproches  injustes  ont  été  adressés  aux  person- 
nages éminents  de  Tancienne  cour  f 


LB  SALON  DU  PRINGB    RASOUMOFFSKT 

Vienne,  7  août  1818. 

^JLa  princesse  Constantine  RasoumofTsky  et  ses  sœurs  sont 
venues  déjeuner  chez  moi  à  Hadersdorf .  "Je  voulais  les  voir 
encore  avant  leur  départ  pour  la  Russie,  qui  a  lieu  ces  jours- 
ci.  J'ai  trouvé  le  prince  vieilli  et  abattu;  un  faste  prodigieux 
Ta  ruiné;  il  a  bâti  un  palais  au  faubourg,  et  presque  une  ville, 
parce  qu'il  ne  voulait  reposer  ses  yeux  que  sur  des  maisons 
à  lui.  L'empereur  d'Autriche,  en  parlant  de  M.  de  Rasou- 
moffsky  à  l'empereur  Alexandre  pendant  le  congrès,  l'appelait 
c  le  roi  d'un  de  ses  faubourgs  > .  La  vanité  poussée  à  l'excès 
touche  de  près  au  ridicule,  et  l'orgueil  fait  haïr  :  M.  de  Rasou- 
mofTsky a  évité  miraculeusement  ces  deux  écueils.  C'est  un 
grand  seigneur  imposant,  et  souvent  aimable  :  sa  démarche 
est  fière;  son  regard,  altier;  il  met  de  l'orgueil  à  tout  :  orgueil 
de  naissance;  orgueil  de  rang,  de  dignité,  de  figure,  de  ton; 
filifin  orgueil  universel^  bonnes  fortunes,  royales  et  illustres; 
faste  aristocratique^  et  asiatique;  ambassadeur  à  Naples,  à 
Vienne,  au  congrès.  La  natuire,  la  naissance,  et  la  fortune  ont 
fait  évidemment  de  lui  un  homme  très  distingué.  Il  est  parfois 
très  arrogant,  c'est  un  tort;  car  l'orgueil  rapetisse  au  lieu  de 
grandir,  comme  fait  à  une  statue  un  piédestal  dispropor- 
tionné (i). 

(1)  Le  fier,  le  magnifique,  Taltier  grand  seigneur  russe  est  tombé  dans 
un  grand  aiTalblissemeat  intellectuel  et  physique  quelques  années  avant 
sa  mort.  Mais  il  avait  encore  ses  brillantes  facultés  intactes,  lorsqu'il 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         184 

Nous  étions  dans  ce  beau  salon,  les  portes  étaient  ouvertes, 
et  Ton  jouissait,  sous  les  belles  colonnes,  de  la  vue  du  Prater 
et  du  Danube.  La  comtesse  de  Wrbna  qui  revient  de  Rome, 
et  cause  très  agréablement,  racontait  les  parures  bizarres  des 
Anglaises  en  Italie  :  elles  s'y  paraient  de  plumes  de  faisans  et 
de  broderies  en  ailes  de  mouche;  elles  portaient  habituelle- 
ment des  spencers^t  des  robes  écarlates  comme  les  cardinaux; 
nnrxais  una  Polonaise,  la  comtesse  Potocka,  renchérissait  sur 
'  toutes  ces  singularités  en  portant  constamment  sur  sa  poitrine 
un  grand  médaillon  qui  représentait  le  pape  priant  devant 
son  oratoire. 

Lord  Byron,  ce  Lovelace  en  politique,  en  poésie  et  en 
mariage,  ne  veut  aller  à  Venise  qu'à  cheval.  C'est  bien  choisir 
sa  place  pour  une  cavalcade! 


SOIRMB  DB  la  comtesse  ROSALIE  RZBWUSKA 

(née  princesse  lubohirska) 

Vienne,  6  novembre  1818. 

Fixer  des  souvenirs,  c'est  arrêter  l'aiguille  du  temps.  Assu- 
rément j'aurai  oublié,  l'année  prochaine,  que  je  sors  aujour- 
d'hui de  chez  la  comtesse  Rosalie  Rzewuska.  On  y  attendait 
la  princesse  Wolkonsky  avec  impatience;  on  espérait  qu'elle 
chanterait  et  qu'elle  déclamerait.  On  a  ici  l'habitude  de  mettre 
étrangement  les  talents  des  voyageurs  à  contribution;  on  leur 
fait  faire  leurs  tours^  comme  à  des  escamoteurs  ou  à  des 
singes.  11  y  eut  hier  une  très  grande  soirée,  chez  M.  de  Cara- 
man,  pour  entendre  la  princesse  Wolkonsky;  mais  elle  ne 
voulut  ni  chanter,  ni  déclamer,  au  grand  désappointement 
de  toute  la  société  qui  s'attendait  à  cette  fête;  il  en  est  résulté 
la  soirée  la  plus  froide  et  la  plus  ennuyeuse  du  monde.  Je  ne 
sais  si  celle  de  la  comtesse  Rosalie  sera  plus  heureuse,  je  l'ai 
quittée  avant  la  fin  des  débats  sur  ce  grand  sujet.  La  prin- 

^s'est  fait  catholique.  Le  duc  de  Raguse  a  puiMamment  contribué  à  cette 
conversion.  Cela  parait  étrange,  mais  cela  est.  Le  prince  voyait  souvent 
le  maréclial  pendant  son  exil. 


182  SOUVENIRS 

cesse  est  très  laide,  pâle  comme  la  mort,  mais  l'esprit  et  les 
talents  embellissent  assurément. 

Les  autres  personnes  présentes  étaient  :  la  princesse  Clary; 
le  comte  Golowkin,  qui  est  allé  jusqu'à  la  grande  muraille  de 
la  Chine,  et  qui  use  avec  infîniment  d'esprit  du  privilège 
qu'ont  les  voyageurs  qui  reviennent  de  loin;  le  chapelain  de 
l'ambassade  anglaise,  M.  Bradford,  et  sa  femme;  M.  Littleton; 
quelques  autres  Anglais;  des  hommes  de  tous  les  pays;  un 
petit  peintre  amateur  qui  dessine  joliment,  et  dont  les  dessins 
couraient  autour  de  la  table  (c'étaient  des  vues  d'Odessa  et  de 
la  Crimée);  l'abbé  Le  Cointre  et  ses  élèves;  le  petit  comte  de 
Bourbon-Busset  et  le  jeune  Emmanuel  de  Dreux-Brézé.  J'ou- 
bliais la  comtesse  O'Donnell,  amie  de  la  dernière  Impératrice, 
et  qui  la  pleurait^  peu  de  mois  après  sa  mort...  à  tous  les 
bals  qui  se  donnèrent  à  Vienne  cet  hiver-là.  Le  prince 
Alexandre  de  Wurtemberg  se  trouvait  aussi  ce  soir-là  chez 
la  comtesse  Rosalie;  il  est  d'une  grande  politesse.  La  société 
à  Vienne  est  remplie  de  noms.  Ce  sont  à  la  vérité  quelquefois 
de  grands  noms  vides  de  personne;  mais  ce  mélange  de  haute 
société  européenne  amuse  ou  intéresse  la  curiosité.  Je  l'avoue, 
je  n'aime  le  monde  que  par  curiosité. 

La  comtesse  Rosalie  avait  la  passion  des  loteries;  chacun  y 
apportait  son  lot.  Le  prince  de  Wurtemberg  apporta  un  soir 
une  bague  de  saphir  entourée  de  petits  brillants.  La  comtesse 
se  révolta  contre  ce  lot,  auquel  elle  trouva  un  air  trop  prince, 
et  tricha  ouvertement  pour  la  faire  gagner  à  la  ûlle  très  laide 
d'un  artiste  français  qui  assistait  à  cette  soirée.  La  leçon  était 
sévère,  surtout  pour  un  prince  aussi  poli. 


MIZZA-ABDUL-HASSAN-CHAN 

Vienne,  mars  1819. 

Un  des  épisodes  les  plus  divertissants  de  cet  hiver  a  été 
l'arrivée  de  l'ambassade  de  Perse,  qui  a  été  logée  dans  le 
superbe  hôtel  du  baron  de  Bœsner,  au  Kaiserhaus^  loué  par  la 
cour  180  ducats  par  mois.  Ce  n'est  pas  trop  cher  pour  les 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  183 

deux  pavillons  qu'ils  occupaient.  Ils  se  sont  trouvés  fort  mes- 
quinement meublés  et  logés,  quoique  la  cour  ait  fait  trans- 
porter divans,  tapis,  et  tout  l'attirail  oriental  dans  cette  belle 
maison,  que  Marie-Thérèse  a  habitée  après  son  mariage;  d'où 
le  nom  de  Kaîserliaus.  Ces  Persans  appellent  le  faubourg  où  ils 
logent  «  le  faubourg  de  boue  (1)  ».  Il  n'est  pas  possible  de 
voir  un  personnage  plus  taquin  et  plus  épineux  que  Mizza- 
Abdul-Hassan-Ghan,  chicanant  sur  toutes  les  étiquettes, 
aV&re,  mais  fin,  rempli  d'esprit,  et  connaissant  parfaitement 
les  usages  européens,  car  il  a  passé  trois  ans  à  Saint-Péters- 
bourg et  quatre  ans  à  Londres.  11  comprend  le  français  et 
parle  fort  bien  l'anglais.  Il  a  appelé  l'Impératrice  <  la  sup»î- 
rieure  du  sérail  »  dans  son  discours  d'audience.  Elle  était 
précisément  entourée  le  jour  de  sa  réception  des  plus  respec- 
tables dames  du  palais,  vieilles  et  laides.  Ces  étranges  étran- 
gers ont  fort  diverti  les  élégants,  mais  il  semble  qu'ils  nous 
trouvaient  plus  barbares  qu'eux.  Nos  costumes,  la  valse,  les 
femmes  décolletées,  et  leur  grande  liberté  avec  eux,  leur 
paraissaient  le  comble  de  la  licence.  Il  est  vrai  qu'au  bal  de 
M.  de  Garaman  on  les  lorgnait,  les  entourait,  les  étouffait 
tellement  quils  avaient  de  la  peine  à  respirer.  Les  jeunes 
personnes,  les  croyant  apparemment  sans  conséquence,  les 
tiraient  par  leurs  manches,  par  leurs  manteaux,  pour  examiner 
les  étoffes  de  leurs  vêtements  ou  la  poignée  magnifique  du 
poignard  de  Mizza-Abdul-IIassan-Ghau.  Au  miUeu  de  ces 
jeunes  filles  et  de  ces  jeunes  femmes,  si  fraîches,  si  jolies,  si 
blanches,  nos  Persans  faisaient  un  singulier  effet  avec  leui'S 
figures  basanées,  leurs  épaisses  barbes,  leur  costume,  et  leurs 
regards  un  peu  t  sultans  »,  mais  le  plus  beau  était  le  principal 
personnage,  qui  est  très  imposant,  et  fort  au-dessus,  morale- 
ment et  physiquement,  des  autres  membres  de  l'ambassade. 
La  comtesse  Sophie  Z...,  qui  est  très  coquette,  s'amuse  de 
la  passion  qu'elle  a  inspirée  au  secrétaire  de  Mizza-Abdul- 
Hassan-  Ghan.  G'est  un  homme  lettré  d'Ispahan,  un  poète;  il 
porte  à  sa  ceinture  une  espèce  d'encrier,  signe  de  sa  science 

(1)  Les  faubourgs  de  Vienne  n'étaient  pas  pavés  à  cette  époque. 


184  SOUVENIRS 

et  de  ses  fonctions  près  de  l'ambassadeur .  Il  fait  des  yeux 
languissants  à  la  comtesse  dont  les  yeux  fortement  arqués  de 
noir,  le  teint  beau  mais  brun,  lui  donnent  quelque  ressem- 
blance avec  les  beautés  circassienncs  (celles  au  moins  que  j'ai 
vues).  La  comtesse  Sophie  Z...  lui  a  demandé  d'écrire  quel- 
que chose  en  langue  persane,  dans  son  album  ;  il  en  a  profité 
pour  faire  l'éloge  de  sa  beauté;  il  compare  sa  taille  à  la  tige 
de  la  jacinthe,  etc..  ;  je  ne  me  rappelle  plus  le  reste. 

Nous  avons  été  avec  Mmes  de  Chotek  et  de  KoUowrath  voir 
la  célèbre  beauté  circassienne,  l'esclave  favorite  de  Missa- 
Abdul-Hassan-Chan.  Les  noirs  chargés  de  sa  garde  ont  fait 
beaucoup  de  difficultés  pour  nous  admettre.  Enfin,  les  portes 
se  sont  ouvertes,  et  à  notre  grande  surprise  nous  avons  vu 
une  femme  sans  beauté,  plutôt  petite  que  grande,  assez 
maigre,  peau  très  jaune,  cils  et  sourcils  noirs,  beaux  grands 
yeux  noirs,  cheveux  noirs  et  malpropres,  sur  lesquels  elle 
avait  jeté  quelques  chiffons  et  de  vieilles  fleurs  artificielles 
fanées  et  flétries,  apparemment  pour  se  donner  une  apparence 
de  parure.  Elle  était  vêtue  à  l'européenne,  d'une  vilaine  petite 
robe,  éraillée,  de  mousseline  janne.  En  tout,  elle  avait  Taspect 
d'une  mauvaise  comédienne  ambulante,  mais  avec  une  expres- 
sion triste  et  douce.  Une  des  petites  élèves  du  théâtre  de  la 
Wiedef ,  une  petite  danseuse  de  cinq  à  six  ans,  était  près 
d'elle  pour  la  divertir,  et  elle  paraissait  s'en  occuper  avec 
grand  plaisir.  La  jeune  esclave,  au  reste,  parut  admirer  et 
envier  beaucoup  nos  toilettes  du  matin,  nos  pelisses  de 
velours  garnies  de  fourrures,  nos  schalls  de  cachemire,  et  les 
fleurs  artificielles  qui  étaient  sur  nos  cheveux.  Mais,  tout  à 
coup,  les  hommes  noirs  nous  firent  sortir  précipitamment;  la 
voiture  de  Mizza  revenant  de  sa  première  audience  solennelle 
s'avançait  rapidement  en  suivant  les  allées  du  jardin.  Nous 
restâmes  dans  un  des  premiers  salons  pour  le  voir  passer.  Il 
portait  un  costume  magnifique,  mais  était  dans  une  grande 
colère.  L'interprète,  M.  de  Hammer,  je  crois,  en  l'empêchant  de 
tourner  le  dos  à  l'Empereur  lorsqu'il  s'en  allait,  lui  avait  cassé, 
disait-il,  un  des  anneaux  de  la  chaîne  à  laquelle  était  sus- 
pendue la  décoration  de  l'ordre  du  Soleil.  Il  paraissait  exas- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         185 

përé,  montrait  sa  chaîne  brisée  à  ses  Persans  silencieux 
autour  de  lui.  Il  devait  aller  dfner  chez  le  prince  de  Metter- 
nich.  On  le  tranquillisa  en  lui  promettant  que  le  mal  serait 
réparé  avant  l'heure  du  dîner.  Le  fait  est  qu'il  était  en  fureur 
'des  respects  et  de  l'étiquette  qu'on  l'avait  forcé  de  suivre;  il 
avait  fallu  user  presque  de  violence  pour  l'y  maintenir. 


JEROME  BONAPARTE  A  CARLSBAD 

Vienne,  Su  juillet  1819. 

J'ai  vu  hier  des  revenants  de  Carlsbad.  Toute  la  famille  de  ■  / 
Jérôme  s'y  trouve,  ainsi  que  la  Bacciochi  et  une  fille  de, 
Lucien,  très  laide,  mariée  à  un  comte  Possé  (4).  Ils  se  sont 
'tous  habillés  en  grand  deuil,  le  jour  de  l'anniverisaire  de  la 
l^taîlle  de  Waterloo^  Ils  se  promènent  en  poste  sur  les  mon- 
tagnes dans  de  magniques  voitures,  car  ils  n'ont  pas  de  che- 
vaux, et  se  font  servir  de  mauvais  dîners  d'auberges  sur  des 
plats  et  assiettes  de  vermeil.  |     /     ^ 

La  jeune  jolie  princesse  Gasparîne  de  Rohan,  que  nous  df.\^ 

^    avons  vue  Tannée  dernière  à  Bollène  chez  ma  grand'mère  de         '    /  .  / 
la  Pare,  fait  des  conquêtes  à  Carlsbad;  le  vieux  filûcher  est  "* 

un  de  ses  adorateurs.  ' 


SOUVENIRS 


Quand  j'écris  des  souvenirs  de  choses  et  de  personnes,  qui 
me  sont  souvent  si  indifférentes,  je  m'amuse.  Savez-vous  pour- 
quoi? C'est  qu'il  me  seml)le  que  je  lève  une  baguette  magique 
sur  un  salon,  que  j'arrête  tous  les  mouvements  des  personnes 
qui  s'y  trouvent.  Elles  seront  bientôt  dispersées  dans  toute 
l'Europe,  mortes  peut-être  hélas!  vieillies,  fanées,  qu'importe, 
elles  sont  fixées,  immobiles;  je  les  liens  en   échec.  Je  les 

(1)  U  s'agit  de  Chhstine-Egypta,  née  &  Paria  le  19  octobre  17M,  mariée 
d'abord  au  Suédois  Arved  de  Possé  (1818),  puis  à  lord  Dudlcy  (4824),  et 
morte  à  Rome  le  19  mai  1847.  {Èà.) 


\' 


186  SOUVENIRS 

retrouverai  au  la  même  place  dans  ces  salons  qui  ont  si  sou- 
vent changé  de  souveraines;  je  les  retrouverai,  animées, 
sémillantes,  brillantes,  parées.  La  robe  rose  n'aura  rien  perdu 
de  sa  fraîcheur.  Que  de  jolies  femmes  gagneront  à  mon  coup 
de  baguette!  Que  de  prétendus  hommes  d'Etat  y  perdront! 


LE     COMTE    CAPODISTRIAS     (1) 

Vienne,  hiver  1818  à  1819 

La  comtesse  Rzewuska,  née  princesse  Lubomirska,  reçoit 
tous  les  soirs.  Elle  a  cette  année  un  très  vilain  et  petit  appar- 
tement, on  y  étouffe;  il  y  vient  un  moncie  infini,  surtout  des 
voyageurs  distingués.  J'y  fus  hier.  Je  me  trouvai  placée  près 
d'un  homme,  dont  la  physionomie  était  très  remarquable  : 
un  beau  regard  plein  de  feu,  de  finesse  et  de  mélancolie;  un 
regard  long  qui  semble  traverser  l'avenir;  un  beau  profil  grec, 
une  conversation  enjouée;  un  rire  gai  (ce  qui  est  rare),  une 
plaisanterie  très  spirituelle  et  pourtant  une  expression  pleine 
de  bonté.  C'était  le  comte  Gapodistriasi^  l'ami,  le  coftflident  de 
l'Empereur  Alexandre.  11  soutint  la  croyance  aux  rêves  et  aux 
apparitions.  Plaisantait-il?  Le  comte  Wintzingerode,  ministre 
de  Wurtemberg  (2),  nous  fit  la  plus  longue,  la  plus  ennuyeuse 
histoire  de  roman  qu'il  soit  possible  d'imaginer.  Quoique  parlant 
bien  le  français  en  général,  les  étrangers  de  distinction  n'en 
connaissent  pas  assez  les  finesses,  pour  éviter  tout  ce  qui  peut 
choquer  ou  paraître  vulgaire.  Notre  délicatesse  féminine  en 
fut  effarouchée;  cela  nous  causa  un  mortel  embarras.  La  com- 
tesse RosaUe  était  en  face  de  lui;  elle  l'intimidait  par  son 
regard  ironique  et  haut;  le  conteur  perdit  absolument  conte- 
nance; la  sueur  ruisselait  de  son  front.  11  finit  enfin  cette 
funeste  histoire.  C'était  un  abrégé  des  trois  volumes  d'un 
roman  de  Mme  Pichler,  que  tout  le  monde  avait  pu  lire  depuis 

(1)  Giovanni  Capodistrias.  né  le  11  février  1776  à  Corfou,  morlà  Gorfou 
en  mai  1857,  est  assez  connu.  (Éd.) 

(2)  Henri-Levin,  comte  de  Winlzingorodo,  né  le  16  octobre  1778,  mort 
le  15  septembre  1856.  (Éd,) 


DK  LA  BARONNK  DU  MONTET  187 

deux  ans.  Cependant  le  comte  de  Wintzingerode  a  certainement 
de  l'esprit;  mais  l'esprit  quelquefois  est  si  lourd  qu'on  serait 
tenté  de  désirer  que  celui  de  salon  au  moins  fût  passé  au 
tamis.  Quant  à  ce  regard  de  la  comtesse  Rzewuska,  il  est 
comme  celui  des  serpents  qui  asphyxie  les  oiseaux  :  il  est  iro- 
nique et  dédaigneux.  On  ne  peut  y  échapper;  il  blesse  et 
cherche  à  poursuivre  jusque  dans  les  replis  du  cœur.  Jamais, 
jamais,  la  comtesse  Rosalie  n'inspirera  de  l'amour.  A-t-elIe  une 
amie? 


UNE    SOIRÉE     CHEZ     LA    COMTESSE    ROSALIE    RZEWUSKA 

Cela  fut  plaisant  :  la  comtesse  attendait  la  savante  Mme  Ed-  ;  / 
ling,  née  Stourdza,  je  crois;  elle  avait  engagé  deux  ou  trois 
amis,  des  savants,  à  venir  écouter  cette  merveille.  Mme  Edling 
ne  vint  pas,  et  moi,  qui  ne  me  doutais  pas  de  l'attente  ni  du 
mécompte  de  la  comtesse,  j'arrivai  vers  neuf  heures  et 
demie.  Je  ne  connaissais  pas  encore  ces  messieurs^  dont 
l'un  était  M.  de  RumpfT,  ministre  ou  chargé  d'affaires  des 
villes  hanséatiques.  Ces  messieurs,  persuadés  qu'ils  avaient 
affaire  à  une  savante,  se  donnèrent  toutes  les  peines  du  monde 
pour  briller,  et  comme  ils  s'adressaient  principalement  à  moi 
pour  faire  plaisir  à  la  comtesse  Rosalie^  je  fus  obligée  de  leur 
répondre;  leur  obstination  finit  par  m'impatienter;  je  répon- 
dais, mais  avec  une  sorte  de  brusquerie  plaisante.  Je  finis  par 
les  railler  un  peu.  La  comtesse  s'en  divertissait.  Enfin,  lorsque 
je  sortis,  ils  s'extasièrent  sur  mes  connaissances,  mais  s'éton- 
nèrent beaucoup  que  je  n'eusse  pas  le  profil  grec  ni  le  nez 
aquilin.  Mme  Edling  était  laide,  mais  grecque;  c'était  une 
grande  et  forte  femme  (1). 


(1)  On  trouve  quelques  lettres  du  comte  Joseph  de  Maistre  à  cette  dame 
qui  a  eu  uoe  sorte  de  célëbritéf  dans  sa  correspondaDce  publiée  par  son 
fils..  - 


188  SOUVENIRS 


SURPRISE 

J'entrai  un  jour  inopinëment  chez  une  femme  d  un  haut 
renom  de  vertu;  elle  n'était  plus  jeune,  elle  avait  été  belle.  Les 
portes  étaient  ouvertes,  il  n'y  avait  pas  de  domestique  dans 
Tantichambre.  Je  restai  pétrifiée,  et  je  rougis  jusqu'au  blanc 
des  yeux,  en  la  voyant  dans  le  plus  complet  négligé  du  matin, 
que  la  chaleur  seule  du  jour  pouvait  peut-être  expliquer  (1), 
assise  sur  les  genoux  du  comte  de  S...  les  bras  passés  autour  de 
son  cou.  Il  lui  donnait  une  leçon  d'anglais;  ils  tenaient  le  livre 
à  eux  deux^  leurs  tètes  se  touchaient.  Je  ne  sais  s'ils  l'ont 
oublié;  pour  moi,  ma  confusion  fut  si  grande  que  je  ne  Tou- 
blierai  jamais.  J'ai  gardé  scrupuleusement  le  secret  de  cette 
découverte;  je  n'en  ai  jamais  ouvert  la  bouche;  miûs»  en 
vérité,  cela  m'a  fait  faire  de  tristes  réflexions  sur  les  bonnes 
réputations.  Cette  femme  était  mariée,  mais  séparée  ou  à  peu 
près,  depuis  très  longtemps,  de  son  mari  ainsi  que  de  son  ûls; 
on  leur  donnait  tous  les  torts;  elle  passait  pour  une  victime  1 


AUaOAB    DR    MÀRA8SB 

J'ai  vu  de  singulières  existences  dans  le  grand  monde. 
Il  est  quelquefois  aussi  dillicile  d'y  perdre  sa  réputation 
qu'il  est  difficile  de  la  conserver  dans  d'autres  occasions. 
Aurore  de.  Maxassé,  belle,  charmante,  émigrée^  sans  aucune 
fortune  quelconque,  sans  appui,  sans  prudence,  a  été  un 
de  ces  phénomènes.  Arrivée  à  Vienne,'  je  ne  sais  comment, 
après  avoir  émigré  avec  sa  mère,  à  la  suite  du  générsd 
Dumouriez  (â),  elle  s'est  vue  tout  à  coup  posée  dans  la 
société.  Chanoinesse  honoraire  du  chapitre  de  Brûnn,  pré- 


(1)  Je  l'ai  revue  {^urès  cette  surprise  ;  elle  n'a  jamais  eu  l'air  de  s'en  sou- 
venir. 
*        (2)  Son  père,  Jean-René-Blandine  de  Maras^,  général  de  division,  suivit 
>    en  éftat  Dumouriez  dans  sa  dôrection  et  mourut  au  mois  d'août  1803  À 
Temeswar.  (Ed.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET 


189 


sentée  à  la  cour,  recherchée  dans  les  coteries  les  plus  élé- 
gantes, familière  avec  les  grands^  amie  des  femmes  les  plus 
légères  et  des  hommes  les  plus  dangereux  pour  la  réputation 
des  jolies  femmes,  tels  que  le  prince  de  Metternich,  le  prince 
Dietrichstein  et  surtout  M.  de  Los-Rios,  ce  lovelace  si  hardi  et 
si  entreprenant,  si  gai^  si  fou,  si  mauvais  sujet,  puisqu'il  faut 
dire  le  mot.  C'était  une  singulière  existence  au  milieu  de  cette 
diplomatie  européenne  qtie  celle  de  Mme  de  Marassé  (1)^ 
j  logée  dans  les  combles  de  l'hôtel  du  prince  de  Salm,  dame  de 
i  compagnie  de  la  princesse  Bagratîon,  gouyemante  ou  à  peu 
près  de  la  petite  Clémentine  (fille  du  prince  de  Metternich  et 
de  la  princesse  Bagration);  recevant,  dans  sa  mansarde  et 
souvent  avant  d'être  levée,  les  ambassadeurs,  les  ministres, 
!  nt^  chargés  d'affaires  au  congrès  de  Vienne;  donnant  audience 
1  aux  domestiques  sans  place  qui  venaient  implorer  saprotec- 
^  tection  et  se  trouvant  heureuse  de  les  servir  gratis;  protégée 
et  protégeant;  mourant  souvent  de  faim,  à  la  lettre;  vêtue  de 
robes  rapiécées  et  coiffée  d'un  superbe  diadème  de  diamants; 
recevant  des  cadeaux  de  prix^  des  hommes  influents;  se  ser- 
vant de  leurs  voitures,  de  leurs  gens,  souvent  même  à  leur 
insu;  se  montrant  partout;  malade,  exténuée,  toujours  belle, 
quoique  jaune,  pâle  et  se  tenant  très  mal;  attaquant  familiè- 
rement les  plus  grands  seigneurs;  répondant  à  leurs  mau- 
vaises plaisanteries  avec  aplomb  et  souvent  avec  dignité;  se 
fâchant  sans  rancune.  Elle  était  connue  dans  la  haute  société 
sous  le  nom  d'Aurore.  Les  princes  du  congrès  l'abordaient  en 
lui  donnant  la  main.  Sa  mansarde  a  souvent  servi  de  point  de 
réunion  à  des  diplomates  qm  espéraient  ainsi  échapper  à  la 
surveillance.  Cette  étrange  existence  était  sans  noblesse,  sans 
dignité.  Elle  avait  ses  amertumes  sans  doute,  mais  elle  n'a 
"jamais^été  le  sujet  de  médisances  ni  de  calomnies.  Aurore 
n'avait  pas  le  sou  et  tout  le  monde  le  savait;  on  ne  compre- 
nait pas  comment  elle  vivait^  lorsque  ses  protectrices^  les 
princesses  de  Courlande  qui  la  nourrissaient,  quittaient  Vienne; 
mais  je  sais  bien  qu'un  matin  elle  entra  chez  moi,  pâle, 


(1)  Elle  est  appelée  Madame  à  cause  de  son  titre  de  chanoinesse.  (Éd.) 


i90  SOUVENIRS 

défaite,  anéantie,  me  priant  en  grâce  de  lui  faire  donner  au 
plus  vite  un  bouillon,  parce  qu'elle  n'avait  rien  pris  depuis 
le  départ  de  la  princesse  dé  Sagan.  Il  y  avait  vingt-quatre 
heures  que  celle-ci  était  partie.  Je  me  hâtai  d'accéder  à  son 
désir;  elle  pleura,  me  parla  avec  désespoir  de  sa  déplorable 
situation.  Le  soir  je  la  vis  à  une  grande  soirée  chez  le  prince  de 
Rasoumoffsky,  elle  était  sémillante.  Enfin  des  amis  parvinrent 
à  la  faire  placer  comme  grande-maftresse  chez  le  prince  régnant 
de  Cobourg  lorsqu'il  épousa  la  princesse  de  Saxe-Gobourg- 
Gotha.  Le  prince  lui  avait  jadis  promis  cette  place  en  plaisan- 
tant, quand  il  faisait  la  cour  à  1^  princesse  Bagration.  Elle  eut 
l'esprit  de  prendre  cette  plaisanterie  au  sérieux;  mais  la  jeune 
princesse  de  Saxe-Cobourg,  jalouse  et  extravagante,  ne  l'a  pas 
gardée  longtemps.  Renvoyée  de  cette  petite  cour  orageuse, 
Aurore  a  été  aux  eaux  d'Aix  en  Savoie.  C'est  là  que  la  Provi- 
dence lui  a  fait  rencontrer  le  comte  de  Yenanson,  noble  sarde, 
excellent  homme  qui  l'a  épousée  et  avec  lequel  elle  vit  très 
heureuse  et  très  considérée. 

J'entrai  un  matin  chez  Aurore  à  Vienne;  elle  était  malade 
et  au  lit;  M.  de  Los-Rios  (1)  était  seul  avec  elle  dans  sa  triste 
petite  chambre,  froide,  et  sans  meubles;  mais  de  délicieux 
objets  de  porcelaine,  cristaux,  bronzes,  etc.  encombraient  ce 
taudis.  Pendant  que  j'étais  près  d'elle  à  m'apitoyer  sur  ses 
souffrances,  elle  reçut  un  billet  de  M.  de  Caraman,  accom- 
pagné d'un  bracelet  qu'elle  jeta  négligemment  sur  son  lit. 

Cette  étrange  personne  avait  les  doigts  chargés  de  très 
belles  bagues;  les  chaînes  d'or  les  plus  élégantes  couvraient 
sa  poitrine  et  attachaient  sa  lorgnette,  sa  montre  précieuse. 
Toutes  les  princesses  et  tous  les  princes  avaient  concouru  à 
former  son  charivari  (un  paquet  énorme  de  petits  joujoux 
d'or),  qui  était  attaché  à  sa  ceinture  par  un  riche  crochet.  Sa 

(i)  Le  comte  de  Los  Bios,  fils  naturel  du  duc  de  San  Fernando,  je  crois, 
attaché  à  l^ambassade  d'Espagne  à  Vienne;  depuis  ministre  dans  plu- 
sieurs cours,  homme  très  spirituel,  très  amusant,  de  très  bonne  et  très  mau- 
vaise compagnie  ;  excessivement  libertin,  il  disait  tout  ce  qui  lui  passait 
par  la  tète...  et  notamment  qu'il  ne  répondait  pas  de  la  vertu  d'aucune 
femme  qui  eût  passé  une  heure  en  tête  à  tète  avec  lui,  voire  même  on 
voiture...  l'insolent t 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  191 

table  de  toilette,  d'une  grande  dimension,  était  couverte 
d'objets  en  argent,  grands  et  petits,  pêle-mêle  avec  des  flacons, 
des  essences,  des  pots  de  rouge,  des  pommades,  des  boîtes  de 
cristal.  Enfin,  il  y  avait  quelque  chose  de  la  courtisane  dans 
ce  désordre,  dans  cette  profusion  de  choses  inutiles  et  dans 
cette  misère;  et,  pourtant,  Aurore  est  sortie  sans  blâme,  sans 
reproche,  de  ce  cercle  vicieux  d'existence. 


QUELQUES    RIDICULES 

Vienne,  1819. 

Il  n'y  a  presque  personne  dans  le  monde,  même  le  plus  élé- 
gant, qui  n'ait  un  tic^  une  mauvaise  habitude  ou  un  ridicule. 
Chez  les  jeunes  gens  on  ne  le  remarque  pas  d'abord  ;  la  jeu- 
nesse embellit  tout,  mais  l'on  s'en  aperçoit  enfin,  et  l'on  s'en 
moque.  Si  la  vieille  comtesse  de  Kallemberg  n'avait  pas  appelé 
son  mari  Fanfan,  dans  sa  jeunesse,  et  si  le  vieux  général 
n'avait  pas  appelé  sa  femme  Lolotte,  Lolotte  et  Fanfan  ne 
seraient  pas  devenus  un  sobriquet  pour  cet  excellent  ménage. 
Ils  sont  morts  tous  les  deux,  et  cependant  on  dit  encore  le 
général  Fanfan  I  Je  connais  un  mari,  qui  appelle  sa  grosse 
femme  âgée  de  plus  de  cinquante  ans  t  Toutoute  »  I  On  ne 
pouvait  s'empêcher  de  sourire  cet  hiver,  en  entendant  M.  de 
JWargeiaajU^aconter  la  mort  de  sa  femme,  qu'il  appelait 
toujours  dans  ses  récits  la  pauvre  petite;  elle  avait  soixante- 
sept-ans.  On  ne  finirait  pas  sur  le  chapitre  des  petits  noms. 
Je  connais  une  respectable  chanoinesse  que  l'on  appelle  Co- 
cotte, une  éternelle  Flore  et  une  Aurore  enveloppée  de  capu- 
chons. 

M.  de  G...  a  pris  la  mauvaise  habitude  de  contredire  tou- 
jours sa  fenune.  J'ai  été  faire  une  visite  dans  cette  maison. 
On  parlait  d'un  roman  nouveau.  «  Le  héros  se  nomme  Jac- 
ques »,  me  dit  la  femme.  —  •  Pas  du  tout,  s'écria  le  mari,  c'est 
Jako  •.  La  dispute  s'échauffa  :  Jacques,  Jako,  je  n'entendis 
que  cela  pendant  une  heure.  Je  voulais  m'enfuir,  je  me  levais, 
le  mari  me  forçait  à  m'asseoir.  •  Soyez  sûr  »,  me  disait-il,  que 


192  SOUVENIRS 

c'est  Jako  ».  — -  c  N'en  croyez  rien,  répondait  la  femme,  c'était 
Jacques!  > 

M.  et  Mme  de  B...  vinrent  me  voir;  la  jeune  femme  était 
fort  souffrante,  pâle  et  très  changée,  c  N'est-ce  pas  que  ma 
Caroline  est  bien  jolie  aujourd'hui,  me  dit  le  mari,  regardez 
comme  elle  est  belle.  »  Je  la  regardai,  je  tâchai  de  donner  à 
mes  yeux  un  air  de  sincérité,  c  Assurément,  répondis-je 
niaisement  en  rougissant,  car  je  ne  la  trouve  pas  jolie.  » 

Et  les  petits  remèdes,  que  Dieu  m'en  préserve  I  Avez-vous 
mal  à  la  tète,  au  doigt,  au  pied,  on  vous  dit  :  «  Prenez  de  mon 
onguent,  de  ma  poudre,  de  mes  pilules.  »  Les  recommanda- 
tions de  médecins,  autre  ennui  qu'il  faut  subir;  chacun  croit 
le  sien  le  meilleur.  Ces  deux  derniers  ridicules  se  rencontrent 
peu  dans  le  grand  monde  où  Ton  s'inquiète  rarement  de  voir 
les  gens  souffrir  ou  non;  mais  gardez-vous  bien  de  parler  d'un 
de  vos  bobos  dans  une  société  bourgeoise,  vous  ne  vous  en 
sauveriez  pas  sans  cataplasme  ou  emplâtre. 

Il  faut  aussi  éviter  la  voix  de  cérémonie.  Je  connais  le  son 
de  voix  de  toutes  mes  amies,  leurs  inflexions  naturelles,  et  je 
remarque  fort  bien  la  petite  voix  de  circonstance,  que  Ton  ne 
prend  que  dans  les  occasions  distinguées  ;  cela  me  divertit. 
J'ai  souvent  entendu  parler  bien  rauque  des  personnes  dont 
la  voix  roule  sur  du  velours  dans  le  monde. 

On  exagère  tout  dans  le  monde,  le  bien  et  le  mal;  il  est  très 
rare  de  trouver  quelqu'un  qui  se  serve  habituellement  d'ex- 
pressions justes.  Mme  de  M...  racontait  la  mort  de  M.  de  Y... 
Elle  représentait  le  désespoir  affreux  de  sa  veuve  (ce  M.  de 
Y...  avait  été  le  plus  mauvais  mari  du  monde).  «  Quand  elle 
sera  consolée,  elle  sera  bien  aise  >,  dit  naïvement  Mme  de 
Boissier;  cela  mit  fin  aux  él€tns  de  sensibilité  de  Mme  de  M... 
qui  commençaient  à  devenir  contagieux. 

11  y  a  des  personnes  si  obligeantes,  qu'elles  en  sont  insup- 
portables. Elles  vous  suivent  obstinément,  ne  vous  laissant  ni 
trêve  ni  repos.  Elles  rient  ou  veulent  pleurer  avec  vous;  elles 
vous  glacent  et  vous  paralysent.  J'ai  quelquefois  été  distraite 
d'un  sentiment  profond  et  douloureux  par  les  étranges  gri- 
maces d'une  obligeante  personne  qui  voulait  me  prouver  sa 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         193 

sensibilité.  Mme  de  R...  venait  d'expirer;  sa  fille  était  au  dé- 
sespoir ;  une  personne  présente,  la  voyant  pâle,  s'imagina 
qu'elle  se  trouvait  mal,  courut  à  une  serviette,  qui  se  trouva 
malheureusement  sous  sa  main,  y  renversa  toute  une  bouteille 
de  vinaigre  et  en  barbouilla  étrangement  le  visage  de  la 
pauvre  comtesse  Alexandrine.  L'obligeante  personne  lui  en- 
fonçait la  serviette  dans  la  bouche,  dans  les  narines,  dans  les 
oreilles,  et  l'aurait  certainement  étouffée,  si  Ton  ne  s'était  enfin 
opposé  à  ses  bons  soins. 

Je  ne  puis  pas  souffrir  d'entendre  une  vieille  femme  ra- 
conter les  particularités  et  les  accidents  de  ses  couches. 
Mme  de  C...  nous  faisait  un  jour  le  détail  de  l'opération  cruelle 
qu'elle  avait  subie  en  accouchant  ;  cela  faisait  frémir,  et  bien 
plus  encore  en  considérant  le  gros  M.  de  G...  haut  de  six 
pieds,  tiré  à  quatre  épingles,  poudré  et  frisé.  C'était  pourtant 
là  ce  pauvre  petit  enfant  arraché  du  sein  de  sa  mère.  L'his- 
toire était  des  plus  tragiques  :  je  pensai  moiu-ir  de  rire. 

J'ai  vu  un  mari  parler  et  gémir  de  la  mort  prochaine  de  sa 
femme  qui  ne  se  portait  pas  plus  mal  que  lui,  et  cette  même 
femme  s'occuper  de  l'embaumement  de  son  sensible  mari  qui 
n'était  pas  mort!  Ils  vécurent  encore  longtemps  tous  les  deux, 
à  leur  grand  étonnement  mutuel.  C'était  un  excellent  ménage. 


ASSASSINAT    DU    DUC    DE    BBRRY 

Vienne,  mardi  22  février  i820. 

Des  nouvelles  sinistres  circulaient  avant-hier.  On  se  les 
disait  à  l'oreille  chez  la  comtesse  Esterhazy  ;  hier  lundi  elles 
étaient  plus  formidables  et  plus  formelles  ;  on  disait  le  nom  de 
M.  le  duc  de  Berry,  assassiné  !  Une  lettre  arrivée  en  cent  dix- 
huit  heures  au  nom  du  banquier  Rothschild  ne  laissait  pres- 
que aucun  doute;  cependanton  voulait  douter  encore.  Hier  au 
soir  quelques  personnes  calculaient  que  la  chose  était  presque 
impossible.  Cependant,  l'horrible  nouvelle  est  cu'rivée  pres- 
que officiellement  à  l'ambassadeur  de  France,  cette  nuit.  Ou- 
vrez-vous, tombes  royales  de  Saint-Denis  ;  recevez  un  dernier 

13 


194  SOUVENIRS 

rejeton  delà  race  illustre  et  malheureuse;  recevez-le  avant 
que  la  couronne  ensanglantée  ait  surchargé  sa  tête!  Il 
rêvait  la  gloire  et  le  bonheur  de  la  France;  le  fer  d'un  assassin 
^tait  entre  l'avenir  et  lui  ) 


VENDREDI,  APRES  LA  NOUVELLE  DE  LA  MORT 
DU  DUC  DE  BERRT 

M.  de  Caraman,  ambassadeur  de  France  ici,  par  un  déplo- 
rable entêtement,  s'est  obstiné  à  vouloir  recevoir  ce  vendredi 
comme  tous  les  autres.  On  a  servi  du  punch,  du  thé  ;  il  y  avait 
des  tables  de  jeu  préparées  ;  mais  personne  n'a  voulu  y  prendre 
place;  les  personnes  qui  sont  venues  pour  témoigner  la  part 
sensible  qu'elles  prenaient  à  la  douleur  de  la  famille  royale 
ont  été  glacées  par  les  préparatifs  ordinaires  qu'elles  ont  trou- 
vés dans  le  salon  ;  la  soirée  a  été  embarrassante  pour  tout  le 
monde.  Les  attachés  à  la  légation  française  avaient  en  vain 
cherché  à  détoiu-ner  l'ambassadeur  de  recevoir  de  cette  manière 
les  visites  de  condoléance.  Le  mécontentement  a  été  générale- 
ment exprimé;  mais  quelques  jours  après,  sans  aucune  néces- 
sité assurément,  il  a  accepté  une  invitation  pour  un  théâtre 
de  société  I  c  Je  n'ose  le  regarder,  disait  la  maîtresse  de  la 
maison  à  ses  amies...  11  m'embarrasse;  je  ne  croyais  pas  qu'il 
pût  accepter,  ma  liste  était  faite  depuis  longtemps.  »    — 
•  Voilà  bien  les  Français  »,  disait-on  de  tous  côtés.  Les  Fran- 
çais t  il  y  en  a  ici  dont  la  douleur  est  profonde  t  Je  ne  puis 
m'empêcher  de  distinguer  dans  ce  nombre  le  jeune  vicomte 
Enmianuel  de  Dreux-Brézé,  dont  les  sentiments  éclataient  avec 
la  vivacité  d'un  jeune  preux. 

M.  Emmanuel  de  Dreux-Brézé  et  le  petit  vicomte  de  Bourbon- 
Busset  sont  venus  à  Vienne  accompagnés  de  M.  l'abbé  Le  Cointre, 
homme  d'esprit,  mais  excessivement  bavard;  cet  inconvénient 
nuit  beaucoup  à  l'agrément  de  ses  élèves  ici.  On  a  une  peur 
terrible  de  cet  abbé,  dont  la  conversation  est  un  torrent  débordé. 
n  a  tellement  l'habitude  de  parler  que  l'on  entend  un  bruit 
singulier,  lorsqu'il  est  absolument   forcé  de  s'interrompre 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  195 

qnelquefois;  c'est  comme  la  roue  d'un  moulin  qui  arrête  de 
force. 


LA   BEINE   PAULINE   DE    WURTEMBERG^    DEUXIEME   FEMME 

DU  ROI 

AvrU  1820. 

La  comtesse  de  Béroldingen  et  sa  fille  Isabelle,  baronne  de 
Hauer,  m'écrivent  des  détails  assez  amusants  sur  le  deuxième 
mariage  du  roi  de  Wurtemberg  (1).  La  nouvelle  reine  n'est  pas 
belle,  mais  elle  est  très  jolie  ;  l'innocence  et  la  candeur  sont 
les  principaux  traits-de  sa  physionomie.  Mme  de  Béroldingen 
'me  dit  qu'en  la  comparant  à  la  première  femme  du  roi,  la  spi- 
tuelle  et  charmante  grande-duchesse  Catherine  (veuve  du  duc 
d'Oldenbourg),  il  lui  semblait  que  le  roi  avait  épousé  une  ber- 
gère. Le  lendemain  de  son  mariage  elle  dit  à  Mme  de  Bérol- 
dingen^ sa  première  dame  du  palais  :  «  Ah  !  cette  couronne 
de  diamants  m'a  pourtant  bien  pesé  hier,  j'en  ai  eu  mal  à  la 
tète,  mais  cela  ne  fait  rien,  je  suis  si  heureuse,  si  heureuse, 
si  heureuse!  Les  enfants  du  roi  (ceux  de  la  feue  reine  Ca- 
therine) (2)  m'ont  déjà  appelée  «  maman  Pauline  î  »  Elle  dit 
tout  cela  avec  une  naïveté  et  une  joie  extrêmes.  Sa  sœur,  l'ar- 
chiduchesse palatine  de  Hongrie,  est  très  laide  ;  mais  elle  a 
beaucoup  plus  d'esprit. 


LE    VIEUX   ROI  DE   WURTEMBERG 

Le  feu  roi  de  Wurtemberg  (3)  était  d'une  grosseur  énorme. 
Mme  de  Béroldingen  me  contait  qu'il  avait  pour  les  enfants  le 

(1)  Après  avoir  perda  en  1819  la  grande-duchesse  de  Russie,  Catherine 
Pavlowna,  veuve  du  prince  Pierre  de  Holstein-Oldenbourg,  qu'il  avait 
épousée  en  1815,  le  roi  Guillaume  I"  de  Wurtemberg  se  maria  Iclb  avril 
1820  avec  sa  cousine  Pauline,  fille  de  feu  son  oncle  le  duc  Louis  de  Wur 
tembcrg  (née  le  4  septembre  1800,  morte  le  10  mars  1873).  (Éd.) 

(2)  Marie,  née  en  1816,  qui  épousa  le  général-major  wurtembergeois 
comte  Alfred  de  Neipperg,  et  Sophie,  née  en  1818,  qui  épousa  le  roi  des 
Pays-Bas  Guillaume  III.  (Éd.) 

(3}  Frédéric  1",  né  le  6  novembre  1754  à  Treptow,  prince  Jiéréditaire 


196  SOUVENIRS 

même  goût  que  le  cardinal  de  Richelieu  pour  les  petits  chats. 
Il  aimait  à  les  voir  jouer  autour  de  lui  pendant  qu'il  travail- 
lait. Sa  Majesté  wurtembergeoise  avait  une  chienne  prête  à 
faire  ses  petits;  un  des  enfants-joujoux  s'approcha  du  roi,  le 
tira  par  la  manche  en  lui  disant  :  «  Pourquoi  votre  chienne 
est-elle  si  grosse  ?  •  —  «  Parce  qu'elle  fera  bientôt  ses  petits  », 
répondit  le  roi.  Quelques  jours  après,  le  petit  garçon  tirait 
encore  la  manche  du  roi  :  t  Majesté,  lui  disait-il,  quand  ferez- 
vous  donc  vos  petits  ?  • 


SOIREE  CHEZ  LE  PRINCE  RASOUMOFFSKT 

Vienne,  84  mars  1880. 

Il  n'est  question  que  de  la  guerre  de  Naples  que  M.  de  Tal- 
lëyrand  appelle  une  querelle  d'Allemands.  Cette  guerre  sera 
bientôt  terminée,  grâce  à  la  fuite  précipitée  des  Napolitains; 
mais  l'insurrection  du  Piémont  et  la  levée  de  boucliers  du 
prince  Ypsilanti  en  Grèce-  sont  de  graves  complications]  dans 
les  affaires  d'Europe. 

Le  prince  Ypsilanti  est  très  brave,  mais  il  a  plus  d'enthou- 
siasme et  d'exaltation  que  de  génie;  c'est  un  héros  de  roman, 
sera-t-il  un  héros  d'histoire?  Le  prince  russe  Koslaffsky  me 
faisait  hier  une  triste  peinture  déjà  cour  de  Turin,  où  il  a  été 
ministre  pendant  trois  ans.  Le  roi  est  fort  médiocre,  et  l'un 
des  plus  déterminés  conteurs,  pour  ne  pas  dire  plus,  de  son 
royaume;  ses  contes  sont  inouïs;  il  en  rit  le  premier  (1).  Le 
prince  de  Genevois,  déclaré  roi  aujourd'hui  par  l'abdication 
de  son  frère,  est  un  prince  tout  à  fait  ridicule  :  petite  taille 
contrefaite,  genoux  cagneux^  visage  plat,  ne  pouvant  se  tenir 
à  cheval.  Lorsqu'il  reçoit  du  monde,  la  princesse  sa  femme, 
fort  laide  aussi,  le  tient  par  la  main  et  lui  fait  faire  le  tour  du 
cercle. 


en  1795,  duc  le  23  décembre  1797,  électeur  en  1808,  roi  le  1"  janvier  1806, 
mort  le  30  octobre  1816.  {Ed.) 

(1)  C'est  Victor-Emmanuel  I"^  qui  abdiqua  en  faveur  de    son]  frère 
Charles-Félix.  {Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         197 

J'ai  été  ce  matin  chez  la  comtesse  de  Goess,  dont  le  mari 
était,  il  y  a  deux  ans,  gouverneur  à  Venise;  elle  m'a  paru  fort 
persuadée  que  Gapodistriaa.  est  un  des  moteurs  des  troubles 
actuels.  <  On  ne  se  fait  pas  d'idées^  me  disait-elle,  de  toutes 
ses  démarches  mystérieuses,  pendant  ses  séjours  en  Italie^  il 
y  a  deux  ans,  sous  le  prétexte  d'y  rétablir  sa  santé;  notre 
police,  ajoutait-elle,  ne  pouvait  parvenir  à  le  suivre,  tant  il 
était  adroit  et  difficile  à  deviner.  > 

Le  comte  Capodistrias  est  Grec  de  naissance  et  de  cœur, 
passionné  pour  sa  patrie. 


APRES  LÀ  MORT  DE  MA  SOEUR    HENRIETTE 

Vienne,  1820. 

Ayez  pitié  de  moi,  mon  Dieu  !  Que  de  tristes  et  poignants 
souvenirs  me  fatiguent  le  cœur  î  Je  cherche  des  distractions, 
et  je  semble  m'y  livrer;  mais  lorsque  tout  dort  autour  de 
moi,  que  le  bruit  des  voitures  a  cessé,  que  lantique  horloge 
de  Saint-Étienne  sonne  des  heures  qui  tombent  de  si  haut  sur 
la  ville  des  Empereurs,  comme  des  larmes  de  bronze  que  le 
silence  de  la  nuit  me  permet  de  compter,  je  sens  une  oppres- 
sion de  douleur  indéfinissable  :  ce  temps  passé,  passé  si  vite, 
où  elle  vivait,  et  le  présent  où  elle  pourrait  vivre  si  belle  et  si 
jeune  encore,  m'enveloppent  également  d'un  voile,  ou  plutôt 
d'un  linceul;  les  souvenirs  se  pressent  sur  mon  cœur;  j'écris, 
je  rêve,  je  pleure. 


NOTRE  BANC  AUTOUR  DU  CANAL  DE  LA  BOUTETIÉRB 
DANS  LA  VENDÉE 

Je  disais  à  ma  sœur  :  •  Ces  deux  têtes  de  mort,  que  tous  les 
jours  ils  remettent  sur  ce  banc,  semblent  dire,  hélas!  qu'ainsi 
que  nos  aieux  ont  vécu  ici,  ainsi  qu'eux  nous  mourrons  ici.  > 
Henriette  (i)  me  grondait  de  cette  superstition,  et  plus  coura- 

(1)  Mariée  à  la  Boutetière,  en  1806  au  comte  Louis  de  Villevielle,  le 


198  SOUVENIRS 

geuse  que  moi,  elle  éloignait  ces  tristes  objets  d'horreur  et 
de  pitié,  et  pourtant  je  ne  sais  quelle  inexprimable  tendresse 
pénétrait  notre  cœur;  nous  considérions,  nous  replacions  dou- 
cement les  ossements  sur  la  terre,  qui  fut  si  longtemps  pour 
eux  celle  du  repos,  mais  je  ne  sais  par  quelle  obstination  les 
ouvriers  les  croyaient  mieux  et  plus  convenablement  placés 
sur  notre  banc  favori.  Ce  banc  était  posé  au  bord  du  canal, 
sous  de  hauts  et  beaux  platanes,  près  de  l'endroit  qui  fut  jadis 
la  sépulture  protestante  de  notre  famille  (depuis  la  Réforma- 
tion jusqu'à  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes)  (1)  :  nous 
aimions  à  nous  y  reposer,  assises  Tune  près  de  l'autre,  quel- 
quefois réservées  et  silencieuses,  d'autres  fois  vives  et  expan- 
sives  dans  nos  prévisions  d'avenir.  Hélas!  jusqu'au  mariage 
de  ma  sœur  en  1806  nous  n'avions  jamais  été  séparées;  tout 
était  commun  entre  nous;  nous  étions  si  unies,  qu'il  nous 
semblait  vivre  delà  même  vie.  C'est  bien  sincèrement,  je  vous 
assure,  qu'il  me  semblait  impossible  de  vivre  sans  elle.  Nos 
caractères  étaient  différents,  nos  goûts  n^étaient  pas  abso- 
lument les  mêmes,  et  pourtant  jamais  intimité  ne  fut  plus 
parfaite,  plus  confiante,  plus  dévouée;  il  n'y  avait  que  onze 
mois  de  différence  entre  nous.  Les  années  les  plus  tristes  de 
ma  jeunesse  ont  été  celles  que  j'ai  passées  depuis  son  mariage 
en  1806  jusqu'au  mien  en  1810. 


NOS   VEILLÉES   A   LA   BOUTETIÊRE,    1802-1804. 

Pourquoi  m'apparais-tu,  triste  et  doux  fantôme  d'un  temps 
qui  ne  reviendra  plus?  Nous  étions  assis  en  cercle  autour  de 

15  juillet,  décédée  à  Alais  le  19  décembre  1819,  enterrée  à  S&iat-Martin- 
de  la  Fare,  terre  que  le  commandeur  de  VillevieUe,  vice-amiral  de 
France  en  1817,  avait  léguée  à  ses  petits-neveux  Charles,  Clotilde  et 
Hedwigo  de  VUlevielle.  (Ed.) 

(1)  François  Prévost,  chevalier,  seigneur  de  Saint-Mars,  de  la  Boute- 
tière,  du  Pouët,  etc.,  ûls  de  Samuel,  chevalier,  seigneur  du  Pouêt,  etc., 
chambellan  du  roi  de  Navarre  en  1585,  et  d'Elisabeth  Turpin,  dame  de 
la  Boutetière,  avait  épousé,  le  20  décembre  1624,  Bénigne  de  Jaucourt- 
Villamoul,  petite-fille  du  célèbre  du  Plessis-Mornay,  ami  d'Henri  lY,  con- 
seiller d'État,  ambassadeur,  surnommé  le  Pape  des  Hugumoit.  Leurs 
descendants  revinrent  à  la  religion  catholique.  (Éd.) 


DE   LA   BARONNE   DU  MONTET  19» 

la  vieille  cheminée  de  pierre  dans  le  petit  salon,  pauvre  petit 
salon  ;  ma  mère,  dans  un  fauteuil  de  paille  à  l'un  des  angles  ; 
près  d'elle,  ma  sœur;  puis  mon  bon  père  (4)  en  face  du  foyer, 
Louis  près  de  lui,  et  moi  j'étais  en  face  de  ma  mère,  appuyée 
à  Tautre  angle  de  la  cheminée.  Nous  filions^  nous  autres 
femmes;  c'était  un  ouvrage  nouveau  pour  nous,  et  qui  nous 
plaisait  fort;  une  brave  paysanne  vendéenne  nous  avait  appris 
à  toiu'ner  le  fuseau.  Mon  père  et  Louis  parlaient  sans  cesse  du 
vieux  temps,  ils  étaient  intarissables  sur  les  guerres  de 
Louis  XV  (2).  Ces  récits  intéressaient  mon  frère,  qui  interro- 
geait notre  père  sur  la  manière  de  faire  la  guerre  autrefois, 
surTancienne  discipline  militaire.  Combien  de  fois  nous  avons 
entendu  l'histoire  d'un  vieux  soldat  pendu  par  suite  des 
ordonnances  sévères  du  maréchal  de  Broglie,  poiu*  avoir  pris 
une  oie!  Tous  les  officiers  pleuraient  et  intercédaient  auprès 
de  l'inflexible  maréchal.  Le  vieux  soldat  disait  :  <  N'intercédez 
pas  pour  moi;  laissez-moi  mourir,  pour  servir  d'exemple  à 
mes  camarades,  pour  les  empêcher  de  marauder  et  de  faire 
comme  moi.  »  Souvent  aussi  ils  parlaient  de  la  chasse;  mon 
père  l'avait  aimée  avec  passion;  il  en  connaissait  les  usages, 
toutes  les  lois,  les  héros,  et  même  les  chiens  célèbres  du  pays. 
Tout  à  coup  il  entonnait  les  airs  de  chasse,  qu'il  n'avait  point 
oubliés  et  qu'il  chantait  avec  une  voix  forte  et  juste;  mon 
frère  se  joignait  à  lui,  et  nous  demandions  grâce. 

Le  fuseau  échappait  fréquemment  à  ma  main  peu  habile; 
une  profonde  rêverie  absorbait  toutes  mes  facultés,  j'errais 
dans  un  monde  idéal;  je  rêvais  une  vie  pleine  de  vertus,  de 
bonheur,  de  gloire,  et  d'amour,  d'amour  comme  on  le  com- 
prend à  seize  ans,  avec  son  innocence  et  son  sourire  d'enfant. 
J'appuyais  ma  tête  sur  la  pierre  qui  formait  l'angle  du  man- 
teau de  la  cheminée;  je  paraissais  plongée  dans  un  profond 
sommeil.  Rapides  et  doux  rêves  de  jeunesse!  Faut-il  si  peu  de 

(1)  Jean-François  Prévost  de  Saint-Mars,  comte  de  la  Boutetière,  né  en 
i735,  capitaine  dans  Orléans-dragons,  chevalier  de  Saint  Louis,  émigré, 
avait  épousé,  au  château  de  Bessay,  le  27  février  1781,  Adélaïde-Paule, 
comtesse  de  La  Fare.  (Éd.) 

(2)  Le  siège  de  Berg-op-Zoom.  Berg-op-Zoom  t  que  de  fois  je  vous  ai 
entendu  nommer  î 


800  SOUVENIRS 

jours  pour  détruire  les  liens  de  famille  ?  Mon  père!  ma  sœurt 
Je  n'entends  plus  proférer  le  mot  de  mort,  sans  qu'un  froid 
de  glace  me  traverse  le  cœur) 


UNK   fATB    VBNDÉBNNB    •—    UN    ROMAN    d'uN   JOUR    ^   1802. 

J'avais  dix-sept  ans.  J'étais  rose,  blanche  et  blonde^  gaie 
comme  l'innocence,  Un  de  nos  voisins,  vieil  officier  de  marine, 
qu'on  appelait  le  chevalier  du  Plessis,  mais  que  nous  ne  nom- 
mions que  le  chevalier  du  plaisir,  parce  qu'il  était  à  la  tète  de 
toutes  les  joyeuses  entreprises,  vint  un  jour  à  la  Boutetière 
demander  à  ma  mère  de  nous  laisser  aller  à  une  réunion  ven- 
déenne dans  un  village  à  deux  lieues  de  nos  ruines,  et  que 
l'on  appelle,  je  crois,  les  Cerisaies  ou  la  Caillère.  C'est  un  joli 
village  où  Ton  voit  des  cerisiers  gigantesques;  je  n'en  ai 
jamais  vu  de  si  énormes.  Leurs  immenses  rameaux  forment 
une  voûte  immense  que  ne  percent  ni  les  rayons  de  soleil  ni 
les  pluies  d'orage;  des  branches  flexibles,  couvertes  de  fruits, 
descendent  jusqu'à  terre;  on  y  peut  dresser  de  nombreuses 
tables  à  l'ombre  du  soleil  et  à  l'abri  de  la  pluie.  Or,  nous 
étions  dans  la  saison  des  cerises.  Il  fut  décidé  que  le  bon  che- 
valier viendrait  nous  chercher,  et  qu'accompagnées  de  lui  et 
de  mon  bon  père  nous  irions,  ma  sœiu*  et  moi,  à  la  joyeuse 
réunion.  Les  cerises  en  étaient  le  prétexte;  mais  chaque  con- 
vive apportait  en  pique-nique  un  plat  froid  pour  son  contin- 
gent. Il  faisait  ce  jour-là  un  temps  superbe;  vêtues  de  robes 
légères  et  blanches,  nous  nous  mîmes  gaiement  en  route;  le 
chevalier  racontait  des  histoires  plaisantes;  mon  père  rappe- 
lait le  bon  temps.  Nous  gravîmes  le  coteau  si  pittoresque  de 
la  Bretaudière,  et  nous  nous  arrêtâmes  quelques  instants  dans 
la  cour  de  ce  beau  château  complètement  en  ruines.  Il  avait 
été  possédé  pendant  plusieiu'S  siècles  par  une  branche  de 
notre  famille  à  laquelle  une  noble  fille  de  la  maison  de  Riant 
l'avait  portée  en  dot.  Le  chevalier  nous  disait  y  avoir  vu  avant 
la  Révolution  une  collection  de  portraits  des  dames  de  la 
Bretaudière  (de   notre  famille),  qui   étaient  presque  toutes 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         801 

d'une  beauté  remarquable;  il  y  en  avait,  disait-il,  auxquelles 
t  mes  petites  taupes  »  ressemblent  un  peu.  Le  chevalier  nous 
trouvait  très  blanches,  comme  nous  l'étions  eiTectivement,  et 
il  avait  imaginé,  par  contraste,  de  ne  nous  appeler  que  ses 
•  petites  taupes  » .  Nous  traversâmes  des  bruyères  couvertes 
de  genêts  en  fleur  et  une  plaine  dans  laquelle  on  trouve  un 
arbre  qu'on  croit  être  le  rendez-vous  nocturne  des  sorcières. 
Enfin,  nous  atteignîmes  le  lieu  de  la  joyeuse  réunion.  Les 
nouveaux  venus  étaient  reçus  avec  acclamation;  on  s'emparait 
d'eux,  on  leur  présentait  un  rameau  couvert  de  cerises,  on  les 
entourait  jusqu'à  une  nouvelle  arrivée.  Notre  petit  triomphe 
fut  plus  long,  parce  que  c'était  la  première  fois  qu'on  nous 
voyait  à  une  fête  vendéenne.  Mon  père  retrouva  peu  de  ses 
contemporains,  mais  les  enfants  de' plusieurs.  Les  jeunes 
comme  les  vieux  avaient  combattu  dans  la  sainte  et  mémo- 
rable guerre;  il  y  avait  camaraderie  complète  entre  tous. 
Quelques  jeunes  hommes  appartenant  à  la 'classe  bourgeoise, 
vivant  noblement,  et  qui  avaient  été  bons  Vendéens,  étaient  à 
la  fête,  aimés,  traités  en  frères  :  ils  avaient  oublié  qu'ils 
n'étaient  pas  nobles;  leurs  camarades  gentilshommes  l'avaient 
bien  plus  oublié  encore.  Une  égalité  parfaite  régnait  entre  ces 
braves  soldats  de  l'armée  royaliste;  ils  avaient  défendu  la 
même  cause,  couru  les  mêmes  chances,  dormi  sur  la  même 
bruyère.  Ahî  qu'elle  était  belle,  qu'elle  était  réelle  et  tou- 
chante, cette  égalité  ! 

Un  très  jeune  blond  aux  yeux  d'azur,  au  regard  limpide  et 
doux;  un  jeune  homme  qui  par  sa  valeur,  sa  conduite  sans 
peur  et  sans  reproche,  eût  jadis  aspiré  certainement  aux  épe- 
rons de  chevalier,  était  à  cette  réunion.  Il  m'avait  présenté 
tant  de  rameaux  de  cerises  que  mes  mains  ne  pouvaient  plus 
les  contenir.  11  les  ramassait  quand  je  les  jetais,  après  les 
avoir  dépouillés  de  leurs  fruits.  Il  se  plaça  près  de  moi  à  la 
table  champêtre.  Il  me  parlait  de  l'Allemagne  parce  que  nous 
revenions  de  Vienne;  je  lui  parlais  de  la  guerre  où  il  avait  été 
si  brave.  Un  rustique  coup  d'archet  mit  toute  la  joyeuse  bande 
en  mouvement;  le  charmant  jeune  homme  fut  mon  danseur. 
On  dansa  jusqu'au  moment  du  départ.  Gomme  nous  étions 


202  SOUVENIRS 

des  plus  éloignés^  nous  fûmes  des  premiers  partants.  Voyant 
la  tristesse  succéder  à  Tair  heureux  du  jeune  homme  :  t  Pour- 
quoi donc,  lui  dis-je  naïvement,  avez-vous  Tair  si  triste  main- 
tenant? >  Il  ne  me  répondit  que  par  un  regard  d'indéfinissable 
mélancolie...  Quelques  jours  après,  le  bon  chevalier  vint  à  la 
Boutetière.  Nous  étions  près  de  ma  mère,  nous  l'accueilltmes 
avec  notre  gaieté  ordinaire;  mais  lui  paraissait  soucieux;  ce 
n'était  pas  son  habitude  :  le  menton  appuyé  sur  la  pomme 
d'or  de  sa  longue  canne,  il  gardait  le  silence;  enfin  il  secoua 
la  tète,  et  comme  un  homme  qui  va  confier  un  secret  et  prend 
une  grande  résolution,  il  dit  :  «  Je  suis  chargé  d'une  commis- 
sion... —  Eh  bien?...  —  D'une  demande  en  mariage.  —  Ah! 
chevalier,  dit  ma  mère  en  riant,  cela  devrait  être  une  confidence 
entre  vous  et  moi...  »  Nous  riions  comme  des  jeunes  filles 
folles  :  «  Dites  donc,  chevalier,  dites  donc.  —  Eh  bien,  ma  petite 
taupe,  s'écria-t-il  en  me  regardant  fixement,  c'est  de  vous  qu'il 
s'agit.  »  Ma  mère,  accoutumée  aux  plaisanteries  du  bon  che- 
valier, ne  s'alarma  point  de  ce  début.  «  Écoutez,  reprit-il, 
l'autre  jour  en  vous  quittant  je  fus  accompagné  par  le  jeune 
X...  Nous  étions  à  cheval,  je  lui  parlais,  il  ne  me  répondait 
pas.  Le  diable  ne  m'emporte  pa^  (c'était  le  juron  du  chevalier), 
je  lui  dis  :  «  Est-ce  que  vous  avez  perdu  la  parole,  mon 
«  camarade?  »  Il  ne  me  répondit  pas  davantage.  Alors  je  pensai 
qu'il  était  malade  :  sa  tête  était  penchée  sur  sa  poitrine;  j'ap- 
prochai mon  cheval  tout  auprès  du  sien  et  je  vis  une  grosse 
larme  qui  roulait  siu*  sa  joue.  «  Oh!  oh!  fe  diable  ne  m*emporte 
pas,  qu'est-ce  que  cela  signifie,  jeune  homme?  —  Monsieur  le 
chevalier,  dit-il,  ne  plaisantez  pas,  car  je  suis  bien  malheu- 
reux! —  Et  de  quoi?  —  Je  ne  suis  pas  noble.  —  Le  diable  ne 
m'emporte  pas,  si  quelqu'un  vous  l'a  dit,  il  en  a  menti;  vous 
êtes  noble,  mon  camarade,  noble  par  votre  cœur,  noble  par 
votre  épée!  »  Alors  le  jeune  homme  releva  la  tète,  t  Le  pensez- 
vous  ainsi,  monsieur  le  chevalier?  —  Le  diable  ne  m'emporte  pas, 
perdez-vous  la  tête,  mon  garçon;  à  qui  en  avez-vous?  — 
J'aime,  monsieur  le  chevalier!  —  Eh  bien,  le  grand  mal  à 
cela!  —  Les  parents  de  Mlle  Alexandrine  me  jugeront-ils  aussi 
favorablement  que  vous?  »  —  Le  bon  chevalier  consola  son 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  203 

jeune  ami,  et  lui  donna  sans  doute  beaucoup  d'espérance;  il 
lui  promit  de  parler  à  ma  mère;  il  Tavait  fait  avec  intention 
devant  moi,  pour  m'intéresser  à  la  cause  de  son  protégé,  c  £h 
bien!  Drine'^  i  me  dit  ma  mère  en  riant  (c'était  le  petit  nom 
d'amitié  qu'elle  me  donnait).  Je  ne  pris  nullement  la  chose  au 
sérieux,  et  je  lui  dis  en  toute  vérité  que  l'idée  du  mariage 
n'était  pas  encore  entrée  dans  mon  cerveau  le  moins  du 
monde.  Je  me  mis  à  rire  de  ce  rire  naïf  et  franc  qui  faisait 
voir  mes  dents,  si  blanches  à  cette  époque.  Le  chevalier  secoua 
tristement  la  tête,  et  ses  deux  épais  sourcils  noirs  se  rejoi- 
gnirent. Il  me  bouda  pendant  quelque  temps. 

Ma  mère  lui  avait  sans  doute  défendu  de  me  reparler  de  ce 
jeune  prétendant;  il  n'en  parla  plus;  et  moi,  par  une  pudeur 
de  jeune  fille,  je  n'osais  plus  le  nommer;  et  maintenant,  ose- 
rais-je  vous  Tavouer,  j'ai  même  oublié  son  nom. 


UNE  LEÇON  D   HISTOIRE 

Mon  frère  avait  huit  ans  et  demi;  il  était  très  avancé,  il 
apprenait  l'histoire.  Il  avait  lu,  peu  de  jours  avant  la  catas- 
trophe que  je  vais  vous  raconter,  la  manière  dont  le  roi 
Charles  VI  fut  sauvé  du  feu  qui  avait  pris  à  ses  vêtements.  Un 
soir  que  nos  parents  étaient  absents  et  que  le  grand  et  sévère 
abbé  qui  devait  présider  seul  à  notre  petit  souper  se  prome- 
nait gravement  en  attendant  qu'il  fût  servi  dans  la  salle  à 
manger,  nous  nous  approchâmes  du  poêle;  le  petit  tablier  de 
tafi'etas  de  ma  sœur  fut  attiré  par  la  flamme,  et  dans  un  ins- 
tant elle  en  fut  enveloppée.  Je  m'en  souviens  comme  si  c'était 
hier;  ce  nuage  de  feu,  je  le  verrai  toujours;  l'abbé,  les  domes- 
tiques, je  vois  tout  :  mais  le  plus  ineffaçable  tableau,  le  plus 
présent,  c'est  mon  frère  serrant  sa  sœur  dans  ses  bras,  l'étrei- 
gnant,  l'étouffant,  la  sauvant,  et  le  sang-froid  héroïque  de 
cet  enfant,  regardant  avec  surprise,  et  écoutant  avec  un  éton- 
nement  qui  eût  été  comique,  s'il  n'eût  été  sublime,  les  cris 
d'admiration  qui  avaient  succédé  aux  cris  de  terreur  de  ceux 
qui  l'entouraient.  «  Eh  ben!  Eh  ben!  disait-il,  quoi  donc,  est- 


204  SOUVENIRS 

ce  que  n'est  pas  comme  cela  que  le  roi  Charles  YI  a  étë  sauvé?  > 
Ils  n'en  savaient  assurément  rien^  tous  ces  braves  gens,  ces 
bons  serviteurs  qui  pleuraient  d'émotion,  en  trouvant  sur  ses 
mains  et  ses  vêtements  roussis  les  traces  encore  brûlantes  de 
ses  courageux  efforts.  Hélas!  je  dois  vous  l'avouer  et  vous  me 
le  pardonnerez;  j'avais  cinq  ans  et  demi;  je  m'étais  enfuie  et 
je  poussais  des  cris  horribles,  mais  qui  furent  utiles^  car  ils 
firent  accourir  bien  vite  nos  bons  et  dévoués  serviteurs. 


LES    ENFANTS   ET    LES    VIEILLARDS 

n  n'y  a  que  les  enfants  et  les  vieillards  qui  disent  exacte- 
ment la  vérité  :  les  premiers  parce  qu'ils  en  ignorent  les  dan- 
gers, et  les  seconds  parce  qu'ils  reconnaissent  enfin  l'inutilité 
de  la  dissimulation.  Voilà  pourquoi  la  vérité  est  si  naïve  dans 
la  bouche  des  enfants,  si  amère  dans  celle  des  vieillards. 

Il  y  a  peu  de  villes  capitales  où  il  y  ait,  je  crois,  moins  de 
convenances  d'âge  qu'à  Vienne  dans  la  haute  société.  La 
grand'mère  est  habillée  comme  sa  petite-fille  I  La  vieille  com- 
tesse Palavicini,  née  Zichy,  se  désolait  il  y  a  quelques  jours 
de  la  mort  d'une  de  ses  sœurs,  parce  qu'elle  venait  de  recevoir 
quatre  chapeaux  neufs  de  Paris,  que  son  deuil  l'empêchait  de 
porter.  Cette  femme  a  plus  de  soixante  ans.  M.  de  Golowkin  a 
donné  un  bal  cet  hiver;  il  a  invité  par  carte  le  prince  Mau- 
rice Liechtenstein,  mort  depuis  deux  ans  I  Quelle  triste  dis- 
traction pour  sa  veuve  î 

On  donnait  avant-hier  une  soirée  costumée  chez  la  comtesse 
Fuchs;  une  partie  de  la  société  a  choisi  pour  masques  la 
représentation  de  la  Chambre  des  députés  de  France.  Le  côté 
droit  était  figuré  par  des  personnes  qui  avaient  caché  leur 
côté  gauche  par  un  rideau  ;  la  gauche  avait  le  rideau  tiré  du 
côté  droit.  Le  centre  était  représenté  par  des  personnes 
chargées  de  listes  d'invitation.  Il  y  eut  une  petite  discussion 
et  un  peu  de  bruit  pour  élire  Mme  de  X...  présidente;  ce  qui 
était  admirablement  choisi  pour  mettre  en  scène  une  femme 
qui  fait  singulièrement  la  docte  en  politique,  et  dont  le  côté 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         205 

droit  n'est  pas  en  rapport  avec  le  gauche.  Ce  sont  ses  amis 
intimes  qui  ont  inventé  cette  bizarre  plaisanterie  (1). 


MM.    DE  TATISGHEFF  ET  DE  GAVALL03 

M.  de  TatischefT  (2)  était  dans  ces  derniers  temps  un  des 
hommes  meublant%  du  salon  de  la  comtesse  Rosalie.  Il  parta- 
geait cet  honneur  avec  M.  de  Cavallos.  M.  de  Cavallos  est  un 
gros  homme  lourd,  d'une  laideur  orgueilleuse  ;  il  est  bien  rare 
qu'aucun  homme  célèbre  ait  la  physionomie  de  sa  réputation. 


DE   l'élégance   ou  de   LA   CRÈME  (3) 

On  appelle  à  Vienne  Vélégance  une  partie  de  la  société  qui 
s'est  donné  ce  nom  et  ce  renom.  Cette  partie  de  la  société, 
trop  considérable  pour  se  nommer  une  coterie,  en  a  cepen- 
dant tous  les  défauts  et  tous  les  avantages.  C'est  une  aristo- 
cratie de  salon  très  insolente,  au  milieu  d'une  aristocratie  tout 
aussi  noble,  et  même  quelquefois  plus  noble.  Elle  n'a  pas  plus 
de  mérite  et  d'esprit  que  l'autre  partie  de  la  société  qui  n'est 
pas  censée  élégante.  Les  femmes  qui  composent  cette  classe 
privilégiée  ne  sont  ni  plus  aimables  ni  plus  belles  que  les 
autres  ;  mais  elles  sont  plus  impertinentes^  elles  le  sont  même 
beaucoup  ;  moqueuses,  dédaigneuses,  méprisantes  môme,  et 
cela  sans  aucun  motif.  En  vérité,   c'est  une  étrange  petite 


(1)  Mme  de  Coronini,  née  Fagan,  nièce  de  Mme  de  Rombeck^  nous 
racontait  un  soir,  chez  M.  de  Caraman,  qu*on  avait  représenté  des 
tableaux  à  Goritz  et  entre  autres  le  beau  tableau  de  la  Femme  adultère. 
Nous  trouviimes  le  sujet  étrange.  L'ambassadeur  lui  demanda  quelle 
était  la  personne  qui  s'était  résignée  au  rôle  de  la  femme?  C'était  la  com- 
tesse Coroninl  ;  nous  éclatâmes  de  rire  ;  mais  comprend-on  un  tel  choix 
dans  un  tel  rôle  ? 

(8)  Tatischeff  (Dimitri-Paulovitch),  envoyé  à  Naples,  à  Madrid,  à  Vienne 
(1827-1842),  mort  à  Saint-Pétersbourg  en  1845.  (Ed.) 

(3)  Cette  feuille  détachée  fut  trouvée  dans  les  écrits  de  mon  cher 
Joseph,  auquel  j'avais  demandé  un  jour  de  faire  un  petit  ouvrage  sur  les 
mœurs  de  Vienne. 


206  SOUVENIRS 

tyrannie.  La  société  élégante,  quoique  fort  entichée  de 
noblesse,  admet  facilement  des  aventuriers  dans  ses  cercles 
intimes,  des  hommes  d'une  naissance  très  commune,  d'une 
naissance  équivoque;  des  femmes  d'une  légèreté  et  d'une 
effronterie  impardonnables.  J'ai  vu  à  Vienne  de  véritables 
rustres,  sans  nom  et  du  plus  mauvais  ton,  s'immiscer  dans 
cette  société.  Cela  m'étonne  moins  que  de  voir  des  femmes 
mourir  de  chagrin,  ou  perdre  la  tête  de  ne  pouvoir  y  pénétrer. 


MOEURS  VIENNOISES   —  INFLUENCE   DE   LA   COTERIE   DES  ELEGANTS 

La  cour  de  Vienne  donne  l'exemple  d'une  vie  religieuse  et 
des  meilleures  mœurs;  les  courtisans  devraient  se  modeler 
d'après  elle  :  c'est  tout  le  contraire.  La  grande  noblesse  vien- 
noise (c'est-à-dire  les  hommes)  est  la  plus  dissolue  qui  existe. 
Le  prince  Esterhazy,  capitaines  des  gardes,  a  des  maîtresses 
par  centaines  ;  il  fait  publiquement  élever  des  jeunes  filles 
pour  son  harem,  et  il  continue  à  jouir  des  faveurs  de  la  cour  ! 
Le  prince  de  Kaunitz,  ambassadeur  d'Autriche  à  Rome,  donne 
publiquement  dans  les  excès  les  plus  honteux.  Toute  la  haute 
noblesse  est  dans  le  même  cas,  en  proportion  de  sa  fortune  et 
de  son  crédif.  Cette  haute  noblesse  est  tellement  endettée, 
corrompue  et  légère,  que  si  les  majorais  étaient  abolis,  on 
verrait  avant  dix  ans  les  plus  beaux  noms  de  l'Autriche 
réduits  à  la  mendicité.  Il  y  a  quelques  exceptions  :  le  comte 
def  tarrach,  de  Hoyos  (Ernest),  prince  Clary,  comte  Goess,  etc. . . 
Mais  elles  sont  en  petit  nombre. 

En  Autriche,  l'opinion  publique  n'exerce  aucune  autorité 
sur  les  individus,  de  quelque  classe  quïls  soient.  Les  hommes 
les  plus  marquants  par  leur  naissance  et  leur  rang  politique 
s'en  jouent  ;  ils  n'ambitionnent  pas  la  louange,  et  ne  craignent 
pas  le  blâme.  Us  jouissent  dans  leurs  désordres  d'une  liberté 
que  l'apathie  de  leurs  concitoyens  et  la  longanimité  du  souve- 
rain peuvent  seules  faire  comprendre.  On  voit  tous  les  jours 
à  Vienne,  sur  les  places  et  dans  les  rues  les  plus  fréquentées, 
des  ministres  d'État,   des  princes  occupant  les  premières 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         207 

charges  de  la  cour  et  au  moiDS  sexagénaires,  s'occuper  pen- 
dant deux  ou  trois  heures  de  la  matinée  à  examiner,  la  lor- 
gnette à  la  mai{]i,  les  filles  publiques,  les  appeler,  leur  parler, 
les  agacer  et  les  suivre  publiquement  jusqu'à  leur  demeure. 
Personne  ne  les  siffle,  on  ne  songe  pas  à  les  huer,  et  ce  scan- 
dale se  répète  chaque  jour. 

«  Quel  est  ce  superbe  équy)age  qui  efl'ace  tous  les  autres  par 
son  élégance  ?  Les  pann.eaux  portent  les  armes  d'un  prince, 
et  les  ordres  qui  en  relèvent  l'éclat  indiquent  les  places  émi- 
nentes  qu'il  remplit  dans  l'État.  — Ne  reconnaissez- vous  pas  le 
prince  Kaunitz,  neveu  du  grand  ministre  de  ce  nom,  naguère 
ambassadeur  d'Autriche  près  du  souverain  pontife?  —  Cette 
dame  brillante  de  jeunesse,  de  beauté,  et  de  parure,  est  sans 
doute  la  princesse,  son  heureuse  épouse?  —  Non,  monsieur, 
me  répondit  tranquillement  celui  auquel  j'adressais  mes  ques- 
tions, c'est  sa  maîtresse.  Ces  princes  sont  souvent  de  grandes 
dupes  ;  pour  cette  fois,  le  prince  Kaunitz  a  démenti  cette  opi- 
nion générale.  Son  choix  est  bon.  Je  connais  cette  jeune  lîUe, 
elle  est  sage  et  d'un  bon  caractère;  une  bagatelle,  mais  autre 
temps,  autres  mœurs.  Sa  fortune  est  faite,  et  sa  renommée 
établie.  Dès  qu'elle  aura  ruiné  ce  prince,  elle  en  prendra  un 
autre.  Elle  mérite  ce  bonheur  ;  adieu,  monsieur.  » 

Abandonné  par  mon  bénévole  cicérone,  je  continuai  ma 
promenade  sous  cette  magnifique  allée  d'arbres  qui  borde  la 
grande  avenue  du  Prater,  et  j'admirai  la  double  file  de  voi- 
tures qui  y  étalent  leur  magnificence  aux  yeux  du  public.  Un 
équipage  absolument  semblable  à  celui  que  je  viens  de  décrire 
le  suivait  presque  immédiatement.  Ma  curiosité  ne  pouvait 
rester  incertaine  ;  je  rappelai  mon  interlocuteur  et  je  le  priai 
de  me  satisfaire.  «  Ne  voyez- vous  pas,  monsieur,  que  cette 
voiture  est  celle  de  la  princesse  Kaunitz,  une  des  femmes  les 
plus  aimables  et  les  plus  intéressantes  de  la  capitale  ?  La  prin- 
cesse sa  fille  est  à  côté  d'elle  ;  sa  beauté,  sa  modestie  font  d'elle 
le  modèle  de  son  sexe.  Le  jeune  homme  qui  cause  aveo  elle 
«en  faisant  piaffer  son  superbe  coursier  est  l'heureux  mortel 
qui  ambitionne  sa  main.  Le  mariage  se  fera.  Ne  remarquez- 
vous  pas  comme  il  est  attentif?  Bientôt  il  cause  avec  le  prince 


208  SOUVENIRS 

et  sa  maîtresse,  et  d'un  bond,  il  se  retrouve  auprès  de  celle 
qu'il  aime.  Avouez,  monsieur,  qu'un  pays  où  Ton  peut  se 
mettre  autant  à  son  aise,  et  autant  au-dessus  des  sots  pré- 
jugés, est  le  plus  libre  du  monde.  » 

Un  instant  de  silence  interrompit  notre  conversation,  car  la 
nouveauté  de  ce  spectacle  me  fit  faire  plus  d'une  réflexion 
sérieuse. 


DEUX  SAUVAGES 

Vienne,  novembre  1811. 

Il  y  a  des  vendredis  encore  en  négligé  chez  l'ambassadeur 
de  France;  ils  sont  très  jolis  :  quelques  soupers  chez  la  prin- 
cesse Clary  et  la  comtesse  Palfy  ;  des  soirées  diplomatiques 
chez  Mme  de  Wrbna,  et  les  Européens  chez  la  comtesse 
Rosalie  Rzewuska.  Je  fus  ces  jours-ci  dans  les  magnifiques 
serres  de  l'Empereur,  avec  mes  deux  amies,  dames  de  la 
cour,  baronne  de  Veveldt  et  Hoehenegg,  et  la  fraîche  et 
joyeuse  Julie  (comtesse  de  KoUowrath).  L'impératrice  du 
Brésil  (archiduchesse  LéopoldineJ  a  envoyé  à  son  auguste 
père,  entre  autres  curiosités,  deux  sauvages  anthropophages 
de  je  ne  sais  quelle  tribu,  avec  force  perroquets  ravissants, 
oiseaux  rares,  crocodiles,  tortues,  etc.  Le  sauvage  est  très 
bien  élevé,  mais  horrible  et  défiguré,  ainsi  que  sa  femme  ou 
jsa  femelle,  par  des  bois  aux  oreilles  et  sous  la  lèvre  infé- 
rieure, en  forme  de  table.  Ils  sont  vêtus  à  l'européenne.  Cela 
dérange  toutes  les  idées  sur  les  anthropophages,  de  voir  un 
homme  et  une  femme  de  cette  espèce  vêtus  d'habits  de  drap 
vert,  et  mangeant  une  énorme  assiette  d'épinards  !  Je  conseillai 
à  Julie  qui  est  grasse  et  fraîche  de  ne  pas  s'approcher  trop 
près  de  crainte  d'un  coup  de  dent.  La  femme  nous  faisait  des 
yeux  horribles  ;  elle  venait,  pauvre  mère  (car  l'amour  mater- 
nel est  de  tous  les  pays),  de  perdre  un  de  ses  enfants  ;  peut- 
être  nous  accusait-elle  intérieurement  de  l'avoir  dévoré. 

Un  des  crocodiles  vient  de  mourir.  Des  amateurs  en  ont 
mangé;  un  naturaliste  surtout,  par  excès  de  science^  en  a 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         209 

goûté,  du  cru,  du  bouilli,  du  rôti.  Je  trouve  ce  savant,  tout 
nourri  de  crocodile  crevé,  un  homme  bien  intéressant. 

Le  pauvre  petit  sauvage  qui  vient  de  mourir  a  été  baptisé  ; 
il  aura  été  bien  heureux  de  se  voir  au  paradis  avec  les  anges . 
Je  ne  sais  si  c'est  en  plaisantant,  mais  l'archiduchesse  de 
Vienne  a  donné  des  scrupules  à  l'Empereur  sur  la  cohabita- 
tion ie  ces  vilains  sauvages,  auxquels  il  est  impossible  de  faire 
comprendre  un  mot  de  religion.  L'Empereur,  qui  d'ailleurs  ne 
sait  qu'en  faire,  va  les  renvoyer  au  Brésil. 


LE  BOURREAU  D  EGRA,  SAVANT  REMARQUABLE 

Le  bourreau  d'Egra,  en  Bohême,  s'appelle  Huss,  et  se  dit  de 
la  famille  de  Jean  Huss.  C'est  un  homme  d'une  grande  science 
et  de  mœurs  fort  douces.  11  a  de  riches  collections  de  mé- 
dailles et  d'objets  d'art  anciens.  Les  amateurs  vont  le  visiter  ; 
il  les  reçoit  avec  une  grande  politesse.  Un  de  nos  amis  lui 
témoignait  son  étonnement  qu'avec  ses  goûts,  sa  science,  et 
l'extrême  douceur  de  son  caractère  il  eût  pu  rester  dans  la 
situation  où  il  était.  Huss  lui  fit  observer  avec  tristesse  qu'il 
n'avait  été  maître  de  l'accepter  ni  de  la  refuser,  la  loi  forçant 
le  fils  à  succéder  à  son  père  dans  cette  horrible  carrière .  Il 
s'était  occupé  toute  sa  vie  à  chercher  le  moyen  de  faire  moins 
souffrir  les  patients. 

Les  empereurs,  les  rois  et  les  princes  ont  visité  les  belles 
collections  du  bourreau  d'Egra. 


MORT   DE  NAPOLEON 

HietziDg,  1821. 

Napoléon  est  mort  t 11  y  a  dix  ans,  on  eût  cru  la  chose 

impossible.  Les  bourgeois  et  les  badauds  de  Vienne  parlent 
aujourd'hui  de  cette  mort,  comme  ils  parleraient  de  celle  d'un 
acteur  de  la  comédie.  Ce  prodigieux  événement  ne  fait  aucune 
sensation  dans  le  monde.  Je  ne  puis  assez  m'étonner  de  cette 

14 


210  SOUVENIRS 

indifférence.  Ce  point  isolé  dans  l'Océan,  ce  rocher  calcaire, 
ce  cratère  éteint,  tombeau  de  Napoléon,  me  paraissent  de  fou- 
droyants manifestes  de  la  Providence.  Le  monde  était  trop 
resserré  pour  sa  vaste  ambition.  Les  rois  de  TEurope  se  cour- 
baient devant  son  ombre.  Ses  armées  brillantes  de  valeur  se 
déroulaient  comme  des  torrents  de  feu  sur  l'Europe  consternée 
et  humiliée;  mais  l'Étemel  l'attendait,  sa  main  terrible  avait 
déjà  marqué  l'tle  de  Sainte-Hélène.  C'est  en  vain  que  tombé 
du  sommet  de  la  puissance  il  s'agitera  dans  le  sang  des 
soldats  de  Waterloo  encore  un  instant.  Le  rêve  de  la  gloire 
est  fini,  l'étonnant  météore  s'est  éteint  !  La  tombe  du  géant 
est  digne  de  sa  destinée;  immense  rocher  perdu  dans  les 
flots,  battu  par  les  tempêtes,  quel  monument  en  Europe  eût 
eu  cette  sublime  majesté  du  malheur,  cette  tristesse  poétique 
et  cette  grandeur  ?  Sur  quelle  pierre  du  vieux  monde,  l'impé- 
rieux vouloir  de  la  Providence  eût-il  été  gravé  d'une  manière 
plus  frappante?  Ne  troublez  jamais  sa  cendre,  laissez  les  flots, 
laissez  les  ouragans  faire  la  garde  du  tombeau  de  Napoléon  t 
Derniers  courtisans  de  sa  présence  déchue,  que  leurs  voix 
sinistres  s'élèvent  et  s'abaissent  sur  le  cratère  éteint,  sur  la 
lave  refroidie  qui  forme  le  lit  du  guerrier  ;  et  que  ces  grandes 
voix  répètent  comme  un  long  mugissement  et  une  sombre  pro- 
phétie :  «  Malheur  t  malheur  aux  vaincus  et  aux  vainqueurs  !  > 
La  tombe  de  Napoléon  à  Sainte-Hélène  rend  à  sa  renommée  le 
grandiose  que  ses  derniers  efforts  pour  conserver  la  couronne 
avaient  rapetissé  misérablement.  Garde  ton  dépôt,  Sainte- 
Hélène,  car,  toi  aussi,  tu  avais  une  destinée,  et  ce  n'était  pas 
en  vain  qu'une  révolution  dans  le  fond  de  l'abîme  te  lança 
avec  tes  sombres  aspérités  au-dessus  des  flots  ! 
,  La  cour  n'a  pas  pris  le  deuil.  Marie-Louise  en  a  témoigné 
son  mécontentement  par  une  lettre  remplie  d'amertume;  elle  y 
dit,  entre  autres  choses,  que  c'est  donner  contre  la  légitimité 
de  son  mariage  un  grand  argument.  Le  jeune  duc  de  Reich- 
stadt  a  beaucoup  pleuré  en  apprenant  la  mort  de  son  père;  on 
a  remarqué  que,  peu  de  jours  après,  il  marchait  la  tête  basse 
et  le  regard  morne.  Je  l'ai  vu  hier,  il  est  en  profond  deuil 
ainsi  que  toutes  les  personnes  de  sa  maison.  Le  lendemain  de 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         211 

l'arrivée  du  courrier  qui  apporta  l'importante  nouvelle  de  la 
mort  de  Napoléon,  je  fus  réveillée  de  bon  matin  par  un  grand 
bruit  de  chevaux  et  de  voitures  :  c'était  une  brillante  partie  de 
chasse;  l'Empereur,  l'Impératrice  et  toute  la  cour. 


LE   PRINCE   DIETRICHSTEIN  ET   LE   COMTE   FERDINAND   WALDSTEIN 

Hietzing,  1821. 

Nous  avons  donné  quelques  petits,  mais  très  agréables 
dtners  aux  Ségur,  au  prince  Dietrichstein  et  au  comte  Ferdi- 
nand Waldstein.  Deux  hommes  bien  remarquables,  ce  prince 
Dietrichstein  et  le  comte  Waldstein,  qui  se  sont  précipités  hors 
de  leur  destinée  et  se  sont  donné,  chacun  dans  leur  genre, 
autant  de  peine  pour  détruire  leur  existence  sociale  que  d'au- 
tres s'en  donnent  pour  la  rendre  plus  brillante.  Le  prince  Die- 
trichstein, chef  d'une  illustre  maison,  a  occupé  de  grandes 
places;  il  a  infiniment  d'esprit  et  de  vastes  connaissances  en 
tous  genres  ;  il  a  vécu  dans  l'intimité  d'hommes  célèbres;  il 
est  impossible  d'avoir  un  extérieur  plus  distingué  et  difficile 
d'être  plus  aimable.  En  peu  de  mots,  voici  son  histoire  :  il  est 
énormément  riche  et  vit  dans  une  gêne  habituelle;  il  a  fait  ses 
preuves  de  la  plus  brillante  valeur  (1),  et  porte  les  jours  de 
cérémonie  la  croix  des  braves,  la  belle  croix  de  Marie-Thérèse 
sur  un  habit  rouge  ;  il  a  vendu  le  superbe  palais  de  sa  famille 
et  loue  de  tristes  et  petits  logements  ;  il  s'est  marié  par  amour, 
étant  ambassadeur  d'Autriche  à  Saint-Pétersbourg,  contre  le 
gré  de  toute  sa  famille,  et  hait  sa  femme  (2)  ;  il  fait  de  très 
belles  et  très  nobles  actions  sans  principes,  et  de  très  profonds 
raisonnements  sans  bases.  Il  a  de  la  hauteur  et  il  est  excessi- 
vement libéral. 

TLe  comte"^  Ferdinand  Waldstein  a  fait  d'immenses  dettes, 
surtout  étant  ministre  des  finances  de  l'électeur  de  Cologne  : 
il  était  chevalier  de  l'Ordre  teutonique,  destiné  à  de  grandes 


(1)  Géaèral  très  jeune. 

(2)  La  comtesse  Schouvaloff. 


212  SOUVENIRS 

et  lucratives  commanderies,  diplomate  sans  lettres  de  créance, 
financier  sans  lettres  de  crédit;  voué  au  célibat  par  ses  vœux, 
il  s'en  est  fait  relever;  il  s'est  marié,  et  par  de  faux  calculs  il 
s'est  ruiné  et  a  ruiné  la  spirituelle  et  charmante  comtesse  Isa- 
belle Rzewuska.  Le  comte  Waldstein,  avec  im  esprit  supé- 
rieur, n'a  point  établi  sa  réputation;  avec  un  cœur  noble, 
généreux,  des  idées  magnifiques,  il  n'a  rien  ajouté  à  l'éclat  de 
son  nom  :  il  n'est  qu  un  homme  très  aimable. 


ANTOINETTE   DE   LILIEN 

Antoinette,  baronne  de  Lilien,  issue  d'une  très  noble  famille 
allemande,  fille  du  général  baron  de  Lilien  (resté  veuf  avec 
deux  filles  en  bas  âge)^  fut  élevée  à  Ratisbonne  par  sa  tante. 
Elle  était  belle,  tout  à  fait  distinguée  de  ton^  de  manières  et 
de  maintien,  gracieuse  et  simple.  Je  n'ai  vu  aucune  femme  se 
présenter  plus  noblement  dans  un  salon.  Sa  vertu,  douce  et 
inaltérable,  jetait  sur  sa  ravissante  personne  comme  un  voile 
aérien  et  céleste,  quelque  chose  de  suave  et  d'imposant,  de 
triste  aussi,  car  sa  destinée  ne  fut  pas  heureuse. 

Le  général  de  Lilien,  n'ayant  aucune  fortune  et  s'étant  marié 
assez  âgé,  se  voyait  vieill^ir  avec  terreur.  La  crainte  de  laisser 
ses  deux  charmantes  filles  orphelines  sans  appui  dans  le 
monde  l'engagea  à  marier  Antoinette  avec  le  jeune  baron  de 
Puthon,  riche  banquier  de  Vienne,  et  sa  sœur  avec  un  noble 
hongrois,  M.  Zerdehally,  gentilhomme  campagnard  et  très 
rustique.  Antoinette  fut  entourée  de  toutes  les  jouissances  du 
luxe  :  hôtel  magnifique  en  ville,  somptueuse  villa  au  faubourg, 
maison  splendide.  Son  mari  était  spirituel,  élégant,  d'une  char- 
mante figure,  homme  dégoût;  tout  portait  chez  lui  l'empreinte 
d'une  exquise  distinction  ;  il  n'avait  de  banquier  que  le  nom 
et  la  fortune  immense.  Cette  existence,  si  brillante  qu'elle 
parût,  avait  ses  amertumes  :  la  noble  fille  était  descendue  de 
la  première  société  dans  la  seconde  ;  elle  s'aperçut  que  plu- 
sieurs jeunes  personnes  de  son  intimité  avant  son  mariage 
s'éloignaient  ou  feignaient  de  la  connaître  à  peine,  et  refu- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         213 

saient  ses  invitations.  Son  cœur  en  fut  froissé,  mais  non  aigri; 
elle  avait  dil  épouser  un  jeune  homme  de  grande  maison, 
qui  l'aimait  passionnément,  mais  il  était  cadet,  n'avait  qu'un 
très  petit  apanage,  et  la  famille  de  ce  jeune  homme,  alarmée, 
s'adressa  à  Antoinette  elle-même  pour  rompre  le  mariage. 
Antoinette  fut  donc  une  femme  incomparable.  Par  malheur, 
son  mari  se  laissa  séduire  par  une  coquette  de  haut  parage^ 
dont  la  conquête  flatta  son  amour-propre.  Isolée,  privée  de 
l'ouïe,  maladive,  Antoinette,  si  distinguée,  si  supérieure  en 
tout  à  sa  rivale,  n'eut  jamais  une  plainte,  jamais  un  reproche. 
Elle  aimait  tendrement  ma  belle-mère  qu'elle  appelait  sa  mère, 
-et  mon  angélique  belle-sœur.  J'allais  la  voir  assez  souvent  : 
c'était  une  joie  pour  elle;  je  la  faisais  rire,  elle  riait  si  peu  et 
si  rarement  depuis  longtemps  !  Je  l'accompagnais  quelquefois 
au  Prater  dans  son  bel  équipage,  et  le  croiriez-vous  ?  pour 
quelques  personnes  stupides,  quelques  oisons  de  la  coterie 
privilégiée,  c'était  une  marque  de  sincère  amitié,  car  alors  les 
personnes  des  deux  sociétés  étaient  séparées  encore  par  le 
préjugé  le  plus  encroûté  et  se  rencontraient  peu. 

Notre  chère  Antoinette  est  morte  jeune  encore;  son  mari 
l'entoura  dans  sa  dernière  maladie  des  soins  les  plus  tendres, 
les  plus  touchants.  «  11  m'aime  donc,  disait-elle  à  ma  belle-mère 
en  levant  ses  beaux  yeux  au  ciel  avant  de  mourir:  je  meurs 
consolée.  »  Elle  mourut  comme  une  sainte.  Je  la  vis  exposée 
sur  un  haut  catafalque,  dans  un  de  ses  magnifiques  salons, 
belle  comme  un  ange  encore  et  paraissant  endormie  dans  une 
douce  pensée. 


UNE   FÊTE   DE   LA   SAINT-LOUIS   A   BADEN 

27  août  1821. 

Nous  avons  reçu  une  invitation  imprimée,  cachetée  du  sceau 
royal,  pour  un  dîner  de  l'ambassadeur  de  France  à  Baden,  en 
l'honneur  de  la  Saint-Louis.  Nous  n'avons  pas  cru  devoir 
refuser;  je  devais  d'ailleurs  une  visite  à  Mme  Victor  de  Cara- 
man  qui  était  venue  me  voir,  ainsi  que  son  mari  et  l'ambassa- 


2U  SOUVENIRS 

deur,  à  Hietzing.  Nous  y  avons  été  avant-hier;  un  médecin  et 
sa  femme,  un  architecte,  le  marquis  de  Beaufortet  nous,  voilà 
les  seuls  convives  pour  cette  grande  solennité  et  cette  pom- 
peuse invitation.  Je  ne  pouvais  m'empècher  de  rire  en 
regardant  le  marquis,  car  il  s'était  attendu  à  un  grand  dîner 
diplomatique.  La  santé  du  roi  a  été  portée  bien  bas  et  assez 
maussadement.  L'ambassadeur  avait  une  humeur  qu'il  ne 
pouvait  dissimuler.  Mais  le  soir  il  y  eut  une  fête  à  peu  près 
publique,  au  casino;  elle  fut  plus  belle  et  plus  digne  qu'on 
n'avait  osé  l'espérer,  vu  l'étrange  réunion  de  très  bonne  et  de 
très  mauvaise  compagnie;  tous  les  fiacres  de  Vienne  sans 
exception  ont  amené  des  invités;  il  y  a  eu  six  cents  cartes  dis- 
tribuées, sans  compter  lés  personnes  qui  ont  cru  pouvoir  se 
dispenser  de  cette  petite  formalité.  Il  y  avait  profusion  de 
fleurs,  et  la  salle  très  bien  décorée.  Les  principaux  fonction- 
naires de  l'État,  les  chanceliers  de  Bohême  et  d'Italie,  le  ministre 
de  la  police,  plusieurs  autres  personnages  marquants,  ont  été 
oubliés  dans  cette  grande  quantité  de  bizarres  invitations. 


LOTERIES   ET   SOUPERS 

Octobre-décembre  1821. 

Les  loteries  sont  en  activité  chez  Mme  de  Rzewuska,  et  tou- 
jours demandées  par  le  prince  de  Salerne  qui  en  fait  à  peu 
près  tous  les  frais.  J'ai  porté  à  l'une  d'elles  une  jolie  cravache 
anglaise,  à  laquelle  était  attaché  un  bouquet  de  roses  artifi- 
cielles. Le  lot  a  eu  du  succès  ;  le  haut  du  fouet,  c'est-à-dire  la 
poignée,  pouvait  devenir  pipe  ou  flacon  en  touchant  un  res- 
sort. J'ai  gagné  deux  lots  du  prince  de  Salerne  :  un  berceau  en 
filigrane  d  argent  et  un  serre-papier  charmant  en  bronze  doré, 
nacré  de  perles,  représentant  un  amour  déguisé  en  pèlerin. 

Je  soupe  quelquefois  chez  la  comtesse  de  Palfy,  fille  du 
prince  de  Ligne.  Le  prince  de  Solms  est  un  des  convives  habi- 
tuels. C'est  un  homme  très  poli,  conteur  d'anecdotes,  de  ces 
anecdotes  apprises  par  cœur,  auxquelles  il  ne  manque  ni 
point  ni  virgule.  On  l'appelle  monseigneur;  je  m'étonne  de 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         215 

cette  humilité.  Plusieurs  princes  autrichiens  lui  donnent  ce 
titre  en  lui  parlant.  Le  prince  Dietrichstein  en  exprimait  sa 
surprise  à  Mme  Flore  de  Spiegel,  née  princesse  de  Ligne, 
c  Hélas  t  dit-eile,  cela  lui  fait  tant  de  plaisir  t  >  Elle  est  bien 
amusante,  cette  comtesse  Palfy  ;  quand  elle  s'ennuie,  elle  tré- 
pigne, elle  s'agite,  elle  gronde;  elle  dit  qu'on  la  trompe,  qu'elle 
voulait  s'amuser,  mais  qu'elle  s'ennuie;  là-dessus  elle  s'arrange 
comme  pour  dormir.  Elle  nous  a  donné  cette  comédie  hier . 
Les  convives  étaient  :  la  princesse  Jean  Liechtenstein,  parfaite- 
ment aimable  et  charmante  causeuse;  la  baronne  de  Spiegel»  si^ 
spirituelle;  la  princesse  de  Clary^^sa  sœur;  le  comte  Ferdinand 
de  Wâldstein,  délicat  conteur;  le  prince  de  Solmsetmoi.  Nous 
avons  eu  beau  protester,  elle  a  persisté  à  nous  trouver 
ennuyeux  et  partant  de  là  à  dormir  ou  à  faire  semblant  ;  elle 
nous  a  fait  rire  d'un  bon  rire. 

La  comtesse  de  Pergen,  âgée  de  quatre- vingt  quatre  ans,  est 
toujours  parfaitement  aimable.  Elle  a  dû  garder  le  lit  plusieurs 
jours  à  la  suite  d'une  petite  maladie  :  M.  de  Mercy  est  allé  la 
voir  et  lui  a  fait  une  infinité  de  compliments  et  dit  avec  esprit 
les  choses  les  plus  flatteuses.  Mme  de  Pergen^  très  plaisam- 
ment, a  pris  avec  gaieté  le  cordon  de  sa  sonnette  :  «  Des  dou- 
ceurs, des  flatteries,  et  nous  sommes  seuls  et  je  suis  au  lit; 
vous  me  forcerez.  Monsieur,  à  sonner  mes  femmes.  » 


MARIAGE  DU  PRINCE  DE  REUSS  ET  DE  GASPARINE  DE  ROHAN 


^  !•'  décembre  1824. 

Je  fus  jeudi  chez  la  princesse  Rasoumofl'sky  ;  il  y  vint  beau- 
coup de  monde;  le  salon  était  parfaitement  groupé;  les  plus 
jolies  personnes  formaient  un  cercle  sous  le  lustre  et  étaient 
éclairées  à  ravir;  les  autres  assez  bien  distribuées,  d'après  les 
générations.  J'étais  bien  placée,  entre  les  trente  et  quarante 
ans.  La  princesse  de  Rohan-Rochefort  et  sa  flUe,  la  jolie  prin- 
cesse Gaspariue,  y  vinrent;  cette  dernière  va  épouser  le  prince 
de  Reuss  XIX;  elle  en  est  enchantée;  la  principauté,  les  États, 
la  capitale,  la  constitution,  l'occupent  agréablement.  La  prin- 


i> 


2i6  SOUVENIRS 

cesse  de  Rohan  est  transportée  de  ce  mariage  et  croit  qu'il  est 
à  propos  de  prendre  de  temps  en  temps  des  airs  d'ancienne 
duchesse  de  Bretagne  ;  cela  impatiente  ou  fait  rire  selon  la 
circonstance.  Je  vis  ces  dames  il  y  a  trois  ans  en  Provence, 
chez  ma  grand'mère;  elles  y  vinrent,  un  après-dtner,  avec  le 
marquis  de  Bernis  et  Mme  de  Bernis  (1);  elles  allaient  de  là  à 
la  foire  de  Beaucaire.  On  voulait  dans  ce  temps-là  marier  la  prin- 
cesse Gasparine  en  Languedoc.  Mme  deZichy-Ferraris,  en  faisant 
des  yeux  languissants,  plaignait  le  charmant  prince  de  Reuss 
d'épouser  une  Française  si  éminemment  française  :  <  Conso- 
lez-vous, lui  dis-je,  il  y  a  une  constitution  dans  les  États  du 
prince  ;  la  princesse  régnante  ne  pourra  ni  enfreindre  ni  chan- 
ger les  lois  du  pays.  »  Je  vous  prie  de  croire  que  je  riais  en  lui  don- 
nant cette  consolation.  Mme  de  Zichy-Ferraris  exerce  réellement 
une  certaine  dictature  dans  les  salons;  on  agit  avec  elle  comme 
avec  les  petits  tyrans;  on  leur  obéit  en  s'en  moquant  un  peu. 


LE   S.\.LON   DE   LA   COMTESSE   R.    RZEWUSKA  (2) 

â5  décembre  1821. 

La  belle  nuit  de  Noël  chez  une  dévote  !  Vous  croyez  que  je 
viens  de  la  messe  de  minuit?...  Je  suis  rentrée  hier  à  minuit, 
on  dansait  encore  chez  la  comtesse  Rosalie  Rzewuska.  Le 
prince  de  Salerne  avait  demandé  une  loterie,  mais  pourquoi 
danser  la  nuit  de  Noël?  Danser  !  Pensez  bien  à  la  mine  que 
feraient  nos  respectables  grand'mères!  Je  regardais  la  com- 
tesse Rosalie  avec  étonnement  ;  elle  était  très  parée  et  parfai- 
tement belle;  je  suis  sûr  quelle  avait  jeûné  toute  la  journée! 
Le  prétexte  de  cette  petite  fête  était  le  jour  de  naissance  de 

(1)  Le  marquis  de  la  Fare  était  le  neveu  du  cardinal  de  Bemis  et  le  cou- 
sin du  marquis  de  Bemis,  marié  le  29  mars  1806  à  Armande-Louise,  prin- 
cesse de  Rohan-Rochefort.  (Éd.) 

(2)  La  comtesse  Rosalie  Rzewuska  est  fille  de  la  princesse  Lubomirska, 
guillotinée  à  Paris  pendant  la  Terreur  ;  elle  était  en  prison  avec  sa  mère  : 
elle  avait  quatre  ou  cinq  ans  et  se  souvient  d'avoir  vu  parUr  sa  mère, 
si  belle,  vôtuo  de  blanc  :  la  princesse  allait  à  l'échafaud.  La  pauvre  petite 
délaissée  fut  recueillie  par  la  femme  du  concierge,  chez  laquelle  elle  resta 
jusqu'à  ce  qu'elle  fût  réclamée  par  ses  parents. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  217 

Tempereur  Alexandre;  tous  les  Russes  avaient  dîné  chez 
M.  Golowkin;  ils  vinrent  dans  leur  brillant.  Je  n'aime  pas  les 
loteries;  les  vilaines  petites  passions  y  sont  en  jeu;  on  est 
humilié  de  ne  rien  gagner  et  honteux  de  gagner  un  lot  mes- 
quin. La  comtesse  Rzewuska  triche  ouvertement  pour  favori- 
ser ses  amis  et  les  grandes  puissances;  les  ambassadeurs  ne 
manquent  jamais  de  gagner  les  plus  gros  lots;  c'est  apparem- 
ment pour  ne  pas  en  perdre  l'habitude.  Le  ministre  de  Hol- 
lande, tout  essoufflé,  tout  anéanti,  avait  imaginé  d'apporter  des 
pots  de  confiture  de  gingembre  dans  un  petit  carton  rose.  Ce 
don  rare  et  précieux  échut  à  la  princesse  Marie  Esterhazy, 
ainsi  qu'un  gros  pigeon  pattu,  embaumé,  empaillé  et  à  res- 
sorts, que  M.  de  Lanskoronsky  avait  si  mal  soigné  qu'il  était 
sorti  de  sa  niche  avec  une  patte  cassée.  M.  de  Lanskoronsky 
eut  jadis  le  même  malheur  en  faisant  une  révérence  au  roi  de 
Danemark;  cet  à-propos  nous  a  fait  rire. 

Le  prince  de  Salerne  avait  apporté  une  infinité  de  lots  char- 
mants; j'en  ai  gagné  deux.  Au  moment  où  je  rentrais  chez 
moi,  l'antique  horloge  de  Saint-Étienne  sonnait  lentement  (1) 
et  majestueusement  minuit!  Le  son  semblait  venir  du  ciel; 
j'adorai  piofondément  et  presque  avec  un  sentiment  de  re- 
mords l'auguste  et  divin    Rédempteur;  j'étais  à  genoux  au 
milieu  de  mon  salon  ;  j'étais  parée,  enveloppée  encore  de  ma 
pelisse  et  de  mes  fourrures.  J'arrivais  d'un  salon  brillant, 
élégant,  animé.  Maintenant  anéantie,  seule,  je  croyais  entendre 
sonner  Theure  suprême  de  la  naissance  du  Sauveur.  Merci! 
oh  merci,  mon  Dieu  !  d'avoir  fait  descendre  sur  moi  un  doux 
et  salutaire  rayon  de  celte  céleste  lumière  qui  a  éclairé  la  nuit 
divine.  Anges  et  bergers,  chantez  pour  nous  :  «  Gloire  à  Dieu, 
paix  aux  honmies  de  bonne  volonté  sur  la  terre!  »  Hélas  !  nos 
faibles  voix  s'éteignent  dans  les  vanités  du  monde. 


(i)  J*ai  remarqué  qu'en  Allemagne  les  horloges  sonnent  plus  lentement 
qu'en  France  ;  nous  précipitons  tout. 


218  SOUVENIRS 

MA.SQUE8    :    LE   PRINCE   DB  MEGKLEMBOURG ,  LE  PRINCE  JEAN  DE  SAXE  , 
LA  PRINCESSE   SA  FEMME 

26  mars  1822. 

Ce  n'est  ni  le  carnaval  ni  le  carême  qui  m'ont  empêchée 
d'écrire,  mais  une  invincible  paresse  qui  me  paralyse  et  me 
fige.  Je  reviens  à  mes  pauvres  petites  feuilles  détachées  (1)! 
Quel  sera  leur  sort?  Si  j'avais  le  bonheur  d'avoir  une  fille, 
elles  tomberaient  sur  son  cœur. 

Les  arbustes  sont  déjà  verts,  les  violettes  fleurissent,  le  Prater 
prend  sa  première  nuance.  Il  y  a  eu  une  infinité  de  bals  cet  hiver; 
je  suis  allée  à  quatorze,  c'est  une  honte;  il  y  en  a  eu  cinquante. 
Je  me  suis  masquée  deux  fois  ;  la  première  en  page  nain  d'une 
princesse  géante,  chez  le  prince  Rasoumoflsky;  cette  folie  a 
réussi,  mais  beaucoup  moins  que  mon  masque  chez  la  comtesse 
Rzewuska.  J'étais  en  peintre  ;  mon  bonnet  et  ma  perruque  étaient 
surchargés  de  pinceaux;  une  énorme  palette  était  suspendue 
par  une  ficelle  à  ma  ceinture;  ma  redingote  burlesque  était  bar- 
bouillée de  couleurs  ;  je  travaillais  à  un  tableau  posé  sur  un 
chevalet  et  représentant  un  ancien  personnage.  La  figure  de 
ce  vieux  tableau  avait  été  découpée,  et  la  comtesse  de  Kollow- 
rath  y  avait  substitué  son  joli  visage;  beaucoup  de  rouge  et 
une  énorme  moustache  la  rendaient  méconnaissable.  Sa  Ma- 
jesté l'Impératrice,  au  dernier  bal  de  la  cour,  a  eu  la  bonté  de 
me  dire  que  le  récit  de  cette  mascarade  l'avait  extrêmement 
amusée.  J'en  ai  reçu  une  infinité  de  compliments.  Si  j'avais 
fait  une  pauvre  petite  bonne  action,  personne  n'en  aurait 
parlé.  Le  prince  de  Mecklembourg-Schwerin,  qui  doit  épouser 
la  princesse  Alexandrine,  fille  du  roi  de  Prusse,  avait  imaginé 
ou  l'on  avait  imaginé  pour  lui  un  singulier  masque  chez  le 
prince  Rasoumoflsky;  il  y  vint  en  poule,   accompagné  de 

(1)  Mais  condamnées  à  l'oubli  et  au  dédain,  indifférentes  même  A  ma 
famille,  elles  auront  le  sort  des  feuilles  mortes  d'une  saison  passée.  Peu 
importe  au  voyageur  qu'elles  aient  été  frappées  du  feu  du  ciel  ou  mouil- 
lées par  les  larmes  du  cœur,  peu  importe  qu'elles  aient  vu  la  verdeur  du 
printemps  ou  la  triste  teinte  de  l'automne.  Elles  sont  détachées  de  l'arbre» 
elles  sont  mortes. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  219 

douze  œufs  dans  leurs  coquetiers.  Un  des  œufs  se  trouva  mal; 
ce  fut  une  scène  tragi-burlesque.  Ce  prince  ressemble  un  peu 
au  page  d'un  petit  prince  d'empire;  il  danse  partout  et  tou- 
jours un  peu  moins  en  mesure  après  souper  qu'avant. 

Le  prince  de  Saxe,  qui  a  épousé  la  jeune  archiduchesse  fllle 
de  l'Empereur,  est  allé  chez  l'ambassadeur  de  France  et  à  plu- 
sieurs autres  bals.  Je  le  vis,  quinze  jours  après  la  mort  de  son 
frère  qu'il  regrette  beaucoup,  danser  en  désespéré,  le  regard 
morne,  la  figure  pâle.  On  dit  qu'on  lui  a  demandé  de  se  livrer 
à  cette  distraction.  Pauvre  prince  I  Sa  femme  n'est  pas  plus 
animée;  rien  de  plus  triste.  Elle  ressemble  à  une  pauvre  petite 
femme  parée  et  embaumée  pour  le  royal  caveau  sépulcral.  La 
princesse  de  Salerne,  qui  a  beaucoup  plus  de  moyens,  n'a  pas 
plus  de  couleurs  et  de  mouvements.  On  parlait  d'une  de  ces 
princesses;  quelqu'un  demanda  de  laquelle  il  s'agissait  :  c  De 
la  morte  »,  répondit  brusquement  le  comte  de  Fûrstenberg.  Ce 
même  comte  de  Fûrstenberg,  voyant  cet  hiver  entrer  la  jolie 
comtesse  de  Karoly  avec  sa  mère,  Mme  Dillon,  s'écria  plaisam- 
ment :  «  Ahl  voilà  encore  la  mer  à  boire  I  »  M.  Dillon  et  sa 
femme  ne  quittent  pas  un  instant  leur  charmante  fille;  ils  l'ont 
accompagnée  à  Vienne  après  son  mariage.  Cette  persistance 
prolonge  son  étrangeté  dans  la  société  et  dans  la  famille  de 
son  mari. 

Je  vis,  à  l'un  des  bals  de  l'ambassadeur  de  France,  une  jeune 
femme  penchée  sur  une  haute  chaise,  sans  danseur  parce  qu'on 
avait  oublié  de  lui  en  assurer,  presque  seule  et  abandonnée 
parce  que  la  belle-fille  de  M.  de  Caraman  avait  négligé  de  se 
faire  présenter  à  elle.  Le  souper  vint;  on  ne  lui  présenta  point 
de  table.  Mme  de  Caraman  allait  se  coucher;  on  lui  fit  remar- 
quer l'abandon  de  la  princesse.  Cette  petite  délaissée  est  fille 
de  l'Empereur  et  régnera  un  jour  sur  un  royaume.  Mme  Louisa 
alla  enfin  s'asseoir  auprès  d'elle;  la  princesse  ne  la  connaissait 
pas;  elle  ne  savait  que  lui  dire.  On  apporta  une  table  de  jeu 
sur  laquelle  on  lui  servit  à  souper;  elle  mourait  de  faim  et 
mangea  à  étonner  tout  le  monde. 


220  SOUVENIRS 


POISSONS  D   AVRIL 


Ce  13  avril  1822. 

Je  suis  bien  jeune  pour  mon  âge.  J'ai  donne  des  poissons 
d'avril  :  M.  de  Pont  a  quitté  son  bureau,  ses  graves  occupa^ 
tions  pour  aller  en  toute  hâte  signer  le  testament  d'une  malade 
qui  se  portait  à  merveille  (i)  ;  il  est  arrivé  muni  de  son  cachet 
et  même  d'une  bonne  plume  neuve.  Plusieurs  personnes  se 
sont  réunies  chez  la  comtesse  Rzewuskaet  ont  apporté  de  jolis 
petits  lots  pour  une  loterie  dont  on  n'a  point  entendu  parler. 
Mais  de  tous  mes  poissons  d'avril,  le  meilleur  fut  celui  que  je 
donnai  il  y  a  quelques  années  au  comte  Charles  deBombelles. 
Je  lui  envoyai  à  la  caserne  un  énorme  rôle  de  comédie  à 
apprendre;  j'avais  emprunté  un  laquais  et  une  livrée  étran- 
gère. Le  comte  Charles  passa  la  nuit  à  se  promener  dans  sa 
chambre,  récitant  à  haute  voix  son  rôle;  ses  voisins  le  crurent 
fou  ;  il  déclamait  son  rôle  avec  animation  et  des  inflexions  de 
voix  variées.  Le  lendemain  il  se  rendit  chez  Mme  de  Zichy- 
Ferraris  où  devait  avoir  lieu  la  prétendue  première  répétition. 
La  comtesse  ne  recevait  pas  ;  il  força  sa  porte,  arriva  jusqu'à 
son  cabinet  avec  son  cahier  sous  le  bras  ;  elle  crut  qu'il  per- 
dait l'esprit;  il  l'aborda  en  lui  disant  fièrement  :  «  Madame  la 
comtesse,  me  voilà  I  »  Il  voulait  débiter  son  rôle  afin  de  lui 
prouver  le  prodigieux  effort  de  mémoire  qu'il  avait  fait  pour 
lui  obéir,  et  ce  rôle  était  un  rôle  d'amoureux  I  Cette  scène  fut 
une  véritable  comédie.  Il  avait  peu  de  mémoire  et  cependant 
avait  appris  le  rôle  dans  une  nuit. 

Je  fus  avant-hier  à  un  bal  de  bienfaisance  où  je  m'ennuyai  à 
mourir.  Le  prince  de  Salerne  est  à  toutes  ces  réunions;  il 
paraît  s'y  amuser  beaucoup.  11  faut  avoir  un  grand  fonds  de 
bonheur  pour  ne  pas  s'ennuyer  quelquefois.  Les  enfants  ont 
plus  d'esprit  que  nous;  ils  changent  de  joujoux.  Le  prince  de 

(1)  Maria  Boissier  avait  la  manie  des  testaaients;  elle  ea  était  à  son 
quatorzième  et  nous  Tavait  dit,  ainsi  que  son  embarras  de  trouver  des 
hommes  assez  complaisants  pour  y  apposer  leur  signature  si  souvent. 
Les  testaments  anglais  doivent  avoir  celte  sorte  do  confirmation. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  221 

Metternich  faisait  le  tour  de  la  salle  en  serrant  le  pouce  à  ses 
amies,  toutes  femmes  jeunes,  jolies  ou  élégantes.  Gela  me  rap- 
"pelie,  dans  le  conte  de  Mme  de  Coulanges,  ce  mot  d'une  jolie 
femme  de  province  au  grand  Gondé  :  t  Votre  Altesse  a  la 
bonté  d'être  trop  insolente.  * 


MADAIIB    VICTOR    DE    CARAMAN    ET    MADAME    DE   KAROLT,    NEE    DILLON 

17  avril  1822. 

Mme  de  Garaman  partit  lundi  ;  je  fus  lui  dire  adieu  dimanche . 
Elle  regrette  Vienne  et  retourne  cependant  à  Paris  avec  plai- 
sir, car  elle  est  bien  aise  d'échapper  à  la  vie  fatigante  et  diffi- 
cile qu'elle  était  obligée  de  mener  ici.  Son  beau-père  la  faisait 
pleurer  en  la  forçant  d'aller  au  bal  (1).  Je  l'ai  vue  souvent  ; 
nous  y  passions  la  soirée  presque  tous  les  samedis.  Elle  est 
aimable  à  sa  manière,  vive  et  nonchalante,  froide  et  passion- 
née comme  toutes  les  personnes  paresseuses  et  malades.  M.  de 
Garaman  l'accompagne  jusqu'à  Milan.  Sauf  son  exigence  pour 
les  fêtes  et  les  bals,  il  a  été  rempli  de  soins  et  d'attentions  pour 
elle.  Hélas!  cette  intéressante  jeune  femme  se  voit  dépérir  et 
mourir  :  bonne  mère,  excellente  épouse,  il  devait  lui  être  dou- 
loureux de  dépenser  ses  derniers  jours  en  frivoles  amuse- 
ments. Je  la  regrette  et  crains  de  ne  la  revoir  jamais. 

La  comtesse  Rzewuska  part  dans  huit  jours;  son  salon  était 
fort  brillant  ce  soir  ;  le  prince  de  Salerne  y  est  venu  ;  la  jolie 
Mme  de  Karoly,  née  Dillon,  et  une  infinité  d'autres;  on  ne  pou- 
vait se  retourner.  Mme  de  Karoly  serait  extrêmement  jolie  sans 
le  fixité  de  son  regard.  Le  prince  Rufîo,  à  cause  de  sa  pâleur 
et  de  ce  regard,  l'appelle  i  un  ange  mort  ».  Le  départ  de  la 
comtesse  Rzewuska  fera  un  vide  dans  la  société;  les  étran- 
gers ne  savent  où  se  poser;  ils  traversaient  tous  ce  salon  en 
passant  à  Vienne;  ils  y  étaient  reçus  avec  trop  peu  de  choix, 
et  sans  la  maîtresse  de  maison  qui  était  éminemment  distin- 
guée sous  tous  les  rapports  et  un  fonds  habituel  de  bonne 

(1)  Le  comte  de  Garaman,  ambassadeur  de  France  &  Vienne. 


222  SOUVENIRS 

compagnie,  on  aurait  pu  souvent  se  croire  dans  un  hôtel  garni 
et  presque  dans  un  café.  Je  regrette  une  maison  où  Ton  peut 
aller  quand  on  veut,  comme  Ton  veut,  où  l'on  rencontre  tous 
les  noms  qui  remplissent  les  gazettes,  où  Ton  voit  un  petit 
maître  de  Calcutta  à  côté  d'une  petite  maîtresse  de  Vienne, 
un  Anglais  tout  barbouillé  par  les  coups  de  lance  des  Arabes, 
un  amateur  passionné  de  momies,  un  ministre  favori  d'un 
grand  empereur,  une  jolie  coquette  revenant  de  Jérusalem  et 
autres  curiosités  semblables. 

La  comtesse  Rzewuska  m'a  fait  un  singulier  compliment: 
elle  m'a  dit  :  t  Vous  me  plaisez  plus  que  je  ne  vous  aime.  » 
Cela  m'a  fait  rire.  «  Car,  a-t-elle  ajouté,  je  ne  vous  connais  pas 
encore  assez  pour  avoir  de  l'amitié  pour  vous.  »  Elle  m'a  donné 
à  lire  un  roman  qu'elle  vient  de  composer.  11  est  joli;  cepen- 
dant on  voit  que  l'auteur  a  fait  de  vains  efforts  pour  exprimer 
une  grande  passion;  Théroïne  raisonne  lorsqu'elle  devrait  être 
exaltée;  le  cri  du  cœur  ne  se  fait  pas  entendre.  Le  roman  est 
intitulé  :  Hedwige,  reine  de  Pologne.  Le  sujet  est  intéressant  et 
historique. 


LES  MOMIES   DE   M.    BURCKHARDT 

Nous  sommes  allés  voir  les  momies  et  autres  objets  de  curio- 
sité que  M.  Burckhardt  vient  de  rapporter  de  l'Egypte  et  de 
ses  voyages  en  Orient.  «  Où  est  ma  petite  fille?  i  criait  le 
savant  en  remuant  tout  un  cabinet  rempli  de  momies,  et,  sai- 
sissant par  les  jambes  une  petite  créature  bien  noire,  bien 
desséchée,  il  la  présente  dune  manière  triomphante.  La  petite 
momie  pouvait  avoir  de  six  à  sept  ans  lorsqu'elle  mourut,  il  y 
a  deux  ou  trois  mille  ans  probablement;  ses  traits  et  même 
sa  physionomie  sont  très  reconnaissables.  Elle  a  une  touffe  de 
cheveux  très  bien  conservée  sur  le  sommet  de  la  tète.  M .  Burck- 
hardt, en  vrai  savant,  s'extasiait;  il  élevait  la  petite  créature, 
la  tournant  et  la  retournant  en  lair,  la  tenant  par  les  pieds  : 
t  Regardez,  Madame,  c'est  un  morceau  rare,  précieux,  admi- 
rable, unique;  je  l'appelle  ma  fille.  »  Les  nombreux  manus- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  223 

crits  coptes^  sur  papyrus,  excitaient  l'attention  de  M.  de  Ham- 
mer  (4);  il  croyait  découvrir  dans  le  nombre  des  figures  qui 
sont  représentées  sur  les  sarcophages  Tâge  et  autres  circons- 
tances de  la  vie  des  momies.  Pendant  que  j'écoutais  avec 
attention  ces  différentes  interprétations  et  suppositions,  la 
comtesse  Rosalie  me  tirait  par  la  manche.  Je  voulais  me 
fâcher,  elle  riait  comme  une  folle.  M.  de  Hammer  dissertait; 
M.  Burckhardt  discutait;  la  petite  Anglaise  (miss  Ëmmeline 
Fraser)  se  bouchait  le  nez;  Mme  Rzewuska,  revenue  enfin  à 
son  sérieux,  provoquait  par  des  questions  intéressantes  des 
réponses  instructives;  Mme  Degha,  dans  un  négligé  charmant, 
de  son  petit  ton  maniéré  et  doux,  parlait  de  la  Grèce,  de  Thé- 
mistocle,  d'Athènes,  de  Thèbes. . . ,  citait  les  opinions  de  M.  Fau- 
vel  comme  elle  aurait  parlé  de  l'Opéra. 

M.  de  Tatischeff,  héros  de  gazettes  et  négociations,  régnait 
cet  hiver  dans  le  salon  de  la  comtesse  Rzewuska;  il  a  beaucoup 
de  physionomie,  mais  une  figure  singulièrement  désagréable. 
Il  remplacera  probablement  M.  de  Golowkin  à  Vienne.  On 
soupçonne  peut-être  à  ce  dernier  une  teinte  de  libéralisme. 
Les  jeunes  gens  russes  attachés  à  la  légation  sont  bien  impru- 
dents et  inconséquents  dans  leurs  discours.  M.  de  Tatisch^fT 
est  l'oncle  de  la  spirituelle,  laide  et  coquette  comtesse 
Apraxin. 

Le  grand  chambellan  se  fâchait  ces  jours-ci  :  «  lly  a  presse 
pour  devenir  chambellan!  »  disait-il  devant  l'Empereur  (en 
sortant  d'une  cérémonie  d'église  où  il  s'en  était  trouvé  trop 
peu),  «  et,  lorsqu'il  s'agit  du  service,  personne  ne  se  pre-  j 
sente  ».  —  «  Laissez-les  tranquilles,  répondit  doucement  . 
l'Empereur,  si  je  n'étais  pas  forcé  de  m'y  trouver,  je  n'y  vien- 
drais probablement  pas  non  plus.  »  On  célébrait  ce  jour-là  des 
vigiles  pour  une  des  arrière-grand'mères  de  Sa  Majesté. 


(1)  M.  de  Hammer,  savant  orientaliste,  aujourd'hui  M.  de  Hammer- 
Purggtall. 


224  SOUVENIRS 


LE    DUC    ALBERT    DE    SAXB-TE9CHBN 

1822. 

Le  duc  Albert  de  Saxe-Teschen  (1)  mourut  cette  année,  au 
mois  de  février;  ce  deuil  n'a  gêné  personne;  il  était  de  mau- 
vais ton  d'aller  au  bal  en  noir;  on  a  dansé  chez  les  ministres^ 
même  avant  l'enterrement.  Seul  le  bal  masqué  de  l'ambassade 
de  France  a  manqué.  Le  duc  était  oncle  du  roi.  Chose  éton- 
nante 1  M.  de  Caraman  s'en  est  souvenu.  L'archiduc  Charles  a  fait 
un  héritage  immense;  outre  les  biens-fonds,  il  a  une  cassette 
remplie  de  perles,  de  diamants  et  de  pierres  précieuses.  Sa  joie 
et  son  empressement  ont  été  remarqués.  Le  palais  du  duc 
portera  incessamment  la  livrée  du  siècle  :  les  beaux  salons 
ornés  de  si  belles  peintures,  sculptures,  dorures,  vont  être 
détruits;  on  construira  à  leur  place  des  appartements  plus 
commodes  et  des  entresols.  Il  n'y  avait  rien  de  plus  beau,  de 
plus  noble  et  de  plus  rojaLà-Yienne  que  ce  palais.  On  blâme 
généralementjes  vues  'mesquines  et  bornées  des  personnes  de 
confiance  de  Tartîhiduc  qui  le  poussent  à  celte  destruction. 
Murât,  roi  de  Naples,  avait  logëTfiTns  ce  palais  pendant  l'oc- 
cupation de  Vienne  par  les  Français;  j'ai  vu  sa  chambre,  la 
même  qui  fut  destinée  à  l'archiduchesse  Christine,  femme  du 
duc  Albert,  et  que  la  mort  Tempêcha  d'habiter. 

Le  duc  Albert  était  fort  âgé,  et  si  raide,  qu'on  le  posait  sur 
son  cheval  comme  un  homme  de  bois  en  l'élevant  en  Tair.  Il 
aimait  encore  passionnément  la  chasse,  le  monde  et  les  grandes 
revues  militaires;  mais  comme  il  n'avait  plus  la  force  de  porter 
le  casque  et  la  cuirasse,  on  lui  avait  fait  une  armure  de  carton 
doré,  imitant  parfaitement  celle  de  son  uniforme.  Ce  pauvre 
et  riche  prince  avait  encore  des  maîtresses,  mais  il  était  si 
pieux  que  je  crois  qu'il  ne  les  considérait  que  comme  charge 


(1)  Albert  de  Saxe-Teschen,  fils  de  Frédéric-Auguste  III  de  Saxe  et  de 
Marie- Josèphe,  fille  de  l'empereur  Joseph  I,  né  le  11  juillet  1738,  mort  le 
10  février  182i;  il  épousa  le  8  avril  1766  Marie-Chriatine,  fille  favorite  de 
Marie-Thérèse  ;  il  gouverna  les  Pays-Bas  de  1780  à  1792,  et  c'est  lui  qui 
assiégea  Lille  et  qui  fut  battu  à  Jemappes.  {Éd.) 


DK  LA  BARONNE  DU  MONTET  225 

de  com\  11  était  parfaitement  bon,  et  faisait  d'immenses  cha- 
rités^ mais  il  n'était  pas  sensible.  On  était  fort  embarrassé 
pour  lui  annoncer  la  mort  de  la  princesse  Gunégonde,  sa 
sœur,  parce  qu'il  craignait  tout  ce  qui  lui  rappelait  l'idée  de 
la  mort.  Il  jouait  au  billard;  il  continua  en  disant  :  <  Je  lui 
avais  toujours  prédit  qu'elle  mourrait  d'une  indigestion,  je 
suis  sûr  qu'elle  aura  mangé  trop  de  pâté  t  >  On  dit  que  le  duc 
Albert  avait  l'habitude  d'écrire,  depuis  sa  jeunesse,  tout  ce 
qu'il  avait  vu  et  entendu  pendant  la  journée  dans  les  moindres 
circonstances  et  les  moindres  détails;  le  rang  qu'il  a  tenu 
dans  le  monde,  les  orages,  les  guerres,  les  événements  qu'il 
a  traversés,  rendront  un  jour  l'analyse  de  ces  journaux  fort 
intéressante.  Les  sentinelles  qui  gardent  le  palais  du  prince 
prétendent  avoir  vu  son  spectre  errer  et  se  promener  dans 
les  vastes  salles  :  j'aime  que  les  vieilles  habitudes  ne  se  perdent 
pas,  c'est  une  étiquette  de  l'autre  monde  pour  les  morts 
illustres. 


LA    BAGUE    DANS    LB    CERCUEIL 

Voici  une  histoire  extraordinaire  et  très  véritable  ;  elle  m'a 
été  racontée  par  la  comtesse  de  Traultmansdorff,  fille  du  grand 
mattre  de  l'Empereur.  Je  ne  sais  comment  il  se  fit  qu'une 
copie  du  testament  de  la  dernière  Impératrice  se  trouva  dans 
les  papiers  d'un  homme  en  place  qui  est  mort  il  y  a  peu  de 
temps.  Cet  acte  fut  remis  à  l'Empereur,  qui  le  lut  avec  atten- 
tion pour  s'assurer  si  toutes  les  volontés  de  la  princesse 
avaient  été  exécutées.  Il  n'y  eut  qu'un  seul  article  douteux  : 
l'impératrice  demandait  à  être  enterrée  avec  un  petit  anneau 
d  or  que  la  princesse  Esterhazy  lui  avait  donné,  et  auquel  elle 
tenait  beaucoup.  L'Empereur  fit  faire  des  perquisitions  :  l'an- 
neau était  si  bien  désigné  dans  le  testament,  qu'on  pouvait 
parfaitement  le  réclamer.  On  vint  de  la  part  de  Sa  Majesté  le 
demander  à  Mme  O'Donnell,  dame  d'atours  de  la  feue  Impéra< 
trice.  La  comtesse  dit  Tavoir  reçu  d'une  des  femmes  de  l'Im- 
pératrice, qui  le  lui  avait  ôté  après  sa  mort,  et  l'avoir  cédé  à 

15 


c 


226  SOUVENIRS 

la  princesse  Ësterhazy  après  d'instantes  supplications.  On  fut 
aussitôt  chez  elle  pour  le  réclamer  au  nom  de  l'emperetir.  La 
princesse  fut  effrayée  et  saisie  de  cette  réclamation,  et  remit  la 
bague  avec  émotion.  L'Empereur  ordonna  alors  au  grand-maî- 
tre de  se  rendre  au  caveau  des  Capucins,  accompagné  de  tous 
les  religieux,  portant  une  torche  à  la  main,  de  faire  ouvrir  le 
cercueil  de  cuivre  de  llmpératrice  par  des  ouvriers,  et  de 
remettre  au  doigt  de  la  princesse  l'anneau  dont  elle  avait 
désiré  n'être  jamais  séparée.  Cette  cérémonie  fut  d'une  tris- 
tesse et  d'un  lugubre  inimaginables.  Représentez-vous  la 
lueur  sombre  que  jetaient  les  torches  sous  cette  voûte  si  basse 
et  si  obscure,  le  chant  sinistre  des  religieux  qui  assistaient 
avec  une  répugnance  marquée  à  ce  qu'ils  appelaient  la  viola- 
tion d'une  tombe  impériale  (jamais  cercueil  de  prince  n'ayant 
été  ouvert,  depuis  des  siècles  qu'ils  sont  confiés  à  leur  garde)  ; 
enfin  l'anxiété  du  prince  de  Trauttmansdorff  lui-même,  chargé 
de  remettre  au  doigt  de  l'Impératrice  l'anneau  qui  y  fut  jadis. 
Les  coups  de  marteau  des  ouvriers,  les  réchauds  ardents  dont 
ils  étaient  obligés  de  se  servir  pour  ôter  la  soudure,  tout  cela 
présentait  un  tableau  bizarre  et  effrayant.  Les  trois  difi'érents 
cercueils  furent  ouverts;  les  traits  de  la  princesse  défunte 
n'étaient  point  changés;  ils  étaient  parfaitement  reconnais- 
sablés,  mais  son  visage  était  entièrement  noir;  le  bonnet  de 
dentelles  qu'elle  avait  sur  la  tête  n'était  point  gâté,  mais  le 
corps  ayant  été  embaumé  en  Italie,  entouré  de  bandelettes 
très  serrées,  à  cause  du  voyage,  il  fut  impossible  de  dégager 
les  bras  et  les  mains.  Le  prince  de  TrauttmansdorfT  glissa  l'an- 
neau dans  le  cercueil  à  côté  du  corps.  L'odeur  des  aromates 
était  si  forte,  et  se  répandit  si  vite  dans  le  caveau,  que  les  per- 
sonnes présentes  demandèrent  qu'on  hâtât  la  fermeture  du 
cercueil. 

La  princesse  Ësterhazy  a  raconté  que,  faisant  un  jour  la  lec- 
ture à  l'Impératrice,  elle  s'aperçut  que  la  souveraine  s'attachait 
avec  plaisir  à  une  pensée  exprimée  par  l'auteur;  elle  demanda 
la  permission  de  faire  graver  cette  maxime  sur  un  anneau  et 
de  rofl*rir  à  son  auditrice,  qui  accepta  avec  sensibilité;  c'est  la 
bague  dont  il  s'agit.  11  n'y  a  que  très  peu  d'années  que  cette 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         227 

aimable,  belle  et  jeune  Impératrice  recevait  à  Vienne,  à  l'épo- 
que du  congrès,  les  hommages  des  rois  de  l'Europe;  elle  était 
brillante  alors!...  Entendez- vous  maintenant  retentir  les  coups 
de  marteau  des  ouvriers,  qui  ouvrent  avec  crainte  et  horreur 
son  cercueil?  Qu'est-ce  que  la  vie?... 


LE    PRINCE    TPSILANTI 

Juillet  1822. 

Le  lieutenant-colonel  de  Hauer  (4),  qui  a  vu  le  prince  Ypsi- 
lanti  Tannée  dernière  dans  la  forteresse  de  Munkacz  en  Hon- 
grie, nous  l'a  dépeint  comme  un  enthousiaste,  exalté  sans 
génie,  courageux  sans  énergie,  faible  devant  le  moindre 
revers.  Le  prince  Ypsilanti  a  une  figure  charmante,  une  bril- 
lante valeur;  tout  cela  peut  faire  un  héros  de  roman  ;  mais  il 
faut  des  qualités  plus  rares  pour  affranchir  la  Grèce  du  joug 
auquel  elle  est  assujettie  depuis  tant  de  siècles.  Les  Polonais 
sont  transportés  de  cette  levée  de  boucliers,  les  femmes  en 
perdent  la  tète;  cependant,  le  roi  de  Macédoine  ne  rétablira 
pas  le  roi  de  Pologne,  et  la  couronne  flétrie  des  rois  sarmates 
ne  sortira  pas  triomphante  des  ruines  de  Stamboul  t 


DIVORCES    POLONAIS 


Juillet  1822. 


Je  fus  il  y  a  quelques  jours  chez  Mme  Borkowska.  On  par- 
lait des  divorces  polonais.  Elle  les  trouvait  tout  simples  et  en 
riait.  Gela  m'irrita  :  t  Gomment,  lui  dis-je,  peut-on  regretter 
ou  désirer  un  roi  dans  un  pays  où  l'on  méconnaît  la  pre- 
mière de  toutes  les  hiérarchies,  chez  un  peuple  où  les 
familles  sont  sans  chef,  les  enfants  sans  père,  et  les  époux 
sans  liens?  >  Elle  riait  plus  fort,  et  finit  par  m'assurer  que 


(1)  Depuis  général,  mort  en  1847,  cornniandaot  militaire  de  Moravie  ; 
homme  aussi  distingué  par  ses  moyens  que  par  la  bonté  de  son  cœur* 


228  SOUVENIRS 

lorsque  les  Polonais  embrassèrent  le  christianisme,  le  pape 
leur  avait  accordé  ce  singulier  privilège,  à  cause  de  leur 
ignorance  et  de  leur  barbarie.  Elle  prétend  que  cette  bulle 
existe. 


SCANDALES 

8  juiJlet  iStt. 

Vous  représentez-vous  la  foudroyante  colère  du  prince  de 
Kaunitz^  du  grand  ministre  de  la  grande  Marie-Thérèse,  qui 
tenait  le  sceptre  de  sa  souveraine  si  impérieusement  levé? 
Vous  représentez-vous,  dis-je,  cet  homme  si  orgueilleux,  si  fier, 
si  irritable,  voyant  l'héritier  de  son  nom  conduit  à  Vienne  dans 
la  prison  des  criminels  ?  Cet  événement  fait  une  grande  sensa- 
tion; la  noblesse  est  blessée  et  indignée;  le  peuple  est  étonné 
de  la  perversité  des  grands,  et  exagère  dans  ses  récits  popu- 
laires les  monstrueux  détails  des  vices  du  prince;  la  seconde 
classe,  toujours  jalouse  de  la  première,  toujours  envieuse  et 
révolutionnaire,  se  réjouit  de  Thumiliation  d'un  des  chefs  de 
la  haute  noblesse.  Le  prince  de  Kaunitz  a  beaucoup  d'esprit; 
mais  sa  moralité  a  toujours  éléTort  suspecte.  Il  fut  arrêté  en 
1809  et  conduit  à  la  forteresse  d'Olmûtz;  accusé  alors  d'avoir 
trahi  l'État,  il  fut  ensuite  décoré  des  grands  ordres  et  envoyé 
ambassadeur  à  Rome  où  il  devint  fou  par  suite  de  sa  conduite 
licencieuse.  Voici  quelques-unes  de  ses  réponses  aux  magis- 
trats chargés  de  l'interroger  :  «  Vous  m'accusez  de  séduire  et 
de  corrompre  des  jeunes  filles  innocentes  chez  moi.  Je  vous 
prouverai  que    c'est  moi   qui    suis  séduit;   mon  hôtel  est 
assailli  de  mères  corruptrices  qui  m'amènent  leurs  filles  (1). 
Pourquoi  la  police  ne  met-elle  pas  un  frein  à  cette  séduc- 
tion? Non   seulement  j'en  suis  la  victime;   mais  tous  les 
grands    seigneurs   de    Vieune   éprouvent   la    même    vexa- 
tion, etc.,   etc.  »  C'est  par  de  pareils  raisonnements  qu'il 

(1)  Les  escaliers  du  palais  Kaunitz  étaient  effectivement  échelonnés 
par  d'indignes  mères  qui  cherchaient  à  fixer  les  yeux  et  le  choix  du  prince 
sur  leurs  filles. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         229 

abasourdit  et  étourdit  ses  juges,  qui  n'ont  assurément  pas 
autant  d'esprit  que  lui.  II  résulte  de  cette  déplorable  affaire 
que  le  prince  de  Kaunitz^  justement  flétri  par  l'opinion,  sera 
cependant  acquitté  par  la  loi.  Le  peuple,  qui  n'entend  rien  au 
code,  croira  qu'on  a  fait  grâce  à  un  grand  coupable  à  cause 
de  son  rang  ;  il  criera  à  l'injustice,  et  la  baute  noblesse  criera 
au  scandale  inutile  et  à  ses  droits  violés,  tandis  que  la  seconde 
noblesse  répétera  son  éternel  refrain  de  féodalité  et  de  privi- 
Jè^es  I  Ils  étaient  si  heureux  de  voir  un  nom  illustre  flétri^  un 
homme  du  plus  haut  rang  dégradé,  conduit  au  carcan;  un 
cousin  du  prince  de  Metternich,  un  beau-frère  du  grand  cham- 
bellan, un  prince  d'empire!  Quelle  bonne  affaire! 

Les  hommes  de  la  haute  société  sont  en  général  ici  bien 
corrompus  et  bien  impudemment  licencieux.  On  cite  les  pre- 
miers fonctionnaires  de  l'État  pour  leurs  mœurs  scanda- 
leuses. Il  n'est  presque  que  le  vieux  comte  de  Harrach  (de 
Brûck)  que  l'on  puis$e  tenir  pour  un  modèle  constant  de 
mœurs  pures  et  sévèr^s^  et  de  conduite  exemplaire.  Mais  les 
riches  modernes^  les  nouveaux  anoblis^  les  banquiers,  les 
juifs  titrés  sont  également  Ubertins,  et  d'une  effronterie  arro- 
gante dans  leur  inconduite;  les  petits  employés  de  l'État,  sans 
pudeur  et  sans  délicatesse,  ainsi  que  quelques-unes  de  leurs 
femmes  et  de  leurs  filles.  Où  sont  donc  les  bonnes  mœurs  ? 
Dans  quelle  classe  faut-il  les  chercher?  C'est  dans  la  famille 
impériale  ;  à  très  peu  d'exceptions  près  (I),  dans  les  femmes 
de  la  première  noblesse^  exemplaires  en  général  malgré  la 
conduite  publique,  et  à  elles  bien  connue,  de  leurs  maris  ;  mais 
on  peut  leur  reprocher  à  cet  égard  une  coupable  indifférence. 
La  princesse  de  Lichnowski,  si  noble  et  si  distingviée,  élève 
ouvertement  et  conduit  dans  le  monde  une  fille  naturelle  de 
son  mari;  elle  l'aime  à  la  folie!  Mme  la  comtesse  de  Palfy 
achète  les  jolis  présents,  les  élégantes  nouveautés  que  le  sien 
donne  à  sa  mattresse;  une  autre  brode  un  écran  pour  l'amie! 
n  y  aurait  mille  exemples  de  cette  condescendance. 


(1)  Parmi  les  hommes  de  haut  rang  de  mœurs  irréprochables  il  faut 
mettre  en  première  ligne  le  comte  Ernest  de  Hoyos. 


230  SOUVENIRS 


LA    PRINCESSE    MARIE    ESTERHAZY^ 
NEE  l'RINCBSSB    LIECHTENSTEIN 

22  août  1822. 

^       ,      Nous  avons  dtné,  il  y  a  quelques  jours,  chez  la  princesse 
*'"*/?  .  î  v^  -*    Marie  Esterhazy  dans  sa  belle  villa  à  Hûteldorf,  avec  nos  bonnes 
^  î*"  \ ,    '"'el  aimables  amies,  les  comtesses  de  Ugarte.  Le  jardin  est  char- 
;  ^  4  ^  yçmant;  mais  la  prii^cesse  était  en  colère  contre  son  jardinier  et 
'    Y  i    *       voulait  le  renvoyer  parce  que  les  arbres  et  les  arbustes  per- 
^  '^  .-Paient  leurs  feuilles.  On  a  eu  beaucoup  de  peine  à  lui  per- 

'  '  "  ^^  "^  "  ,     suader  que  l'extrême  chaleur  en  était  la  seule  cause;  peut-être 
n'y  serait-on  pas  parvenu  si  par  une  heureuse  inspiration 
,   ''  M.  Moreau,  architecte  français^  ne  lui  avait  assuré  que  le  jar- 
'  '  din  du  prince  de  Metternîch  n'était  pas  mieux  traité.  Ce  fut  un 

argument  sans  réplique. 
^  La  princesse  Esterhazy  s'est  mariée  à  quinze  ou  seize  ans; 

elle  n'a  vieilli  que  de  visage.  La  grande  maternité  n'est  pour 
elle  qu'un  accident;  sa  conversation  habituelle  roule  sur  l'amour 
j  sous  toutes  les  formes  possibles  :  heureux,  malheureux,  tour- 
menté, tourmentant,  passé,' présent,  se  montrant  ou  fuyant. 
«  Qu'on  me  pince,  qu'on  m'égratigne,  disait-elle  un  jour, 
pourvu  qu'on  m'aime.  »  La  princesse  a  cinquante-six  ans.  Ses 
albums  sont  remplis  de  jolis  petits  amours  jouant  sur  des  roses, 
ou  pleurant  sur  des  tombeaux  charmants;  enûn  des  amours,  et 
toujours  des  amours.  Elle  a  dû  être  bien  jolie,  avec  cette  blan- 
cheur délicate,  et  cette  grande  distinction  qui  caractérise  tous 
les  Liechtenstein. 


ESPIÈGLERIE    DU    DUC    DE    REICHSTADT 

Le  jeune  duc  de  Reichstadt  se  promenait  ces  jours-ci  à 
Hietzing  avec  les  archiducs  ses  oncles,  et  le  prince  Antoine 
de  Saxe,  qui  est  le  meilleur  des  hommes,  mais  qui  passe  pour 
avoir  peu  d'esprit.  La  conversation  des  princes  roulait  sur  les 
grands  hommes  et  chacun  nommait  celui  qui  lui  paraissait  le 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         231 

plus  digne  de  ce  nom.  Le  petit  Napoléon  qui  marchait  der- 
rière le  prince  Antoine  lui  traça  sur  le  dos  un  grand  zéro  avec 
de  la  craie.  Les  archiducs  qui  s'aperçurent  de  cette  malice 
eurent  beaucoup  de  peine  à  ne  pas  rire.  Dénoncé  à  l'Empe- 
reur, il  fut  mis  aux  arrêts  pour  trois  jours  ;  mais  l'Empereur 
s'amusa  beaucoup  de  ce  jugement  de  son  petit-fils.  Le  jeune 
duc  est  cadet;  il  a  fait  sentinelle  à  la  porte  de  l'Empereur,  et 
c'a  été  une  grande  joie  pour  lui  de  revêtir  son  uniforme  et  de 
présenter  les  armes  à  qui  de  droit.  L'Empereur  le  traite  avec 
une  tendresse  et  une  bonté  vraiment  paternelles. 

On  attend  l'empereur  de  Russie  le  7  du  mois  prochain.  La 
mort  du  marquis  de  Londonderry,  qui  devait  aussi  arriver 
pour  le  congrès,  a  produit  la  plus  vive  sensation.  On  fait 
venir  plusieurs  régiments  pour  les  parades,  revues  et  manœu- 
vres militaires  qui  auront  lieu  pendant  le  séjour  de  l'empereur 
Alexandre. 

Lord  Stewart  a  appris  à  Munich  (en  route  pour  venir  ici)  la 
mort  tragique  de  son  frère  (1);  il  en  est  au  désespoir;  et, 
comme  il  faut  qu'il  y  ait  un  peu  de  folie  dans  toutes  ses  actions, 
il  a  assuré  que,  sans  sa  femme,  il  aurait  terminé  son  existence, 
comme  le  marquis  de  Londonderry,  en  apprenant  ce  funeste 
événement. 


VICISSITUDES 

Hadersdorf,  1822. 

Je  me  plais  quelquefois  dans  mes  promenades  à  songer 
à  ce  qu'étaient  quelques  personnes  autrefois.  Je  prends  un 
terme  très  rapproché  :  Napoléon  en  1810,  Napoléon  en  4821  : 
mariage  avec  une  archiduchesse;  tombeau  à  Sainte-Hélène. — 
Louis  XVIII  à  Hartwell,  consacrant  aux  lettres  les  loisirs  de 
son  exil;  Louis  XVIII  sur  son  trône  volcanique!  Les  destinées 
des  particuliers  sont  assez  frappantes  aussi.  —  L'excellent 
M.  de  Béthisy,  aujourd'hui  gouverneur  des  Tuileries  (2),  dan- 
Ci)  Suicide  de  lord  Castlereagh  {Éd.) 
(2)  Créé  pair  de  France  en  1823. 


Î32  SOUVENIRS 

sait  il  y  a  quelques  années  la  gavotte  chez  M.  Otlo,  ambassa- 
deur de  Napoléon  I  —  M.  de  Groy,  sautant  les  haies  avec  un 
jeune  officier  (le  baron  Joseph  du  Montet,  avec  lequel  il  était 
très  lié),  dans  ses  excursions  champêtres  près  de  Vienne,  et 
M.  de  Croy,  grand  aumônier  de  France  (3).  —  Mme  la  vicomtesse 
d'Agoult,  jadis  Mlle  de  Choisy,  me  débarbouillant  avec  du 
lait,  me  coupant  les  cheveux  en  petit  abbé  pour  plaire  à  mon 
oncle,  qui  avait  fait  de  sa  famille  la  sienne  et  qui  lui  a 
dû  toute  la  considération  dont  elle  a  joui  à  Vienne,  et  Mlle  de 
Choisy,  vicomtesse  d'Agoult,  dame  d'atours  de  Mme  la  duchesse 
d'Angoulôme  en  1814.  —  Le  maréchal  prince  de   Schwar- 
zenberg  victorieux  à  la  bataille  de  Leipzig;  le  même  maréchal 
mourant  à  Leipzig,  pour  avoir  pris  des  pilules  d'un  char- 
latan. —  M.  Capodistrias,  pauvre  médeci»  grec,  assis  souvent 
et  solitairement  dans  le  café  Kramer  à  Vienne,  sur  un  bjinc; 
M.  le  comte  Capodistrias,  ministre  d'un  grand  empereur.  — 
.M.  de  Blacas,  sous-lieutenant  au  service  de  TAutriche,  triste 
habitué  de  ce  môme  café,  rêvant  peut-être  aux  dettes  qu'il  avait 
laissées  en  France  :  aujourd'hui  millionnaire  et  ministre  favori 
et  tout  puissant.  —  Mme  Poutet,  née  Crenneville,  la  triste  et 
pauvre  orpheline  de  Metz,  femme  d'un  officier  autrichien  sans 
fortune,  le  suivant  sur  un  chariot  de  bagages  à  la  dernière 
guerre  contre  les  Turcs  ;  puis,  Mme  Poutet,  femme  du  fier  et 
altier  ministre  comte  de  Colloredo  et  aujourd'hui  princesse  de 
Lorraine.  On  a  dit  depuis  longtemps  que  la  fortune  était 
aveugle;  ne  pourrait-on  pas  dire  aussi  qu'elle  est  ironique  et 
moqueuse?  Pour  réconcilier  les  malheureux  réels  ou  imagi- 
naires avec  leur  sort  et  corriger  les  envieux,  il  faut  les  engager 
à  regarder  un  instant  les  malheureux  et  les  heureux  d'hier; 
il  faut  si  peu  de  chose,  si  peu  de  temps  pour  arrêter  ou  faire 
rétrograder  la  roue  des  destinées  humaines  t  Je  me  sens  tou- 
jours un  mouvement  de  pitié  et  de  terreur  pour  ceux  qui 
montent.  L'élan  impétueux  de  l'ambitieux  le  précipite  souvent 
dans  les  profondeurs  de  Tabîme;  celui  qui  marche  timidement, 
sournoisement  même,  atteint  le  plus  souvent,  et  Ton  ne  sait 

(3)  Cardinal,  prince-archevêque  de  Rouen,  pair  de  France  en  1822. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         233 

en  vérité  pourquoi  ni  comment,  les  hauteurs  de  la  fortune.  Il 
est  aussi  difficile  d'être  sagement  heureux  que  dignement 
malheureux,  et  Ton  se  révolte  avec  cela  contre  la  médiocrité. 


L  EMPEREUR    ALEX.\NDRE    ET    MATHIEU    DE    MONTMORENCY 

Hadersdorf,  septembrel822. 

Nous  fûmes  hier  au  bal  de  Tarabassadeur  de  France.  L'em- 
pereur de  Russie  y  vint  à  9  heures  1/2.  La  fête  a  été  très 
brillante;  presque  tous  les  diplomates  de  l'Europe  y  étaient, 
ainsi  qu'une  multitude  de  petits  prétendants  aux  grandes 
affaires  du  monde.  L'entrée  de  l'empereur  Alexandre  dans  le 
grand  salon  fut  remplie  de  grâce;  il  se  fit  un  profond  silence 
quand  il  parut;  la  foule  se  rangea  immobile.  L'Empereur  seul 
avait  du  mouvements  et  la  manière  de  saluer  la  plus  noble  et 

^la  plus  majestueuse  que  j'aie  vue  de  ma  vie.  M.  le  vicomte  de 
Montmorency  (1)  n'avait  pas  dans  cette  réunion  toute  l'aisance 
que  Ton  aurait  pu  lui  supposer  ;  il  paraissait  préoccupé  de  la 
crainte  de  manquer  à  quelque  étiquette  ou  cérémonie  :  c'est 
un  genre  d'inquiétude  que  n'a  jamais  M.  de  Caraman.  Quel- 
ques Russes  faisaient  une  mine  assez  sombre.  11  est  facile  de 
remarquer  sur  le  front  de  l'Empereur  l'empreinte  de  soucis 
profonds  ^  le  sourire  est  presque  devenu  étranger  a  sa  physio- 
nomie-; la  bouche  sourit,  mais  les  yeux  restent  graves  et 
sévères.  Le  duc  de  Cumberland  était  à  ce  bal  :  sa  figure  et  sa 
tournure  sont  fort  nobles  ;  mais  il  est  fâcheux  pour  lui  de 
porter  sur  son  visage  les  traces  d'une  bataille  avec  un  assassin 

_  et  un  valet  de  chambre;  les  cicatrices  sont  très  profondes  et 
très  visibles.  M.  de  Montmorency  plaît  beaucoup  à  l'empereur 
Alexandre  et  à  la  famille  impériale;  il  a  également  très  bien 
réussi  auprès  de  M.  de  Metternich.  Il  pouvait  être  un  peu 
préoccupé,  à  ce  bal,  de  la  multitude  de  connaissances  qu'il 
avait  à  y  faire,  n'étant  que  depuis  si  peu  de  temps  dans  la  car- 
rière des  affaires  étrangères  ;  les  autres  ministres  se  connais- 

(1)  Mathieu  de  Montmorency  {Éd.), 


234  SOUVENIRS 

sent  tous,  s'étant  vus  plusieurs  fois,  d'abord  aux  congrès  de 
Vienne  et  d'Aix-la-Chapelle,  puis  à  tous  ceux  qui  ont  suivi, 
Troppau,  Laybach,  etc.  Mais  ce  grand  nom  de  Montmorency 
en  impose,  ainsi  que  le  brevet  d'esprit  que  Mme  de  Staël  a 
donné  dans  ses  ouvrages  à  M.  Mathieu  de  Montmorency.  Dès 
le  lendemain  de  son  arrivée  à  Vienne  il  a  fait  ses  dévotions 
et  s'est  fort  occupé  du  choix  d'un  confesseur.  Peut-être  aurait- 
on  tourné  cette  action  en  ridicule  si  elle  avait  été  connue  plus 
généralement,  et  si  l'empereur  Alexandre  n'avait  pas,  le  même 
jour,  demandé  que  l'on  célébrât  l'office  avec  pompe  dans  la 
chapelle  russe,  où  il  voulait  se  rendre  avant  de  commencer 
aucune  autre  affaire. 

Les  dames  russes  qui  sont  ici  ont  fort  désiré  de  voir  et 
d'entendre  Alexandre,  prince  de  Hohenlohe  (4).  Ses  miracles 
font  cependant  moins  de  sensation  à  Vienne. 

M.  de  Montmorency  s'est  chargé  d'une  lettre  de  mon  oncle 
l'archevêque  de  Sens  pour  M.  du  Montet;  ce  qui  lui  a  donné 
l'occasion  de  le  voir  souvent. 


LA    COMTESSE    DE   MSRVELDT,    NEE    DIETRIGHSTEIN 

Hadersdorf»  1822. 

Mme  de  Merveldt  (née  comtesse  Dietrichstein,  sœur  du 
prince)  réunissait  tout  :  beauté,  physionomie,  tournure,  type  de 
la  plus  haute  distinction;  charmante  et  pourtant  imposante  (2). 

EUe  avait  de  l'esprit,  un  esprit  fin  et  doux,  pénétrant  même, 
auquel  sa  grande  franchise  donnait  un  charme  tout  particu- 
lier; l'expression  toujours  noble  et  juste,  unie  à  une  grande 
simplicité  de  langage;  une  grande  connaissance  du  monde; 
une  conversation  instructive,  intéressante,  toujours  aimable; 
un  naturel  et  une  grâce  incontestables. 


(1)  Léopold- Alexandre,  prince  de  Hohenlohe- Waldenbourg-Schillings- 
fOrst,  né  le  17  août  1704,  à  Kupferzell,  mort  le  13  novembre  1849  à 
VOslau,  prétendait  faire  des  miracles  ou  du  moins  des  cures  merveil- 
leuses; il  était  prêtre  et  devint  ùvéque  en  1844.  {Éd.) 

(2)  Elle  est  morte  à  Vienne  le  16  septembre  1821. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         235 

Je  lui  demandais  souvent  d'écrire  ses  souvenirs;  elle  se 
fâchait,  mais  je  recueillais  avec  un  vif  intérêt  ce  qu'elle  nous 
racontait  de  ses  voyages,  de  ses  ambassades  où  elle  avait  suivi 
son  mari,  à  Saint-Pétersbourg,  à  Londres,  des  aventures 
romanesques  de  sa  belle  et  vertueuse  jeunesse.  Dans  nos  lon- 
gues soirées  d'automne  à  Hadersdorf,  elle  se  trouvait  insensi- 
blement entraînée  à  répondre  à  nos  questions  et  à  notre  vive 
curiosité;  elle  s'arrêtait  tout  d'un  coup,  et  se  fâchait  contre 
elle  et  contre  nous.  Elle  s'était  trouvée  à  Paris  aux  premières 
éruptions  de  la  Révolution  et  avait  vu  en  secret  Tinfortunée 
reine  Marie-Antoinette  en  1790.  Elle  connaissait  toutes  les 
cours  de  l'Europe,  et  était  liée  intimement  avec  plusieurs  têtes 
couronnées.  Adorée  plusieurs  fois,  comme  dans  les  beaux 
temps  de  la  chevalerie^  par  des  hommes  éminents,  distingués, 
elle  avait  été,  étrange  bizarrerie  de  sa  destinée,  négligée  par 
son  premier  mari,  le  comte  Philippe  de  Kinsky  qui,  éperdu- 
ment  amoureux  d'une  princesse  de  Taxis  lorsqu'il  épousa  la 
belle  comtesse  Thérèse  Dietrichstein,  avait  fait  le  vœu  étrange 
de  ne  jamais  vivre  avec  elle.  Cette  singularité  avait  jeté  sur 
la  vie  de  sa  jeune  et  belle  femme  une  teinte  romanesque. 
Le  duc  de  Richelieu  n'a  jamais  cessé  d'être  un  de  ses  plus 

.fervents  admirateurs,  et  le  prince  Charles  de  Ligne  tué  au 
combat  de  la  Croix-aux-Bois,  et  une  infinité  d'autres;  toutes 
les  passions  qu'elle  a  inspirées  ont  été  vives,  profondes,  res- 
pectueuses; c'était  un  culte  que  l'on  avait  pour  elle.  Une  cir- 
constance chevaleresque  trahit  deux  de  ses  plus  passionnés 
admirateurs.  Le  prince  Charles  de  Ligne  et  le  duc  de  Riche- 
lieu étaient  amis,  et  pourtant  ils  ne  s'étaient  pas  confié  le 
secret  de  leur  cœur.  L'un  et  l'autre,  dans  la  guerre  contre  les 
Turcs,  s'élancèrent  en  même  temps  à  l'assaut  de  la  citadelle 
d'Ismaïl^  atteignirent  et  saisirent  en  même  temps  l'étendard 
ottoman  ens'écriant  :  Vive  Thérèse  f 

La  comtesse  de  Merveldt  avait  fait  casser  son  mariage  avec 
le  comte  Philippe  de  Kinsky  pour  épouser  le  comte  de  Mer- 
veldt; ses  amis  lui  virent  faire  avec  regret  ce  mariage.  Or- 

.  gueilleux,  morose^  ambitieux,  le  comte  de  Merveldt  ne  passait 
pas  pour  partager  vivement  le  sentiment  qu'il  lui  avait  ins- 


236  SOUVENIRS 

pire.  Il  est  mort  pendant  son  ambassade  à  Londres  en  1815  (i). 
La  comtesse  de  Merveldt,  quoique  âgée  de  quarante  à  quarante- 
deux  ans,  lorsque  je  la  vis  pour  la  première  fois,  me  frappa  vi- 
vement par  sa  beauté.  Elle  était  grande;  sa  taille  et  sa  démarche 
étaient  nobles,  gracieuses.  Elle  avait  de  grands  yeux  noirs 
taillés  en  amandes,  légèrement  voilés,  et  plus  encore  peut-être 
par  une  habitude  de  vue  très  basse;  sa  tête  était  petite, 
ovale,  parfaite;  son  nez  et  sa  bouche,  admirables;  ses  che- 
veux, brun  foncé.  Je  n'ai  jamais  vu  réunir  plus  de  naturel  et 
en  même  temps  de  majesté,  sans  aucune  prétention.  Il  y  avait 
en  elle  une  parfaite  harmonie,  une  distinction  inaltérable;  les 
plis  mêmes  de  sa  robe  semblaient  obéir  à  cette  grâce  qui  lui 
était  innée.  Sa  mise  était  toujours  simple  et  noble.  Tout  au- 
tour d'elle  portait  l'empreinte  d'un  goût  exquis  et  d'une 
grande  dignité;  le  son  de  sa  voix,  ses  expressions  avaient 
quelque  chose  de  captivant.  Elle  était  généreuse,  ftère  sans 
hauteur,  sensible,  courageuse;  son  caractère  était  comme  sa 
figure  :  le  type  du  beau  idéal.  Oh!  belle  des  belles!... 


LE    G01IT8    DE    LANGBRON 

Vienne,  18S2. 

Nous  avons  dîné  chez  le  prince  Dietrichstein  avec  le  comte 
de  Langeron  (2).  11  m'a  parlé  de  mon  oncle  le  comte  de  la  Fare, 
qu'il  avait  connu  et  dont  il  avait  apprécié  l'esprit  et  les  aima- 
bles qualités  (3).  11  m'en  parlait  avec  le  sentiment  d'une  perte 

(1)  Le  5  juillet,  Maximiliea  de  Merveldt,  excellent  officier  de  cavalerie, 
aide  de  camp  de  Cobourg,  gc^ncral- major  en  1796,  avait,  avec  Bellegarde, 
signé  les  préliminaires  do  Léoben,  et  paru  au  congrès  de  Restadt.  Feld- 
maréchal-lieutenant  en  1800,  il  signa,  après  Hohenlinden,  un  armistice 
avec  Moreau.  Envoyé  àPétersbourg  de  1806  à  1808,  blessé  et  fait  prison- 
nier à  Leipzig,  en  1813,  commandant  en  Galicie,  il  eut  au  commencement 

'^c  1814  l'ambassade  de  Londres.  {Éd.) 

(2)  Sur  le  comte  de  Langeron,  voir  Léonce  Pingaud,  Le$  Français  en 
Ruisie  et  les  Russes  en  France,  passim,  et  ses  Mémoires  édités  en  1902 
par  L-G.  F.  (nd.) 

(3)  Gabriel- Joseph-Marie-Henri,  comte  de  la  Fare  (frère  aine  du  cardi- 
nal), né  en  1749  au  château  de  Bessay,  premier  page  de  Madame  la  Dau- 
phine,  colonel  du  régiment  de  Piémont,  brigadier  des  armées  du  roi,  poète 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  237 

et  de  regrets  récents.  Il  cita  de  lui  plusieurs  mots  charmants. 
La  comtesse  de  Langeron  était  avec  son  mari  (c'est  sa  seconde 
femme)  une  vraie  Kalmouck,  commune  de  ton,  de  figiu^e,  de 
tournure  et  de  naissance;  c'est  un  étrange  mariage.  Le  comte 
de  Langeron  a  beaucoup  d'estime  et  d'affection  pour  mon 
mari,  qu'il  a  vu  débuter  si  jeune  et  si  vaillamment  dans  la 
carrière  militaire. 


SOUVENIRS 

9  mai  1822. 

...  La  princesse  de  Clary,  née  princesse  de  Ligne,  a  fait  un 
voyage  à  Paris  dont  elle  est  enchantée;  mais  une  chose  qui  l'a  f 
frappée  désagréablement,  nous  disait-elle,  c'est  que  toutes 
les  vieilles  femmes  à  Paris  ont  de  la  barbe  et  les  reins  cassés. 
...  Le  comte  Maurice  O'Donnell  a  beaucoup  d'esprit  et  d'ins- 
truction, mais  beaucoup  de  pédanterie,  un  sérieux  impertur- 
bable, une  conversation  de  plomb.  11  racontait,  il  y  a  quelque 
temps,  je  ne  sais  quelle  lourde  anecdote,  qu'il  commença  ainsi 
avec  emphase  :  t  Je  disais  un  jour,  fort  plaisamment...  »  Il  fut 
interrompu  par  un  éclat  de  rire  bruyant  et  universel.  C'est  au 
reste  un  homme  de  mérite;  son  oncle,  le  comte  Jean  O'Donnell,  • 
est  l'homme  le  plus  conversationnMe  que  je  connaisse  (ils 
soiit  fort  rares  à  Vienne).  Le  comte  Jean  est  un  aimable  con- 
teur; il  s'arrange  pour  conter,  comme  d'autres  s'arrangeraient 
pour  dormir,  de  la  manière  la  plus  commode.  Il  allonge  ses 
récits  pour  prolonger  ses  jouissances  et  celles  de  ses  audi- 
teurs; il  a  un  talent  particulier  pour  rire,  sans  interrompre  sa 
narration,  et  un  choix  d'histoires  effrayantes  ou  merveil-  , 
leuses.  Il  est  railleur  et  pas  du  tout  méchant;  il  a  un  grand 
mérite  à  mes  yeux,  qui  est  de  croire  au  magnétisme  et  à  ses 
effets  singuliers. 
Le  comte  Jean  O'Donnell  me  conta,  un  soir,  que  s'étant  fait 

aimable,  littérateur  et  ami  des  sciences,  mortàtrenle-sept  ans  au  château 
de  Vénéjan,  en  Languedoc,  le  12  octobre  1786.  11  avait  épousé,  en  1775, 
Gabrielle  de  Garaman,  dame  d'honneur  de  la  comtesse  d'Artois.  (Kd.) 


238  SOUVENIRS 

saigner  au  pied,  il  se  coucha  et  s'endormit.  La  nuit  suivante 
la  bande  se  détacha,  la  veine  se  rouvrit  et  le  sang  se  mit  à 
couler  à  grands  flots,  inondant  son  lit  et  le  parquet.  Il  dor- 
mait toujours,  et  d'autant  mieux  qu'il  s'affaiblissait  de  plus  en 
plus;  ce  sonmieil  devait  bientôt  devenir  mortel;  ses  gémisse- 
ments réveillèrent  son  valet  de  chambre  :  effrayé  de  l'état  où 
il  trouvait  son  maître,  après  avoir  inutilement  cherché  à 
arrêter  le  sang,  il  courut  chercher  le  chirurgien;  mai&  au 
moment  où  il  ouvrait  la  porte  de  l'hôtel  où  demeurait  ce  chi- 
rurgien, il  fut  vivement  poussé  par  un  homme  qui  en  sortait 
précipitamment  :  c'était  le  chirurgien  qui  avait  rêvé  que  le 
comte  O'Donnell  se  mourait  et  qui  n'avait  pu  résister  à  son 
inquiétude  et  accourait  à  son  secours. 


BAL    ET    ENTERREMENT 

27  septembre  1822. 

11  y  avait  foule  au  bal  de  l'ambassadeur  de  France  le  22. 
J'en  demande  pardon  aux  beautés  absentes,  on  peut  se  passer 
d'elles.  L'empereur  de  Russie  ne  s'est  retiré  qu'à  onze  heures 
et  demie.  Les  favorites,  ou  plutôt  les  favorisées,  ont  eu  les 
honneurs  de  la  polonaise.  L'Empereur  a  un  peu  vieilli  et  bruni, 
mais  il  est  toujours  majestueux  et  charmant.  Le  congrès  est 
désolé  de  s'en  aller  à  Vérone,  et  pourquoi  à  Vérone?  Ils  sont 
tous  réunis.  L'ambassade  de  France  est  encombrée  de  grands 
et  de  petits  diplomates,  il  y  en  a  deux  cent  soixante-quatorze. 
M.  de  Montmorency  paraît  un  peu  accablé.  Le  salon  de  M.  de 
Caraman,  rempli  de  noms  de  gazettes,  noir  de  fracs  et 
d'hommes,  ressemblait  aux  inunenses  pages  du  Moniteur. 

Le  lendemain  de  ce  bal,  nous  accompagnâmes  jusqu'à  la 
fosse  le  général  Laudon,  neveu  du  célèbre  maréchal.  Quel 
enterrement!  Le  prince  Dietrichstein,  par  une  inspiration  du 
cœur  et  comme  chevalier  de  Marie-Thérèse,  a  voulu  venir  avec 
mon  mari  lui  rendre  les  derniers  honneurs.  La  famille  avait 
quitté  le  château  ;  nous  nous  rendîmes  à  quatre  heures  dans  la 
chapelle;  Joseph  attacha  la  croix  de  Marie-Thérèse  du  défunt 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  239 

sur  son  cercueil;  on  nous  donna  des  cierges;  nous  marchâmes 
tous  avec  les  villageois,  sans  ordre  et  à  travers  des  prairies  et 
un  bois  au  milieu  duquel  il  avait  depuis  longtemps,  dans  sa 
mélancolie,  marqué  la  place.  La  fosse  était  creusée  sous  une  f 
voûte  naturelle  de  verdure;  on  apercevait  de  tous  côtés  entre  ' 
les  arbres  une  vue  charmante.  Le  curé,  sans  aube  ni  surplis, 
marchait  à  côté  du  ministre  protestant;  on  déposa  le  cercueil 
dans  la  fosse;  le  ministre  se  plaça  à  la  tète;  le  prince  Die- 
trichstein  et  mon  mari  à  côté  comme  seuls  et  derniers  amis  t 
Us  étaient  en  deuil  avec  leurs  croix  de  Marie-Thérèse,  leurs 
belles  figures  si  nobles  et  si  graves;  cette  vue  était  touchante. 
Un  autre  militaire,  inconnu  et  arrivé  là  on  ne  sait  comment, 
se  tenait  en  face;  nous  autres  en  cercle  et  en  foule  autour  de 
cette  place.  Les  paysans  grimpaient  sur  des  arbres;  c'était  un 
étrange  spectacle  que  je  n'oublierai  jamais.  Xe  ministre  pro- 
testant, en  frac,  commença  le  discours,  bon  dans  son  genre; 
il  n'avait  jamais  vu  le  général.  Ce  discours,  plus  profane  que 
religieux,  aurait  pu  servir  à  raille  autres  morts;  il  ne  nous 
toucha  point.  Le  bel  organe  du  ministre,  une  déclamation 
presque  sévère,  cette  singulière  réunion  d'étrangers  et  de  vil- 
lageois, ce  charmant  paysage,  le  plus  beau  temps  du  monde, 
rébahissement  des  figures  des  paysans,  la  bigarrure  de  nos 
costumes  et  de  nos  attitudes,  quelques  cierges  qui  brûlaient 
dans  la  confusion  générale,  tout  cet  étrange  assemblage  don- 
nait ridée  de  quelque  scène  romantique  et  presque  sauvage  : 
nous  avions  Tair  de  voyageurs,  d'étrangers  réunis  par  un 
hasard  singulier,  près  d'un  mort  inconnu. 

Le  général  Laudon  aimait  tendrement  mon  mari,  et  ne  pou- 
vait se  passer  de  lui  dans  les  derniers  jours  de  sa  maladie. 
Pauvre  étranger!  à  quoi  lui  a  servi  la  gloire  de  son  oncle?  Par 
un  sentiment  de  modestie  très  louable,  il  avait  choisi  la  place 
de  sa  sépulture  très  loin  du  tombeau  du  maréchal,  et  pourtant 
il  était  bien  brave.  Il  nous  rencontra,  ma  belle-sœur  et  moi, 
dans  une  de  nos  promenades,  quelques  années  avant  sa  mort, 
et  nous  conduisit  à  cette  place.  Nous  le  blâmâmes  de  ne  pas 
vouloir  reposer  dans  Tenceinte  du  monument.  «  Écoutez,  lui 
dis-je  en  riant(car  en  ce  moment  il  se  portait  parfaitement  bien), 


240  SOUVENIRS 

je  vais  faire  votre  épitaphe.  On  gravera  la  croix  de  Marie- 
Thérèse  sur  une  belle  et  très  simple  pierre  funéraire,  près  du 
tombeau  du  maréchal,  avec  cette  inscription  :  «  Le  brave  peut 
reposer  près  du  héros  (Der  Tapfere  kann  neben  dem  Helden  ru- 
hen)  »;  il  fut  flatté  de  cette  pensée.  Le  général  succomba  à  la 
'  profonde  tristesse  que  lui  causa  un  article  des  ouvrages  de 
Ifarchiduc  Charles,  où  il  était  très  maltraité. 


LE    DUC    DE    RICHELIEU 

Octobre  1822. 

Le  congrès  de  Vérone  occupe  beaucoup  ;  les  maussaderies 
de  M.  de  Chateaubriand  sont  incroyables;  Ù  s'est  obstiné  à  ne 
pas  faire  une  visite  à  l'Impératrice  Marie-Louise,  duchesse  de 
Parme. 

Le  comte  de  Bombelles,  notre  aimable  et  très  intolérant  ami, 
est  arrivé  depuis  peu  de  temps  de  Paris,  et  y  retournera  inces- 
samment. Son  père,  le  marquis,  est  mort,  cet  été,  dans  ses 
bras.  C'est  une  consolation  pour  lui  d'avoir  reçu  ses  dernières 
bénédictions  et  son  dernier  soupir.  Il  Ta  accompagné  jusqu'à 
Amiens,  où  il  a  désiré  être  inhumé.  Le  bon  comte  Charles  ne 
parle  de  son  père  que  les  larmes  aux  yeux,  et  de  la  France, 
qu'avec  satisfaction  et  espérance.  Il  trouve  la  physionomie  de 
la  nation  singulièrement  changée  en  bien,  depuis  son  dernier 
voyage. 

Nous  quittons  Hadersdorf;  ce  joli  petit  pays  devient  froid, 
et  les  hiboux  font  un  vacarme  horrible;  il  en  est  venu  un  cette 
nuit  se  poser  sur  ma  fenêtre;  il  m'a  réveillé  par  les  cris  les 
plus  sinistres. 

Le  colonel  Stempskosky,  aide  de  camp  jadis,  et  presque 
l'élève  du  duc  de  Richelieu,  arriva  ces  jours-ci  de  Paris.  Il  est 
venu  nous  demander  à  déjeuner  avec  le  jeune  Meffreydi,  pro- 
tégé du  duc  (1).  Ils  ont  reçu,  l'un  et  l'autre,  les  derniers  sou- 
pirs de  leur  bienfaiteur,  et  nous  ont  raconté  les  détails  de  cette 

(1)  Le  duc  appelait  les  deux  jeunes  gens  «  mes  enfants  d'adoption.  » 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         241 

mort.  M.  de  .Richelieu  avait  été  sensiblement  affecté  depuis 
querqùe  temps  de  Faccueil  froid  et  mortifiant  qu'il  recevait  à 
la  cour;  il  regrettait  cette  fois-ci  le  ministère  parce  qu'il  s'était 
cru  au  moment  d'opérer  de  grandes  choses.  Il  partit  de  Paris, 
l'âme  navrée,  pour  aller  passer  quelques  jours  chez  la  duchesse 
de  Richelieu,  et  se  remettre  par  la  tranquillité  de  la  campagne, 
car  il  se  trouvait  très  souffrant.  Le  jour  de  son  départ  de 
Courteilles  le  jeune  Meffreydi,  qui  l'avait  accompagné,  s'aperçut 
que  pendant  le  déjeuner  il  avait  de  la  difficulté  à  s'énoncer; 
il  n'en  soupçonna  point  la  cause.  Ils  partirent  ensemble.  La 
tête  s'embarrassa  pendant  ce  court  trajet.  Le  duc  était  si  faible, 
en  descendant  de  voiture,  qu'on  fut  obligé  de  le  porter  pour 
lui  faire  monter  les  escaliers.  On  espérait  que  quelques  heures 
de  repos  le  remettraient  ;  il  s'endormit  effectivement,  et  ce  ne 
fut  que  vers  quatre  heures  du  matin  qu'on  s'aperçut  que  la  res- 
piration était  mortellement  oppressée;  il  ne  donna  plus  aucun 
signe  de  connaissance  et  mourut  vers  midi.  Toutes  les  lettres 
que  le  duc  de  Richelieu  a  écrites  avant  sa  mort  à  ses  amis  de 
Vienne  expriment  une  affliction  profonde  et  concentrée;  il 
parlait  d'un  voyage  à  Odessa  comme  d'une  chose  qu'il  désirait 
ardemment;  mais,  ne  s'en  trouvant  plus  la  force^,  ses  derniers 
vœux  se  bornaient  à  un  voyage  à  Yieime-  .On  avait  forcé  le 
bureau  du  duc  à  Paris  pendant  son  voyage,  et  on  lui  avait  pris 
14,000  francs,  seul  argent  comptant  qu'il  possédât  en  quittant 
une  place  si  éminente.  Il  a  donné  au  colonel  Stempskosky  sa 
petite  terre  en  Crimée  et  son  jardin  près  d'Odessa;  au  jeune 
Meyffredi  un  capital  de  60,000  francs  qu'il  avait  placé  à  Vienne. 
Le  duc  de  Richelieu  aimait  la  ville  d'Odessa,  à  la  prospérité  de 
laquelle  il  avait  puissamment  contribué,  aidé  des  conseils  et  de 
l'expérience  du  baron  de  Bœsner  qu'il  avait  jadis  connu  à 
Odessa  et  auquel  il  n'a  jamais  cessé  de  témoigner  une  profonde 
estime  et  sincère  amitié.  Le  colonel  Stempskosky  est  profon- 
dément affligé  de  la  mort  de  son  noble  ami  et  si  généreux  pro- 
tecteur. Il  a  écrit  son  éloge  qu'il  a  fait  imprimer  à  Paris,  et 
dont  il  nous  a  donné  un  exemplaire.  On  trouve  dans  ce  petit 
écrit,  vérité,  sensibilité  et  cette  éloquence  du  cœur  qui  seule 
attache  dans  un  pareil  sujet.  Le  duc  de  Richelieu  avait  des 

16 


242  SOUVENIRS 

vues  excellentes;  mais  il  était  sujet  à  trop  de  préventions,  trop 
vif  dans  ses  résolutions,  beaucoup  trop  violent  dans  ses  expres- 
sions. 11  s'est  souvent  trompé  sur  les  grandes  qualités  et  les 
défauts  de  la  nation  qu'il  avait  à  conduire.  11  ambitionnait  la 
popularité;  sans  étiquette,  affable  avec  ses  inférieurs,  il  avait 
conservé  à  Paris  le  sans-façon  de  sa  vie  à  Odessa.  Il  acceptait 
les  dîners  que  les  négociants  d'Odessa  voyageant  à  Paris  lui 
offraient  familièrement  pendant  son  ministère,  et  traitait  sou- 
vent avec  une  hauteur  et  une  impolitesse  dédaigneuses  les 
membres  de  la  vieille  et  très  honorable  noblesse  de  province. 
Le  duc  de  Richelieu  s'est  jugé  trop  sévèrement  lui-même,  mais 
il  ne  s'est  pas  toujours  trompé  sur  ses  moyens  personnels. 

Le  duc  de  Richelieu  n'aimait  plus  les  Français;  il  fallait, 
pour  acquérir  quelque  mérite  à  ses  yeux,  avoir  été  en  pays 
étranger.  Il  a  été  longtemps  marié  sans  avoir  de  femme,  et 
ministre  presque  sans  avoir  une  patrie.  Il  s'est  dévoué,  lors  de 
sa  première  entrée  au  ministère,  moins  à  la  France  qu'aux 
souverains  alliés,  qui  avaient  placé  leur  confiance  en  lui,  et  qui 
n'en  avaient  qu'en  lui.  Mais  il  avait  Tâme  trop  belle,  trop  loyale, 
pour  ne  pas  faire  à  la  France  tout  le  bien  qu'il  a  cru  pouvoir 
lui  faire;  s'il  s'est  trompé  sur  les  moyens,  ses  intentions  étaient 
généreuses,  pures  et  élevées. 

Il  avait  la  conversation  turbulente;  il  criait  et  gesticulait  en 
parlant,  à  faire  mal  à  la  tète  ;  mais,  malgré  ses  cheveux  gris  et 
ses  dents  noircies  par  l'usage  immodéré  de  la  pipe,  il  avait 
toujours  l'extérieur  le  plus  noble  et  le  ton  le  plus  distingué  et 
le  plus  chevaleresque;  il  avait  l'air  éminemment  grand  sei- 
gneur. 

Il  accueillit  parfaitement  M.  du  Montet;  ill'a invité  plusieurs 
fois  à  dîner;  il  l'a  embrassé  et  tiré  de  la  foule  un  de  ses  jours 
de  grande  réception  de  la  manière  la  plus  flatteuse. 

Le  duc  avait  à  Vienne  plusieurs  amies  parmi  lesquelles  on 
peut  citer  la  princesse  Lichnowski  et  la  comtesse  de  Merveldt, 
aussi  distinguées  par  leur  rare  beauté  que  par  leur  esprit  et 
leurs  vertus. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         241 


LETTBB    DU    DUC    DB    RIGHBLIBU    À    LA    GOIITBSSB    DB    PALFT 
(nÉB    PBINGBSSB    DB    LIGNB) 

Voici  la  copie  d'une  lettre  écrite  en  1815  par  le  duc  de  Richelieu  à,  la 
comtesse  de  Palfy.  Je  possède  l'original  de  cette  singulière  lettre  dans 
nia  collection  : 

Paris,  25  octobre  1815. 

Que  VOUS  êtes  bonne  de  vous  être  rappelé  de  moi,  et  de  me 
l'avoir  dit  d'une  manière  si  aimable  !  J'en  suis  bien  touché,  je 
vous  assure.  Je  suis  bien  aise  aussi  que  vous  ayez  deviné  tout 
ce  que  je  dois  éprouver.  Plaignez-moi  un  peu,  je  le  mérite  : 
lancé  dans  une  carrière  que  j'ai  toujours  redoutée,  dans  les 
circonstances  les  plus  difQciles,  j'ai  dil  obéir,  sans  même  avoir 
l'espérance  de  faire  quelque  bien.  J'ai  quitté  l'existence  la  plus 
honorable,  comme  aussi  la  plus  heureuse  selon  mes  goûts, 
où  je  jouissais  déjà  du  fruit  démon  travail.  J'ai  fait  en  un  mot 
le  plus  sensible  sacrifice  qu'homme  ait  jamais  pu  faire,  et  véri- 
tablement je  crains  bien  que  ce  ne  soit  en  pure  perte;  j'ai 
senti  tout  cela  avant  d'accepter,  mais  je  n'ai  pu  résister,  quelque 
envie  que  j'en  eusse.  Le  Roi  et  l'Empereur  ont  été  d'accord 
pour  me  forcer  à  me  perdre  sans  sauver  personne.  Maintenant 
j'y  suis;  il  faut  tâcher,  si  je  puis,  d'en  sortir  avec  honneur. 
Mais  il  est  plus  aisé  de  planter  des  jardins  aux  bords  de  la 
Mer  Noire,  d'y  établir  des  villages,  encore  d'en  chasser  la 
peste,  que  de  guérir  le  mal  moral  des  Français  d'aujourd'hui. 
Conservez-moi,  je  vous  prie,  un  peu  de  souvenir  et  d'amitié. 
Je  vous  assure  que  je  n'aurais  à  présent  d'autre  ambition  que 
de  vivre  tranquillement  à  Vienne.  On  a  voulu  faire  de  moi  un 
grand  homme,  bon  gré  mal  gré.  Y  a-t-il  du  bon  sens?  Je  n'ai 
jamais  eu  la  moindre  ambition;  j'ai  des  goûts  simples.  Ils 
verront  bientôt,  j'espère,  combien  ils  se  sont  trompés,  et  me 
rendront  ma  liberté. 

Mille  hommages,  je  vous  prie,  à  madame  votre  mère  et  à  la 
princesse  Flore;  donnez-moi,  je  vous  prie,  de  temps  en  temps, 
signe  de  vie,  vous  me  ferez  un  extrême  plaisir.  Croyez,  madame 
la  comtesse,  au  tendre  et  inviolable  attachement  que  j'ai  voué 


244  SOUVENIRS 

depuis  longtemps  à  tous  les  Ligne  et  en  particulier  à  Madame 

Féfé(i). 

RiCHELIBU. 


LK    DUC    DE    RICHELIEU.    SON    MARIAGE 

Le  duc  de  Richelieu  (alors  comte  de  Ghinon).  avait  épousé 
à  l'âge  de  quinze  ans  Mlle  de  Rochechouartqui  en  avait  douze. 
Il  partit  immédiatement  après  la  cérémonie  pour  voyager;  sa 
jeune  femme  fut  mise  au  couvent.  L'abbé  Labdan,  qui  accom- 
pagnait le  jeune  duc,  avait  été  précepteur  de  mon  oncle  de  la 
Fare  (depuis  cardinal).  Les  voyageurs  s'arrêtèrent  pendant 
quelques  jours  au  château  de  Venéjean,  près  de  Pont-Saint- 
Esprit.  Ma  mère,  qui  venait  de  se  marier,  y  était  à  cette  époque 
avec  mon  père.  Elle  s'amusa  beaucoup  de  voir  pendant  le  dîner 
le  comte  de  Ghinon  tirer  souvent  de  sa  poche  le  portrait  de  sa 
jolie  petite  femme  et  le  regarder  avec  amour,  croyant  n'être  vu 
de  personne,  car  il  tenait  le  portrait  à  la  dérobée  sur  ses  ge- 
noux. Gette  passion  n'a  pas  duré  :  la  taille  de  Mme  de  Richelieu 
ayant  tourné  et  sa  figure  s'étant  entièrement  changée  pendant 
les  années  d'absence  de  son  mari,  il  ne  voulait  plus  la  recon- 
naître et  refusa  obstinément  de  vivre  avec  elle.  Il  repartit  pour 
les  pays  étrangers,  au  grand  chagrin  de  sa  famille,  dont  il  était 
le  seul  et  dernier  rejeton.  Ses  amis  s'étonnaient  qu'il  n'eût  pas 
cherché  à  faire  rompre  cette  union.  La  chose  leur  paraissait 
facile.  Mais  le  duc  leur  avoua  avec  confusion  qu'elle  était  im- 
possible. A  un  de  ses  voyages  en  France,  il  avait  rencontré  sa 
femme  dans  un  château.  Elle  était  extrêmement  innocente  ; 
mais  elle  obéissait  à  sa  famille  qui  l'avait  fait  venir  exprès  dans 
ce  château,  et  une  nuit,  sur  le  conseil  de  ses  parents,  elle  alla 
tout  naïvement,  son  oreiller  sous  le  bras,  frapper  à  la  porte  de 
son  mari  et  lui  demander  asile,  parce  qu'elle  avait  peur  de  rester 
seule  dans  sa  chambre.  Et  voilà  pourquoi  le  duc  ne  pouvait 
demander  l'annulation  de  son  mariage  1  Mme  de  Richelieu 

(1)  Pôfé,  abréviation  d'Euphémie,  prénom  de  la  comtesse  Palfy. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         248 

habitait  toujours  le  château  de  Gourteilles  près  Paris;  M.  de 
Richelieu  allait  souvent  l'y  voir  depuis  sa  rentrée  en  France; 
c'était  une  femme  d'un  mérite  distingué,  mais  excessivement 
contrefaite;  elle  ne  pouvait  l'être,  cependant,  plus  que  la  sœur 
du  duc,  Mme  de  Jumilhac,  qui  ressemblait  à  un  petit  magot, 
et  que  son  cocher  voulut  quitter  un  jour,  parce  que  ses  cama- 
rades se  moquaient  de  lui^  et  l'appelaient  le  cocher  du  singe! 
Le  dac  de  Richelieu  actuel  est  le  fils  de  Mme  de  Jumilhac.  Le 
nom  de  Richelieu  ne  se  perpétue  ainsi  que  par  adoption  depuis 
le  cardinal;  c'est  une  véritable  obstination.  La  princesse  de 
Clary,  née  princesse  de  Ligne,  se  trouvant  à  une  soirée  chez 
Mme  la  duchesse  de  Berry  derrière  une  petite  femme  horri- 
blement contrefaite,  l'interpella  poliment,  croyant  la  recon- 
naître. «  Vous  me  prenez  pour  Mme  de  Jumilhac  *,  s'écria 
la  petite  bossue  furieuse.  La  princesse  fut  bien  confuse,  car 
c'était  la  vérité. 


LE    ROI     DE    NAPLES 

Hiver  de  Taonée  1822. 

J'ai  été  beaucoup  dans  le  monde  cet  hiver.  J'ai  vu  souvent 
le  roi  de  Naples  (1)  aux  bals  de  l'ambassadeur  de  France, 
ainsi  qu'à  des  bals  brillants  et  à  des  concerts  de  cour.  Il 
paraissait  se  plaire  infiniment  ici  ;  sa  figure  est  vénérable  et 
très  respectable  sans  être  majestueuse  ;  sa  haute  taille,  ses 
beaux  cheveux  blancs,  ses  traits  prononcés  et  vénérables  le 
feraient  respecter  dans  quelque  classe  de  la  société  qu'il  fût 
né.  Dans  la  cabane  d'un  paysan  et  sous  le  costume  d'un  simple 
pécheur,  on  ne  pourrait  $'empècher  d'honorer  en  lui  un  beau 
vieillard.  11  parle  très  haut  et  rit  aux  éclats  ;  au  spectacle,  et 
surtout  aux  opéraô  itahens,  il  applaudit  d'une  voix  retentis- 
sante, il  bat  fortement  la  mesure  sur  le  bord  de  sa  loge;  on 
l'a  entendu  s'écrier,  à  une  représentation  du  Barbier  de  Séville  : 


(1).  Ferdinand  I'^  roi  des  Deux-Siciles,  qui  devait  mourir  le  4  janvier 
1825  (Éd.). 


246  SOUVENIRS 

<  Bravo  t  lazzaroni,  bravo  !  >  dans  son  enthousiasme  pour 
Lablache  (1),  qui  chantait  alors  un  des  airs  du  Barbier  d'une 
"manière  si  étonnante.  L'acteur  fut  ravi  de  cette  exclamation 
du  roi,  qu'il  avait  parfaitement  entendue. 

Le  roi  de  Naples  est  très  dévot  ;  il  jeûne  avec  une  extrême 
austérité,  dit  son  chapelet  tous  les  jours,  entend  fréquemment 
des  sermons.  Il  a  amené  son  confesseur  avec  lui.  C  est  un 
vénérable  capucin,  et  même  un  très  beau  capucin  qui  a  refusé 
le  logement  qui  lui  était  préparé  à  la  cour  pour  aller  habiter 
dans  une  cellule  du  couvent  des  capucins.  Le  roi  a  été  dans 
le  caveau  de  cette  église  ;  il  a  visité  le  tombeau  de  la  reine,  sa 
femme.  Le  roi  de  Naples  est  entêté,  on  le  fait  difficilement 
changer  d'avis.  11  se  lève  de  très  grand  matin,  entend  la 
messe,  fait  beaucoup  de  prières,  dfne  à  midi,  fait  la  sieste; 
puis  fait  une  partie  assez  gros  jeu  avec  ses  favoris,  dont  il 
exige  le  paiement  bien  exactement  dans  les  vingt-quatre 
heures,  sans  aucune  rémission.  La  duchesse  de  Floridia,  sa 
femme,  s'est  un  peu  écartée,  sous  prétexte  de  santé,  des 
heures  du  roi.  C'est  une  petite  femme,  belle  encore  et  très 
bien  conservée,  grasse,  brune,  et  qui  montre  un  tact  infini 
dans  ses  relations  en  public,  avec  le  roi  et  la  famille  impé- 
riale, n'étant  jamais  ni  au-dessus  ni  au-dessous  de  la  dignité 
de  femme  du  roi,. sans  le  titre  de  reine.  Le  roi  lui  fait  des 
présents  magnifiques  ;  ses  parures  sont  fabuleuses,  ses  dia- 
mants, superbes;  on  en  dit  généralement  beaucoup  de  bien. 

Le  roi  de  Naples  aime  passionnément  la  chasse  ;  on  lui  en 
donne  de  toutes  les  espèces.  Ceci  me  rappelle  cette  vieille  his- 
toire de  Laybach  à  son  premier  voyage  à  Vienne,  il  y  a  trente 
ans,  à  peu  près.  11  avait  entendu  dire  qu'il  y  avait  des  ours 
dans  les  environs  de  Laybach,  et  il  manifesta  le  désir  d'en 
voir  une  chasse.  On  ne  savait  comment  le  satisfaire  ;  enfin,  on 
imagina  de  lancer  dans  les  bois  un  ours  ambulant,  qui 
dansait  à  merveille  à  cette  époque.  On  l'acheta  du  conducteur, 
on  lui  ôta  ses  chaînes,  et  on  prépara  la  chasse.  Le  pauvre 


(1)  Od  sait  du  reste  que  le  rot  appela  Lablache  auprès  de  lui  avec  le 
titre  de  maître  de  chapeUe  et  le  fit  engager  au  théâtre  Saint-CUiarles.  {Éd.), 


D£  Là  fiARONNE  DU  MONTET  247 

ours  n'alla  pas  loin;  accoutumé  au  bruit  et  à  la  musique, 
presque  apprivoisé  depuis  sa  jeunesse,  il  arriva  au  son  des 
instruments  et,  voyant  le  fusil  du  roi  braqué  sur  lui,  il  s  ima- 
gina que  c'était  le  signal  de  sa  contredanse,  et  se  mit  à  danser. 
Le  coup  partit,  et  le  roi,  transporté  de  joie  d'avoir  tué  un  ours, 
s'écria  :  0  carissima  bestiaf  Voilà  une  bonne  vieille  histoire; 
mais  elle  m'a  paru  plaisante. 


OPEaAS   ITA^NS  A   VIENNE 

Nous  avions  une  loge  (un  quart  de  loge)  pour  les  opéras 
italiens.  Il  est  impossible  d'imaginer  rien  de  plus  parfait  que 
l'ensemble  avec  lequel  fut  rendue  cette  admirable  musique  de 
Rossini.  La  voix  de  Lablache  est  surprenante,  et  son  jeu 
d'une  originalité  qui  ne  peut,  ce  me  semble,  être  surpassée. 
Mme  Fodor  (1)  est  sublime,  excepté  dans  le  récitatif  qu'elle  a 
singulièrement  aigre,  je  dirais  presque  acide,  s'il  était  permis 
de  s'exprimer  ainsi.  Au  reste  pourquoi  pas?  J'entendais,  dans 
notre  loge,  un  amateur  passionné  s'écrier  à  chaque  instant  : 
Divin  clair  obscur!  oh!  délicieux^  vaporeux  clair  de  lune^  etc. 
David  (2)  exaltait  les  uns  jusqu'au  délire,  et  faisait  rire  les 
autres.  11  est  impossible  d'abuser  plus  constamment  d'un 
talent  et  d'une  voix  unique.  La  princesse  Jean  Liechstentein, 
tout  en  Tadmirant,  ne  pouvait  s'empêcher  de  dire  :  •  0  divin 
Polichinelle  f  »  Gela  m'a  paru  un  éloge  exact,  son  sublime 
étant  toujours  près  du  ridicule.  Mais  je  l'ai  entendu  chanter 
dans  un  salon  ;  il  modérait  ses  écarts  de  voix  et  ses  tours  de 
force,  il  était  vraiment  au-dessus  des  éloges. 

(1)  CanUlrice  italienne  de  premier  ordre  qui  remporta  une  suite  do 
triomphes  à  Paris,  au  Théâtre  Italien,  et  à  Naples.  {Ed.) 

(2)  Jean  David  (i78»-i8Sl),  fils  du  célèbre  ténor  Jacques  David  ;  c'était 
eo  effet  un  étrange  chanteur  dont  on  a  dit  qu'il  n'avait  qu'un  éclair  par 
soirée,  mais  un  éclair  de  génie,  et  qu'il  fallait  pour  un  moment  d'émotion 
vraie  supporter  trois  heures  de  pasquinades.  (Kd.) 


248  SOUVENIRS 


MADAMB  CATALANI 


J'ai  oublié  de  parler,  duns  mes  souvenirs  de  Tannée  1821, 
de  .\ime  Catalaui,  que  j'ai  beaucoup  vue  pendant  son  séjour 
ici.  J'en  avais  une  curiosité  extrême;  non  seulement  je  Tai 
entendue  en  public  dans  les  grands  concerts  qu'elle  a  domiés, 
mais  aussi  très  souvent  chez  elle  le  matin  à  ses  répétitions, 
où  elle  invitait  plusieurs  personnes.  Cette  faveur  était  fort 
recherchée,  et  ces  réunions  fort  brillantes  parce  que  son 
amour-propre  cherchait  à  y  réunir  le  plus  de  personnes  de 
marque  possible.  Mme  Catalani  est  moins  étonnante  lors- 
qu'elle modère  sa  voix.  Elle  perd  de  son  charme  de  près; 
on  entend  une  vibration^  on  voit  le  mouvement  de  son  men- 
ton et  de  son  gosier,  qui  est  exactement  celui  du  canari,  une 
espèce  de  tremblement  qui  tient  à  la  conformation  des  oiseaux. 
Mais  rien  n'est  plus  au-dessus  de  l'imagination  que  la  voix  de 
Mme  Catalani  lancée  dans  une  immense  salle,  planant  sur  les 
spectateurs,  comme  une  voix  qui  viendrait  d'^n  haut;  je  ne 
puis  exprimer  autrement  Tëtonnante  impression  que  j'en  ai 
reçue.  C'était  comme  un  concert  de  voix  se  déroulant  sur  la 
tète  des  spectateurs.  Et  ces  prodigieuses  variations,  ces  sons  si 
beaux^  si  purs,  si  éclatants  1  Elle  a  tout  à  fait  surpassé  mon 
attente  et  mon  imagination.  J'ai  dîné  chez  Mme  Catalani,  j'ai 
passé  plusieurs  soirées  chez  elle,  elle  en  a  passé  une  chez 
moi.  Elle  joue  la  naïveté,  l'innocence  ;  elle  est  très  belle  encore. 
Elle  parle  beaucoup  trop  de  ses  gains  inunenses,  et  trop  de 
ses  dons  généreux  ;  elle  aime  passionnément  ses  enfants  ;  elle 
est  très  vertueuse  et  s'en  fait  gloire.  Elle  raconte  sans  cesse 
ses  prodigieux  succès,  les  riches  cadeaux  qu'elle  a  reçus,  et 
surtout  l'honneur  que  lui  a  fait  l'empereur  de  Russie  de  lui 
baiser  la  main.  M.  de  Valabrègue,  son  mari,  renchérit  sur  tout 
cela;  il  dépense  un  argent  énorme,  n*a  ni  ordre,  ni  raison,  ni 
tact,  se  croit  le  premier  homme  du  monde  parce  que  sa  femme 
en  a  la  plus  belle  voix,  mais  ne  manque  point  de  bonnes  qua- 
htés,  et  surtout  de  charité  pour  les  pauvres,  auxquels  il  donne 
largement.   L'Europe,  par  son  admiration,  leur  a  tourné  la 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         249 

tête,  et  maintenant  ils  ne  font  presque  plus  de  bruit  en 
Europe.  Ils  voyagent  du  nord  au  midi,  du  midi  au  nord,  sans 
exciter  le  môme  enthousiasme  ;  la  voix  de  Mme  Gatalani  Ji'a 
presque  pas  changé,  mais  Ton  s'accoutume  à  tout,  et  Ton 
veut  aujourd'hui  du  nouveau  et  du  changement,  même  dans 
le  merveilleux.  On  s'étonne  généralement  que  Mme  Catalan! 
ait  épousé  M.  de  Yalabrègue,  qui  n'a  rien  de  séduisant  :  <  11 
est  le  seul  homme  qui  m'ait  demandée  en  mariage  • ,  répond- 
elle  naïvement. 


M.    DK  NESSBLRODE 

Je  ne  sais  pourquoi  je  m'imaginais  que  M.  de  Nesselrode  (i) 
devait  être  presque  vieux,  car  les  premiers  ministres  (de  nos 
jours)  sont,  en  général,  de  jeunes  élégants,  ou  de  vieux 
jeunes  gensjtf.  de  Nesselrode  est  extrêmement  petit,  gentil 
même.  Ses  traits  sont  délicats  et  fins,  sa  conversation  aimable 
et  gaie.  La  comtesse  Maurice  O'Donnell  plaisantait  avec  lui, 
contrefaisait  le  singe  à  s'y  méprendre;  puis  finit  par  lui 
demander  en  grâce  de  faire  partir  M.  de  Tatischeff  de  Vienne 
parce  qu'il  était  trop  laid,  et  qu'elle  le  trouvait  très  ennuyeux. 
Cette  raison  était  sans  réplique  ;  je  ne  sais  si  elle  a  influencé 
sur  la  destinée  de  M.  de  Tatischeff,  mais  il  est  parti.  M.  de 
Nesselrode  est  parfaitement  aimable,  mais  sa  fine  et  gracieuse 
plaisanterie  en  répondant  à  Mme  O'Donnell  aurait  pu  presque 
paraître  de  la  bonhomie  (2). 

.  M.  de  Lebzeltern  (3),  ambassadeur  ou  ministre  d'Autriche  à 
Saint-Pétersbourg,  s'est  marié  ce  printemps  dans  cette  capi- 

(1)  Nesselrode  (Charles-Robert  de),  né  le  14  décembre  1780,  mort  le 
23  mars  1862;  depuis  le  départ  de  Gapodistrias  (1821).  il  dirigeait  seul  les 
affaires  étrangères  de  Russie  et  les  dirigea  quarante  années  durant.  (Éd.) 

(2)  J'ai  vu  Mme  de  Nesselrode  à  Bade  en  1835.  M.  de  Nesselrode  lui 
écrivait  de  Carlsbad  qu*à  chaque  instant  on  l'abordait  pour  lui  demander 

^s'il  nVtait  pas  le  fils  du  célèbre  diplomate.  Ce  qui  prouve  qu'il  avait 
conservé  fair  et  la  tournure  très  jeunes.  Quant  à  Mme  de  Nesselrode, 
c'est  la  personne  du  monde  la  plus  raide  et  la  plus  sérieuse. 

(3)  Louis  de  Lebzeltern,  né  à  Lisbonne  le  20  octobre  1779,  mort  le 
18  janvier  1854,  épousa  Zénalde  do  Laval  en  1823.  (Éd.) 


250  SOUVENIRS 

taie  avec  une  riche  héritière,  Mlle  de  Laval.  On  raconte  dans 
tous  les  salons  l'aventure  qui  lui  est  arrivée  le  soir  de  ses 
noces.  La  famille  de  la  jeune  épouse,  ainsi  qu'il  est  d'usage 
en  Russie,  la  conduisit  dans  Tappartement  de  son  mari.  11  ne 
devait  paraître  que  lorsque  l'épouse  serait  seule;  il  s'était 
retiré,  en  attendant,  dans  un  cabinet.  Son  valet  de  chambre, 
croyant  qu'il  en  était  sorti,  prit  en  passant  la  clef  de  ce  cabi- 
net et  enferma  son  Excellence,  qui  ne  put  sortir  de  sa  prison 
que  le  lendemain  matin,  car  le  valet  de  chambre  était  allé  au 
bal,  et  personne  ne  put  entendre  les  plaintes  du  prisonnier. 
Cette  mésaventure  fait  la  joie  du  prince  de  Metternich  (1). 


LE   ROI  DB   NAPLES 

Vienne,  mars  1823. 

Le  roi  de  Naples  est  toujours  ici.  Il  voulait,  assure-t-on, 
aller  à  Paris  voir  Mme  la  duchesse  de  Berry;  mais  ce  voyage 
n'aura  pas  lieu.  Il  est  impossible  d'avoir  une  figure  plus  véné- 
rable j  l'extrême  affection  de  ce  veillard-roi  pour  ses  parents  et 
ses  enfants  est  tout  à  fait  touchante  :  ses  caresses  paternelles 
au  prince  de  Salerne,  quil  appelle  mon  fanciulio  (petit  enfant) 
malgré  sa  taille  colossale,  et  les  attentions  pleines  de  respect 
et  de  tendresse  du  prince  pour  son  auguste  père  sont  vrai- 
ment admirables.  Le  roi  de  Naples  a  non  la  majesté  royale, 
mais  celle  de  la  vieillesse  patriarcale. 


(i)  M.' de  Lebzeltern  est  un  homme  aimable,  et  très  agréablement 
eonvertalionnable.  Mme  de  Chotelc  me  flt  faire  sa  conmùssance  &  Bade 
en  1843.  Il  vint  me  voir  après  le  départ  de  Thérèse.  Il  a  le  naturel  et  la 
facilité  d'un  homme  du  monde.  II  revenait  de  Bordeaux,  superbe  villp, 
me  disait-il,  hélas  t  tuée  par  Marseille,  mais  quel  beau  «idavrêî  ajoutait-il. 
Il  me  conta  aussi  l'aversion  de  la  princesse  de  Liévenjpour  les  chemins 
do  fer  ;  elle  les  hait,  parce  qu'elle  ne  veut,  dit-elle,  «  ni  perdre  son  indé- 
pendance ni  sa  dignité  ».  J*ai  moins  d*orgueiI  ;  je  les  abhorre,  simplement 
dans  la  crainte  de  perdre  la  vie. 


DE  LA   BARONNE   DU  MONTET  251 

LE   DUC   DB   BBIGHSTADT 

Vienne,  mai  1823. 

Nous  nous  promenions  au  Prater.  Le  jeune  duc  de  Reich- 
stadt  était  devant  nous;  il  se  promenait  avec  son  sous-gouver- 
neur, le  bon  chevalier  Foresti,  ami  et  ancien  camarade  de 
M.  du  Montet,  à  la  recommandation  duquel  il  doit  la  place 
agréable  et  de  confiance  qu'il  occupe.  Nous  admirions  la 
démarche  du  jeune  prince,  sa  taille  déjà  élancée  pour  son  âge 
et  élégante  ;  il  se  retourna  vivement,  en  disant  avec  énergie  : 
€  Mon  cher  Foresti,  on  peut  toujours  ce  que  Ton  veut.  »  Il 
nous  aperçut  et  nous  salua  très  gracieusement;  son  gouver- 
neur en  fit  autant;  nous  échangeâmes  en  souriant  un  regard 
sympathique.  Il  y  avait  bien  du  Napoléon  dans  la  sentence  du 
jeune  prince,  dans  le  ton  et  le  geste  énergique  dont  il  l'avait 
accompagné. 


UN  torchon!    un  torchon!.    —   LE  JEU  DU  ROI 

Paris,  mai  1824. 

Je  vous  l'ai  dit,  je  suis  très  curieuse;  une  fête  m'intéressait 
quand  elle  ne  ressemblait  pas  à  ce  que  j'avais  déjà  vu  à 
Paris  :  les  salons  du  faubourg  Saint-Germain,  la  cour  avaient 
tout  le  charme  de  la  nouveauté.  Rien  ne  ressemblait  moins  à 
la  cour  de  Vienne  que  celle  des  Tuileries.  Nous  fûmes  invités 
au  jeu  du  roi;  j'y  fus  avec  la  comtesse  de  Lynch.  Les  toilettes 
étaient  brillantes  et  élégantes,  mais  les  diamants  bien  plus 
rares  qu'à  Vienne,  les  perles  imperceptibles.. M.  le  duc  d'Or- 
Jéans  traversa  les  immenses  salons,  suivi  de  Mme  la  duchesse 
d'Orléans,  sans  quitter  un  seul  instant  sa  position  courbée 
d'une  révérence.  J'admirai  ce  tour  de  force  d'une  politesse 
miraculeuse;  cette  révérence  commencée  à  l'entrée  des  grands 
appartements  et  prolongée  jusqu'à  l'extrémité  avait  delà  grâce. 
Le  mouvement  de  la  tète,  fort  noble,  se  portant  alternativement 
à  droite  et  à  gauche  avec  une  égale  mesure;  les  pieds  glissant 


/ 


252  SOUVENIRS 

toujours  en  avant  comme  le  commencement  d*un  salut.  Louis- 
Philippe  ressemble  à  LouisXlY;  je  le  dis  ce  soir-là  à  ma  voisine, 
qui  s'en  fâcha  en  riant,  mais  cette  ressemblance  m'a  toujours 
frappée.  Lorsque  le  roi  et  Mme  la  Dauphine  eurent  fait  le  tour 
des  vastes  appartements,  le  jeu  commença,  et  la  foule  circula. 
C'était  une  manière  de  faire  sa  cour  que  de  s'arrêter  quelques  ins- 
tants respectueusement  devant  la  partie  du  roi  et  celle  des  prin- 
cesses. Nous  nous  acheminions  vers  celle  de  Mme  la  Dauphine, 
lorsque  le  cri  t  un  torchon  !  un  torchon  !  *  retentit  fortement. 
On  se  pressait  autour  de  la  table  de  whist  t.. .  Mme  la  Dauphine 
riait,  elle  passait  alternativement  d'un  air  sérieux  et  même 
sévère  à  un  hochement  d'épaules  provoqué  par  un  rire  étouffé. . . 
€  Un  torchon  1  »  criait  M.  le  duc  de  Duras.  Des  laquais  se  précipi- 
tèrent, essuyèrent,  frottèrent.  Mme  la  Dauphine  poussa  du 
pied  la  queue  de  sa  magnifique  robe,  qui  avait  été  atteinte. 
Elle  jouait  avec  l'ambassadrice  d'Espagne  et  je  ne  me  rappelle 
plus  qui  encore. 

M.  de  Girardin,  capitaine  des  chasses,  celui  que  les  princes 
affectionnaient  beaucoup  sous  cet  intéressant  rapport^  celui 
qu'ils  appelaient  Drudin  dans  leur  familière  et  bienveillante 
intimité,  avait  pris  une  glace  au  café  de  Foy,  disait-on,  et  dîné 
chez  je  ne  sais  quel  restaurateur  du  Palais-Royal,  qui  ce  jour- 
là  empoisonna  accidentellement  une  partie  de  ses  commen- 
saux; saisi  d'un  malaise  subit  et  violent,  au  moment  où  il 
passait  devant  le  jeu  de  Mme  la  Dauphine^  arrêté  par  la  foule, 
il  vomit  horriblement,  et  si  près  de  la  princesse  que  sa  robe 
en  fut  atteinte.  Nous  faillîmes  mettre  les  pieds  et  nos  robes 
dans  cette  vilaine  chose.  Le  comte  de  Bombelles  vint  me  voir 
le  lendemain,  et  en  entrant  il  criait  de  sa  grosse  voix  avec  un 
rire  d'indignation  :  •  Un  torchon  !  un  torchon  I  A-t-on  jamais 
entendu  pareil  cri  aux  Tuileries?  —  Calmez-vous^  lui  dis-je  en 
riant  aussi^  cet  accident  pouvait  arriver  à  tout  le  monde;  je 
ne  souhaite  ce  mal  à  personne,  mais  je  ne  suis  pas  fâchée  quïl 
ait  atteint  plutôt  un  libéral  qu'un  autre.  On  dira  Girardin-Tor- 
ckon  peut-être  pendant  quinze  jours;  le  roi  et  les  princes 
seront  aux  petits  soins  pour  lui  faire  oublier  son  indigestion.  > 

Hélas  !  il  y  a  eu  d'autres  souillures  aux  Tuileries  qui  ne  s'effa- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         253 

ceront  jamais  1...  M.  de  Girardin  était  en  vérité  bien  innocent 
de  la  sienne.  <  Voyons,  disais-je  au  comte  Charles  de  Bombelles, 
quel  efTet  eût  produit  un  pareil  accident  à  Versailles^  en  pré- 
sence de  Louis  XIV?  Le  souvenir  de  Vatel  me  fait  frémir;  sous 
Louis  XV  on  l'eût  mis  en  chanson  ;  sous  Napoléon  l'infortuné 
chambellan  qui  en  eût  été  la  victime  en  eût  pris  une  Ûèvre 
chaude  et  serait  devenu  fou.  Le  restaurateur  négligent  eût 
été  mis  à  Vincennes  comme  conspirateur,  contre  la  majesté 
impériale.  > 

Nous  avions  été  invités  au  jeu  du  roi.  Le  cardinal  me  dit 
que  Mme  la  Dauphine  nous  avait  fait  l'honneur  de  nous  ins- 
crire sur  la  liste  en  sa  présence.  Magnifique  soirée  royale, 
cela  va  sans  dire;  mais  ce  qui  m'amusa^  comme  un  vieil  enfant 
que  je  suis,  futde  voir  Mme  la  Dauphine  se  lever  brusquement 
et  remettre  son  jeu  au  vieux  marquis  d'Autichamp,  qui  se  trou- 
vait près  d'elle:  illaisaitune  extrême  chaleur,  la  princesse 
voulait  se  rafraîchir.  Le  marquis  avant  de  s'asseoir  tira  res- 
pectueusement son  mouchoir^  en  fit  un  rouleau  tel  que  ceux 
que  les  paysannes  mettent  sur  leurs  têtes  lorsqu'elles  portent  \ 
un  fardeau,  et  s'assit  dessus.  Cette  préparation  dura  assez 
longtemps.  Le  marquis  eût  trouvé  inconvenant  de  se  poser 
là  où  Mme  la  Dauphine  l'avait  été,  et  aussi  inconvenant 
qu'elle  eût  pris  une  place  qu'il  venait  d'occuper.  Le  respect 
était  très  louable,  surtout  par  l'extrême  chaleur  des  salons 
royaux;  cela  ne  m'empêcha  pas  de  rire  en  voyant  le  vieux 
seigneur  juché  sur  son  bourrelet  chevaleresque. 


AUDIENCE   DE   CONGE   DE   L  IMPERATRICE 

Vienne,  août  1824. 

Nous  avons  fait  demander  une  audience  de  congé  à  l'Impé- 
ratrice. Elle  ne  devait  passer  qu'un  jour  â  Vienne  à  son  retour 
de  Bade;  elle  a  bien  voulu  nous  accorder  cette  audience  le 
jour  même  de  son  arrivée.  Après  nous  avoir  témoigné  l'inté- 
rêt le  plus  sensible,  elle  a  voulu  que  je  prisse  place  sur  son 
canapé  près  d'elle,  elle  a  daigné  nous  garder  près  de  trois 


!  t 


254  SOUVENIRS 

quarts  d'heure.  Par  une  attention  charmante,  elle  avait  voulu 
avoir  pour  dames  d'honneur  de  service  pendant  cette  audience 
Mmes  de  "'Hbehenegg  et  de  Veveldt,  mes  compagnes  et 
amies  de  couvent.  L'Impératrice  a  été  très  aimable,  non  seu- 
lement comme  souveraine,  mais  comme  femme  du  monde. 
Elle  nous  a  parlé  du  séjour  de  l'Empereur  à  Paris  en  1814,  et 
raconté  quelques  anecdotes  intéressantes  ou  plutôt  amusantes 
sur  les  établissements  que  l'Empereur  avait  visités;  puis  en 
riant,  elle  m'a  dit  :  «  Devinez  où  l'Kmpereur  a  eu  la  curiosité 
d'aller?  —  Je  n'oserai  jamais  prendre  la  liberté  de  deviner 
Votre  Majesté,  car  par  exemple  si  c'était  aujialais  Royal?...  » 
L'Impératrice  a  ri,  et  nous  a  dit  qu'effectivement  il  avait  voulu 
y  aller  une  fois,  ayant  entendu  raconter  des  choses  si  bizarres 
des  parures  de  cour  et  de  théâtre  de  ces  vilaines  femmes,. et 
des  airs  quelles  se  donnaient;  il  y  fut  incognito,  accompagné 
de  quelques-uns  de  ses  plus  graves  chambellans. 

L'Impératrice  se  leva  gracieusement  et,  après  nous  avoir  dit 
encore  les  choses  les  plus  bienveillantes,  parut  se  diriger  vers 
les  portes  de  son  appartement.  Nous  étions  dans  le  grand 
salon  tendu  alors  en  étoffe  de  soie  blanche  avec  des  draperies 
de  velours  rouge  et  des  franges  d'or.  Le  salon  est  très  long; 
croyant  l'Impératrice  rentrée  chez  elle,  mes  deux  amies 
me  prirent  chacune  par  un  bras  et  nous  félicitaient  avec  une 
vive  et  tendre  satisfaction  sur  la  manière  charmante  dont 
l'Impératrice  nous  avait  reçus.  Nous  cheminions  ainsi  en 
causant  librement  et  nous  avions  atteint  la  porte  où  mes  amies 
prenaient  congé  de  nous,  lorsque  je  sentis  une  main  douce  se 
poser  sur  mon  épaule;  je  me  retournai  et  je  vis  l'Impératrice, 
qui  nous  avait  suivies  et  qui  paraissait  touchée  de  la  franche 
affection  qui  nous  unissait.  «  J'ai  encore  voulu  vous  dire,  nous 
dit-elle  avec  une  extrême  bonté,  que  je  serai  bien  aise  d'ap- 
prendre de  vos  nouvelles;  j'espère  qu'après  les  premiers 
moments  de  douloureuse  émotion  passés  vous  serez  heu- 
reux de  revoir  le  cardinal  et  les  enfants  de  votre  sœur.  » 
J'étais  alors  en  deuil  de  ma  grand'mère  de  la  Fare,  et  l'Impé- 
ratice  savait  que  depuis  peu  d'années  j'avais  perdu  ma  mère 
et  ma  sœur  :  je  ne  pus  répondre  à  cette  dernière  bonté  de 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         255 

rimpératrice  qu'avec  une  sensible  émotion,  et  des  larmes  dans 
les  yeux.  La  si  belle  et  si  chevaleresque  expression  de  physio- 
nomie de  M.  du  Montet,  sa  belle  croix  de  Marie-Thérèse  firent 
impression  sur  l'Impératrice. 


UN  BFFBT  BIZARRE   DB   L  IMAGINATION.    LB  MASQUE 

La^çomtesse  de  Palfy,  née  princesse  de  Ligne,  que  je  voyais 
souvent  à  Vienne,  me  dit  un  jour  de  carnaval  :  t  II  faut  abso- 
lument que  nous  allions  ensemble  masquées  à  la  redoute; 
vous  êtes  si  gentille,  dit-on,  nous  nous  amuserons  beau- 
coup. —  Ne  vous  y  attendez  pas,  lui  répondis-je,  je  suis 
timide  même  sous  le  masque.  —  Non,  non,  vous  intriguez 
délicieusement,  je  le  sais,  et  personne  ne  vous  reconnaît.  — 
Je  le  crois  bien,  je  ne  parle  qu'aux  personnes  qui  ne  me 
connaissent  point,  ou  au  moins  à  celles  à  qui  je  ne  parle 
jamais.  —  C'est  égal,  vous  viendrez.  »  Nous  primes  jour, 
et  à  minuit  j'arrivai  chez  la  comtesse.  J'étais  déjà  coiffée  de 
mon  élégant  turban  en  mousseline  des  Indes  que  Thérèse  avait 
gracieusement  tourné  sur  ma  tête;  j'étais  vêtue  d'une  robe  en 
gros  de  Naples  noir,  et  admirablement  chaussée  avec  des  sou- 
liers de  satin  noir  et  des  bas  de  soie  idem  ;  j'avais  les  gants  blancs 
les  plus  frais,  empreints  d'un  parfum  très  doux;  je  tenais  sur  le 
bras  mon  domino  de  taffetas  noir,  sorte  de  peignoir  très  ample, 
avec  pèlerine  et  ceinture  à  coulisses,  et  à  la  main  mon  petit 
demi-masque  vénitien,  costume  de  rigueur  pour  les  femmes  de 
la  société  élégante.  Mme  de  Palfy  n'était  pas  prête;  sa  femme 
de  chambre  ne  pouvait  parvenir  à  lui  faire  un  turban  selon 
son  goût,  et  d'autant  moins  que  le  mien  excita  son  enthou- 
siasme; je  m'assis  sur  un  divan  à  côté  du  comte  de  Glary,  cet 
aimable  sybarite  ;  il  était  souffrant,  nous  causions  et  nous  nous 
moquions  un  peu  des  longueurs  coquettes  de  Mme  de  Palfy 
lorsque,  pour  gagner  du  temps,  elle  imagina  de  me  dire  : 
€  Au  lieu  de  vous  occuper  de  moi,  intriguez  Lolo.  »  (C'est 
ainsi  qu'on  appelait  le  comte  Charles  Clary  dans  sa  famille 
et  sa  société  intime.)  Entrant  dans  la  plaisanterie,  je  passai 


256  SOUVENIRS 

mon  domino,  et  tenant  mon  masque  à  la  main  devant  mon 
visage,  sans  même  l'attacher,  je  lui  adressai  quelques  paroles, 
avec  une  petite  voix  de  circonstance  :  «  Finissez,  finissez,  dit- 
il  d'une  voix  très  émue.  —  Ah  I  vous  craignez  que  je  ne  vous 
dise  quelques  vérités.  —  Grâce,  je  vous  en  prie,  je  vous 
en  supplie...  j'ai  peurf  »  Alors  il  me  vient  à  l'esprit  de  lui 
parler  d'une  princesse  napolitaine  dont  je  ne  connaissais  le 
nom  ni  l'existence  que  par  lui  qui  nous  en  parlait  souvent,  et 
c'était  même  un  sujet  de  nos  plaisanteries;  le  voilà  dans  une 
agitation  extraordinaire,  courant  dans  la  chambre,  se  bou- 
chant les  oreilles.  Mme  de  Palfy,  qui  s'amusait  de  cette  scène, 
oublia  son  turban,  prit  son  masque  et  se  mit  à  courir  après 
lui  en  lui  disant  mille  folies.  Nous  riions  aux  larmes,  ayant 
plus  souvent  nos  masques  à  la  main  que  sur  notre  visage; 
mais  le  pauvre  comte,  tout  à  fait  éperdu,  demandait  miséri- 
corde et  finit  par  s'échapper,  nous  laissant  rire  et  nous  étonner 
de  sa  défaite.  Il  nous  a  dit  depuis  que  l'effet  des  masques  et 
de  nos  voix  changées  si  brusquement  l'avait  bizarrement 
impressionné.  •  Mais,  vous  allez  souvent  à  la  redoute,  vous 
vous  y  amusez,  vous  n'avez  pas  peur?  —  Non  assurément, 
quand  je  ne  connais  pas,  ou  au  moins  je  ne  reconnais  pas  les 
masques  qui  viennent  me  parler,  je  cherche  à  les  deviner; 
mais  vous,  avec  qui  je  venais  de  causer  si  naturellement, 
changer  ainsi  tout  à  coup  si  complètement,  n'être  plus  vous 
du  tout!  Ne  vous  moquez  pas  de  moi,  cela  m'a  fait  un  effet 
indéfmissable,  ne  le  faites  plus  jamais,  je  vous  en  prie.  — 
<  Vous  m'avez  donc  trouvée  bien  effrayante?  —  Ce  n'est 
pas  cela;  votre  gaieté  est  aimable  sous  le  masque,  et  si  je  n'avais 
pas  causé  avec  vous  un  instant  auparavant,  vous  m'auriez 
bien  amusé,  mais  deux  personnes  si  différentes  l'une  de 
l'autre,  cela  est  étrange.  »  ...  La  grosse  gaieté  de  Mme  de  Palfy 
l'avait  beaucoup  moins  intimidé. 

Le  comte  Clary,  depuis  prince  Clary,  est  le  plus  élégant 
homme  du  monde,  spirituel,  bon  et  toujours  poli.  Je  lui  disais 
qu'il  avait  surmonté  une  grande  difficulté,  celle  d'être  élégam- 
ment gourmand.  Il  était  depuis  longtemps  souffrant  d'un 
asthme,  quoique  jeune  encore,   et  condamné  à  un    sévère 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  257 

régime.  Pour  éviter  les  tentations,  il  ne  se  mettait  plus  à  table 
le  soir,  était  bien  sage.  Mais  une  fois,  en  sortant  de  chez  la 
princesse  Ciary,  sa  mère,  nous  le  trouvâmes  caché  derrière 
la  porte  du  salon  qui  communiquait  dans  la  salle  à  manger  et 
dévorait  un  énorme  morceau  de  pâté  de  foie  gras  I  Et  nous 
admirions  sa  courageuse  résignation,  et  ses  héroïques  priva- 
tions! Le  prince  Glary  est  mort  regretté  de  tous  ceux  qui  l'ont 
connu.  11  était  forcé  de  rester  souvent  chez  lui  dans  les  der- 
nières années  de  sa  vie^  et  nous  passions  de  charmantes 
soirées  dans  Tintérieur  de  sa  délicieuse  famille,  au  milieu  de 
ses  livres,  de  ses  tableaux  et  d'objets  d'art  dont  il  était 
entouré  en  amateur  délicat  et  éclairé. 

Cette  frayeur  du  comte  Clary  m'en  rappelle  une  autre. 
J'avais  passé  la  soirée  chez  ma  belle-sœur;  un  abbé  alsacien, 
homme  d'esprit,  habitué  de  la  maison  et  notre  ami,  y  était. 
Il  avait  été  beaucoup  question  du  célèbre  bandit  Crazel,  qui 
occupait  alors  presque  uniquement  Vienne  ;  c'était  un  roman- 
tique et  terrible  voleur,  il  apparaissait  sous  toutes  les  formes  : 
dans  les  forêts,  c'était  un  brigand  du  moyen  âge  ;  dans  les 
bals  champêtres,  un  élégant  cavalier;  sur  les  places  publiques, 
un  fashionable  jeune  homme.  On  contait  de  lui  mille  anec- 
dotes terribles  et  plaisantes  :  tantôt  il  avait  assassiné  des  tou- 
ristes et  protégé  des  voyageuses;  tantôt  inspiré  autant  de 
frayeur  que  de  passion;  enfin,  c'était  un  être  fantastique, 
tout  le  monde  en  parlait,  et  l'abbé  Gérard  nous  en  avait  raconté 
des  traits  extraordinaires  le  soir  même.  Nous  avions  ri  de  la 
bêtise  d'une  femme  de  chambre  qui  s'était  évanouie  de  peur 
en  ouvrant  la  porte  à  un  monsieur  qui  venait  tous  les  soirs 
chez  la  comtesse  X***,  parce  qu'il  lui  avait  dit  en  riant  de 
l'annoncer  sous  le  nom  de  Crazel.  Je  quittai  le  salon  de  Vic- 
toire à  neuf  heures  et  demie,  y  laissant  l'abbé  et  plusieurs 
autres  personnes,  pour  aller  m'habiller  pour  la  soirée  de 
l'ambassadeur  de  France;  ces  soirées  étaient  très  brillantes  et 
très  parées.  Je  mis  une  robe  de  satin  blanc  (je  vous  prie  de 
faire  un  peu  attention  à  ma  toilette)  garnie  de  très  belles 
blondes,  un  petit  chapeau  de  velours  épingle  rose,  relevé  d'un 
côté,  et  orné  de  ravissantes  plumes  roses;  il  faisait  froid; 


258  SOUVKNIRS 

j'avais  jeté  sur  mes  épaules  un  manteau  très  élégant  en  drap 
anglais  blanc,  doublé  de  tail'etas  bleu  clair;  j'étais  chaussée  de 
souliers  de  satin  blanc;  mon  domestique  m'avait  précédée  pour 
faire  avancer  ma  voiture,  et  je  descendais  l'escalier  (je  demeu- 
rais au  second  et  ma  belle-sœur  au  premier)  ;  j'étais  à  deux 
marches  au-dessus  du  palier,  près  de  la  porte  d'entrée  de  Vic- 
toire, lorsque  l'abbé  en  sortit,  l'escalier  parfaitement  éclairé, 
Je  pensai  qu'il  m'avait  vue,  et  continuant  pour  ainsi  dire  la 
conversation  de  la  soirée,  en  passant  près  de  lui,  je  pris  une 
voix  sombre  et  je  dis  :  La  bourse  ou  la  vie!  L'abbé  poussa  un 
cri  terrible;  je  crus  qu'il  plaisantait,  et  j'ajoutai  :  Still^  Crazelt 
(Silence,  c'est  Crazel)  en  riant  comme  bien  vous  pensez.  11  ne 
me  serait  jamais  venu  à  lïdée  qu'il  pût  me  prendre  pour  un 
bandit;  mais  il  était  hors  de  lui,  tremblant,  et  tellement  effrayé 
qu'il  fut  obligé  de  rentrer  dans  l'antichambre  de  ma  belle-sœur. 
Les  domestiques  s'empressèrent  près  de  lui,  on  lui  apporta  un 
verre  d'eau.  Je  riais  toujours  davantage  :  »  Madame  la  baronne 
n'a  donc  pas  eu  peur  »,  me  disaient  ces  braves  gens  étonnés; 
ils  me  savaient  très  poltronne,  et  croyaient  à  quelque  chose  de 
terrible,  c  Peur,  leur  répondis-je  en  ne  pouvant  cesser  de  rire, 
peur  de  moi?  Il  m'a  prise  pour  Crazel!  *  Le  grave  valet  de 
chambre  et  les  deux  laquais,  malgré  le  respect  que  leur  inspi- 
rait l'abbé,  éclatèrent  d'un  gros  et  franc  rire.  Remarquez  que 
l'abbé  Gérard  avait  près  de  six  pieds  de  haut,  était  large  à 
proportion,  ce  que  j'appelais  €  un  grand  exterminateur  »  ;  dans 
ses  récits  de  batailles,  il  n'avait  jamais  assez  de  morts  et  de 
blessés;  il  tuait  énormément;  ses  bulletins  étaient  inexorables. 
Ce  pauvre  Crazel  (pas  moi,  le  véritable  Crazel)  fut  pris  et 
condamné,  en  sa  qualité  de  brigand,  à  être  pendu.  On  fit  tout 
ce  qu'il  fut  possible  pour  lui  faire  obtenir  sa  grâce  ;  il  inspi- 
rait un  intérêt  général  :  mais  s'il  avait  fait  des  actes  d'une  gé- 
nérosité chevaleresque,  il  avait  aussi  commis  des  meurtres  ;  il 
fut  exécuté.  Le  comte  Charles  de  Bombelles,  alors  capitaine 
au  service  d'Autriche,  fut  commandé  pour  assister  à  l'exécu- 
tion ;  il  en  fut  avec  sa  compagnie  douloureusement  impres- 
sionné ;  il  se  mit  dans  une  sainte  et  juste  fureur  contre  des 
femmes,  des  femmes  en  toilette  élégante,  qui  voulaient  forcer 


DE   LA    BARONNE    DU   MONTKT  âîiÔ 

les  rangs  de  ses  soldats  pour  mieux  voir  ;  il  les  apostroplia 
de  sa  grosse  voix  et  les  força  de  s'éloigner.  Il  nous  dit  n'avoir 
jamais  vu  mourir  avec  un  plus  véritable  courage,  sans  osten- 
tation. Crazel  ne  pâlit  pas  devant  la  potence;  il  était  beau, 
jeune;' ses  traits  avaient  de  la  distinction;  il  fut  résigné  et 
confiant  dans  la  miséricorde  divine.  Il  embrassa  le  bourreau, 
selon  Tusage,  avec  dignité.  Le  bourreau,  en  Autriche,  avant 
de  procéder  à  une  exécution,  demande  pardon  au  condamné 
du  mal  qu'il  est  forcé  de  lui  faire,  et  l'embrasse  en  signe  de 
réconciliation.  Le  condamné,  vêtu  de  ses  habits  des  jours  de 
fête,  porte  un  énorme  bouquet  de  fleurs  et  tient  en  ses  mains 
le  crucifix.  Le  bouquet,  savez-vous  pourquoi?  Parce  que 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  a  dit  au  bon  larron,  au  criminel 
repentant  :  «  Vous  serez  aujourd'hui  au  Paradis  avec  moi.  » 
Voilà  pourquoi  les  condamnés  portent  un  bouquet  ;  ils  espè- 
rent fermement  en  la  parole  divine  et  miséricordieuse.  M.  de 
Bombelles  nous  disait  avec  une  vive  émotion  qu'en  voyant 
mourir  Crazel  le  brigand  il  n'avait  pu  s'empêcher  de  penser 
que  l'éducation  en  eût  fait  un  héros  î 

Pour  en  revenir  à  la  frayeur  épouvantable  de  Tabbé  Gérard, 
il  me  prend  la  peur,  à  moi,  non  pas  que  vous  puissiez  croire 
que  j'avais  l'air  d'un  bandit,  mais  peut-être  vous  dites-vous  : 
t  Ma  tante  était  probablement  aflreuse,  et  plus  laide  encore  dans 
sa  brillante  toilette  ?  »  Non,  en  vérité,  je  ne  l'étais  pas  et 
voici,  à  l'appui  de  mon  assertion,  quelques  vers  que  le  pauvre 
abbé  m'avait  adressés  quelques  jours  auparavant,  en  m'en- 
voyant  un  joli  dessin  de  fleurs  pour  mon  album.  Vous  pouvez 
penser  combien  je  lui  en  ai  fait  la  guerre  depuis  : 

Puisque  vous  avez  pris,  aimable  Alexandrine, 
Le  parti  de  garder  toujours  mêmes  attraits, 
Môme  esprit  et  gaieté,  même  gentille  mine, 
11  vous  faut  un  bouquet  qui  ne  change  jamais. 

J'avais  trente  à  trente-deux  ans  alors  et  la  figure  plus  jeune 
que  mon  âge. 


260  SOUVENIRS 


ALT-OETTING 


Mars  1801,  décembre  1810,  septembre  1818,  8  septembre  1824. 

Lorsque  nous  étions  en  voyage  en  1801  pour  rentrer  en 
France  après  notre  émigration,  nous  nous  arrêtâmes  à  Alt- 
OEtting.  Nous  voyagions  avec  mon  père,  ma  mère,  ma  sœur 
chérie,  dans  une  belle  grande  voiture  peinte  et  dorée,  doublée 
de  veloiu^  cramoisi,  qui  avait  appartenu  à  un  archevêque  de 
Salzbourg  mort  peu  de  mois  avant  notre  départ.  Nous  avions 
un  grand  laquais  qui  se  disait  proche  parent  du  comte  de 
Béthisy  (en  ligne  indirecte).  La  magnificence  de  notre  équi- 
page était  précisément  la  cause  du  bon  marché  de  cette  voi- 
ture, si  archiépiscopale  que  personne,  probablement,  n'en 
avait  voulu.  Nous  enfoncions  et  étouffions  dans  les  coussins 
dodus  et  moelleux  de  la  vaste  berline.  L*auberge  où  nous 
devions  passer  la  nuit  était  située  sur  la  place  où  se  trouve 
Tantique  et  miraculeuse  chapelle  de  la  Sainte- Vierge.  Il  n'était 
pas  tard.  Nous  fûmes  visiter  cette  chapelle;  nous  y  priâmes, 
ma  sœur  et  moi,  avec  ferveur;  je  n'avais  que  seize  ans,  je 
sortais  du  couvent  et  je  ne  comprenais  pas  de  plus  grand 
bonheur  alors  que  de  retourner  un  jour  à  Vienne,  et  de  revoir 
la  maison  où  j'avais  été  élevée;  je  le  demandai  à  Dieu  et  cette 
prière  d'un  enfant  a  été  exaucée. 

Lorsque  je  repassai  à  Alt-OEtting  en  1810  pour  aller  à 
Vienne  épouser  le  baron  du  Montet,  je  m'arrêtai  encore  à 
cette  chapelle;  je  me  ressouvins  de  la  demande  que  j'avais 
faite  à  Dieu  par  l'intercession  de  Marie,  et  je  lui  adressai  des 
prières  plus  réfléchies.  Au  moment  d'épouser  un  homme  dis- 
tingué par  sa  valeur  et  sa  réputation,  mais  que  je  ne  connais- 
sais pas  encore,  je  fis  les  prières  les  plus  ferventes  pour  le 
bonheur  de  l'union  que  j'allais  contracter.  Us  ont  été  exaucés, 
ces  vœux!  Vous  savez,  mon  Dieu,  que  je  vous  en  ai  constam- 
ment rendu  des  actions  de  grâces,  quoiqu'il  ait  été  mêlé  de 
bien  des  inquiétudes  et  de  larmes,  ce  bonheur  demandé  et 
accordé!  La  vie  de  M.  du  Montet  a  été  souvent  en  danger; 
des  vomissements  de  sang,  suite  des  fatigues  de  la  triste  cam- 


DR  LA  BARONNE  DU  MONTKT  261 

pagne  de  1809,  m'ont  causé  souvent  de  cruelles  angoisses. 

En  allant  et  revenant  de  France,  en  i818,  avec  mon  mari, 
mon  cher  et  bien-aimé  Joseph,  nous  passâmes  à  Alt-Œltting, 
et  pour  la  troisième  et  quatrième  fois  j'entrai  dans  la  cha- 
pelle, le  cœur  rempli  de  paix  et  de  joie.  Nous  nous  mîmes  à 
genoux  devant  la  sainte  image.  Nous  priâmes  pour  tous  ceux 
que  nous  aimions;  nous  demandâmes  le  seul  bonheur  qui  nous 
manquât,  un  enfant  que  nous  aurions  tant  aimé  I  Puis  nous 
fûmes  visiter  les  cloches,  et  nous  nous  arrêtâmes  devantla  tombe 
du  féroce  général  Tilly;  un  petit  garçon  qui  nous  servait  de 
conducteur  sautait  joyeusement  sur  la  pierre  sépulcrale  du 
bourreau  de  Magdebourg;  la  petite  tête  blonde  et  la  gaieté  de 
cet  enfant,  le  silence  et  la  profonde  solitude  de  cette  sépulture 
nous  firent  faire  des  réflexions  sur  le  torrent  des  âges. 

Hélas  t  le  8  septembre  1824,  en  rentrant  définitivement  en 
France,  nous  passâmes  encore  à  AIt-(%tting  :  c'était  le  jour  de 
la  fête  de  la  Nativité.  La  chapelle  était  pleine  de  pieux  pèle- 
rins et  retentissait  du  chant  de  leurs  beaux  cantiques;  les 
femmes  étaient  parées  de  leur  charmant  costume  national; 
leurs  cheveux  étaient  attachés  par  de  riches  épingles  en  fili- 
granes d'argent,  leurs  corsets  lacés  avec  des  chaînes  d'argent; 
et,  à  leur  cou,  elles  avaient  toutes  des  colliers  antiques  ou 
roses  d'argent,  d'un  travail  singulier  et  curieux.  En  notre 
qualité  d'étrangers  et  de  voyageurs,  la  foule  s'ouvrit  pour 
nous;  on  nous  fit  placer  au  banc  d'honneur  :  nous  entendîmes 
la  messe,  mon  cher  Joseph  et  moi,  le  cœur  rempli  de  regrets; 
(j'avais  perdu  mon  père  depuis  plusieurs  années)  (1);  j'étais 
en  deuil  de  ma  mère  (2)  et  de  ma  grand'mère  de  la  Fare  (3)  ; 
j'avais  perdu  ma  sœur  (4),  et  je  pleurais  en  adressant  à  Marie 
cette  simple  prière  du  fond  de  mon  cœur  :  t  Consolatrix  afllic* 
torum,  ora  pro  nobis.  > 


(1)  Le  4  novembre  4804.  (Éd.) 

(2)  Morte  à  BoUènc  (Vaucluse),  le  6  juia  1823.  (Éd.) 

(3)  Henriette  de  Gazeau  de  Champagne,  marquise  de  la  Fare,  morte  à 
Bollène  le  26  juillet  1824,  âgée  de  98  ans.  (Éd.) 

(4)  La  comtesse  de  Villeviellc,  morte  à  Alais,  le  21  décembre  1819.  (Éd.) 


262  SOUVENIRS 


LE     PRINCE     DIETRICHSTEIN 


Paris,  1825-1826. 

Le  prince  Dietrichstein  est  à  Paris  avec  son  pupille,  le  petit 
Thalberg,  ce  prodigieux  jeu&e  pianiste.  Nous  Tavions  entendu 
It  Vienne,  à  l'âge  de  sept  ans;  il  était  déjà  bien  extraordinaire. 
Thalberg  est  fils  du  prince  Dietrichstein;  il  en  est  bien  fier.  Le 
prince  s'est  imaginé  '  de  voyager  Incognito  sous  le  nom  de 
baron  de  X...  ce  qui  l'a  naturellement  fait  prendre  partout 
pour  un  roi  et  particulièrement  pour  le  roi  de  Prusse  qui  voya- 
geait incognito  cet  été;  mais  à  Strasbourg^  où  Ton  a  su  son 
nom,  on  Ta  confondu  avec  son  frère,  le  mnèe  Maurice  Dietrich- 
stein, gouverneur  du  duc  de  Reichstadt.  Le  petit  Thalberg 
a  été  pris  pour  lui,  il  a'est  fait  un  rassemblement  sous  ses 
fenêtres;  le  jeune  artiste  s'est  montré  très  affable  avec  ses  e^- 
sujets. 

Nous  voyons  souvent  le  prince  Dietrichstein  ;  il  témoigne  le 
plus  vif  intérêt  à  H.  du  Hontet,  qui  est  bien  malade,  hélas) 
Son  estime  et  son  attachement  pour  lui  datent  des  débuts  de 
la  carrière  militaire  de  mon  mari  en  1793.  Le  prince  me  répète 
souvent  qu!il  n'a  jamais  vu  plus  de  courage,  plus  de  sang- 
froid  au  feu,  ni  une  plus  charmante  figure.  M.  du  Montet 
n'avait  alors  que  dix-sept  ans;  le  prince  prétend  que  les  vieux 
soldats  en  le  voyant  si  beau,  ses  cheveux  blonds  bouclés, 
sa  taille  élancée,  mince  et  gracieuse,  souriaient  et  le  pre- 
naient pour  une  jeune  Clorinde  déguisée  en  guerrier  pour  les 
suivre.  Il  s'amusait  beaucoup  de  ce  jugement  sur  son  jeune 
aide  de  camp;  mais,  après  les  combats,  après  sa  vaillante 
action  à  Ârlon,  après  sa  terrible  blessure,  ils  étaient  remplis 
de  respect  pour  lui  et  le  proclamaient  un  des  plus  vaillants 
soldats. 

Les  opinions  du  prince  sont  ultra-libérales,  il  ne  voit  à 
Paris  que  les  hommes  dont  les  actions  et  les  écrits  sont  les 
plus  opposés  au  gouvernement  actuel.  Il  est  en  opposition 
perpétuelle  avec  le  prince  de  Metternich,  auquel,  cependant. 


DK  LA  BARONNK  DU  MONTET  263 

il  ne  ce?se  (Fécrire  sur  des  matières  politiques.  Apre^  fron- 1 
(leur,  il  critique  son  système  avec  aigreur  et  amertume.  Il  flatte  ■ 
les  partisans  des  idées  révolutionnaires  partout  où  il  en  ren- 
contre; il  n'est  parvenu  qu'à  perdre  les  avantages  de  sa  haute 
position  sans  avoir  acquis  de  crédit  sur  les  libéraux  de  son 
pays,  et  sur  ceux  d'ici.  Le  prince  a  énormément  d'esprit,  le 
cœur  grand  et  généreux,  la  plus  noble  figure,  un  front  superbe, 
de  la  hauteur.  H  a  des  égards  chevaleresques  pour  la  femme 
qui  voyage  avec  lui  ;  c'est  une  belle  Viennoise,  dont  le  mari  est 
cordonnier!  Je  l'ai  vue  à  Saint-lloch,  entourée  de  ses  jolis 
enfants,  priant  dévotement  auprès  du  prince  père.,  Tbalberg 
a  une  mère  moins  commune,  la  baronne  Wetzlar,  femme 
d'un  juif  (baptisé,  je  crois).  La  baronne  Wetzlar  a  été  belle; 
elle  est  spirituelle,  hardie,  coquette,  extravagante;  elle  a  une 
admirable  voix  et  un  très  beau  talent;  le  prince  Dietrichstein 
lui  a  été  attaché  pendant  plusieurs  années.  • 

Le  prince  Dietrichstein  a  débuté  brillamment  dans  la  car- 
rière militaire  et  diplomatique  :  général,  chevalier  de  Marie-Thé- 
rèse, ambassadeur  en  Russie...  11  n'est  plus  rien.  Il  était  très 
lié  au  commencement  de  la  Révolution  avec  l'élite  de  la  , 
noblesse  émigrée,  le  comte  de  Langeron,  le  duc  de  Richelieu, 
Roger  de  Damas,  Mme  d'Ouden«u*de. 


1825,  VIENNE  —  PARIS,   4826. 

Vienne!  Paris!  deux  grandes  capitales,  qai  assurément  ne 
se  ressemblent  pas  du  tout.  Il  j  a  de  la  réalité  en  tout  à 
Vienne  :  vieille  cour,  noblesse  authentique,  orgueil  et  morgue 
aristocratique,  préjugés  enracinés,  luxe  et  magniftcence  de 
bon  aloi;  bourgeoisie  opulente,  parée,  gourmande,  métho- 
dique, dénigrante;  peuple  sérieusement  gai,  sérieusement 
dansant,  tranquillement  curieux,  sensuellement  dévot,  froide- 
ment malin  !  Paris,  la  ville  aux  illusions,  aux  vanités  scintil- 
lantes, aux  faux  gentilshommes,  aux  faux  diamants,  aux 
fausses  perles,  aux  faux  dévots,  aux  enthousiasmes  d'un  jour, 


264  SOUVENIRS 

aux  gouvernements  éphémères;  Paris,  magnifique  théâtre 
aux  décorations  éblouissantes  qui  croulent  à  la  fin  de  chaque 
nouveau  drame,  que  Tincendie  des  passions  allume  et  dévore  ; 
que  le  sang  a  si  souvent  souillé;  société  mêlée,  espionnée, 
espionnante;  furie  ambitieuse,  vanité,  jalousie,  impiété  sacri- 
lège, dévotion  exagérée  et  souvent  hypocrite. 

Bonne  et  excellente  ville  de  Vienne  !  Europe  dans  ses  salons, 
forêt  dans  son  beau  Praler,  harmonieuse  et  pieuse  dans  ses 
églises,  dansante  partout;  Vienne,  mon  cher  Vienne,  la  ville 
de  mon  enfance,  la  ville  de  mon  bonheur,  la  ville  heureuse  et 
qui  le  sera  toujours,  si  elle  a  le  bon  esprit  d'être  persuadée 
qu'elle  l'est!.  .  Je  connais  aux  Viennois  un  grand  défaut,  c'est 
la  singerie  :  il  pourrait  devenir  grave,  s'il  dépassait  les  modes 
françaises  et  anglaises. 

Il  y  a  un  grand  germe  de  haine  et  peut-être  de  révolution 
dans  la  morgue  arrogante  et  méprisante  de  la  haute  aristo- 
cratie autrichienne  et  le  vanité  blessée  de  la  seconde  noblesse; 
rien  ne  l'amalgame  jamais  avec  la  première,  ni  les  alliances 
qui  sont  toujours  des  mésalliances,  ni  les  services  rendus,  ni 
les  charges  éminentes  et  les  hauts  emplois,  ni  les  ordres 
les  plus  distingués.  Le  titulaire  jouit  à  la  vérité  de  tous 
les  honneurs,  de  tous  .les  avantages  qui  y  sont  attachés; 
mais  sa  famille  reste  toujours  étrangère.  La  femme  d  un 
général  victorieux  se  voit  repoussée  de  l'enceinte  réservée  à 
la  haute  noblesse,  si  son  mari  ou  elle  n'appartiennent  pas  à  la 
noblesse  présentée^  même  dans  les  cérémonies  religieuses  où  l'on 
rend  grâce  au  Dieu  de  la  victoire  1...  Cela  est  cruel  et  absurde. 
Le  poète,  l'homme  de  génie  ne  peut  franchir  la  stupide  bar- 
rière qui  le  sépare  des  salons  élégants  et  aristocratiques  où  il 
épurerait  son  goût  et  électriserait  l'esprit  fatigué  ou  engourdi 
qui  y  règne. 

Dans  ma  jeunesse,  il  y  avait  encore  à  Vienne,  dans  presque 
toute  la  haute  noblesse,  une  anlipaihie  extraordinaire  pour 
la  noblesse  française,  la  noblesse  émigrée  surtout.  Pourquoi? 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         263 


CLOTILDE   DE   VILLEVIBLLE   CHEZ   MADAME   LA   DUCHESSE 
DOUAIRIÂRE   d'oRLÉANS,    N^E    PENTHIÉVRE 

Mme  la  duchesse  d'Orléans  avait  beaucoup  d'amitié  pour 
ma  nièce  Clotilde  de  Villevielle  (4),  qui  était  une  délicieuse 
petite  fille,  spirituelle,  gracieuse,  et  jolie.  Mme  la  duchesse 
d'Orléans  l'envoyait  souvent  chercher  dans  son  couvent  à 
Paris,  avec  la  petite  de  Chantérac.  La  dernière  fois  qu'elle 
daigna  faire  cette  faveur  à  Clotilde,  elle  se  sentait  très  malade 
(de  la  maladie  qui  l'a  enlevée  peu  de  temps  après);  elle  voulut 
donner  un  souvenir  d'affection  à  la  petite.  C'était  un  très  beau 
médaillon,  entouré  de  turquoises  et  d'améthystes,  suspendu  à 
une  belle  chaîne  d'or.  Clotilde  reçut  ce  précieux  bijou  avec  une 
petite  moue  boudeuse,  qui  n'échappa  pas  à  l'excellente  prin- 
cesse. «  £hf  quoi!  ma  petite,  ce  médaillon  ne  vous  plaît  pas! 
Trouvez-vous  qu'il  y  manque  quelque  chose?  —  Oh  oui! 
Madame.  —  Et  quoi,  mon  enfant?  répliqua  la  princesse  d'un 
air  mécontent  (car  elle  avait  espéré  lui  faire  grand  plaisir). 
—  Oh  I  il  y  manque  tout,  il  y  manque  des  cheveux  de  Votre 
Altesse,  répondit  la  petite  fille  en  se  jetant  au  cou  de  la  bonne 
duchesse  attendrie.  —  Oh,  vous  en  aurez;  vous  êtes  la  pre- 
mière personne  qui  m'en  ayez  jamais  demandé...  »  Puis  elle 
prit  des  ciseaux  et  coupa  elle-même  la  mèche  de  cheveux  blancs 
que  Clotilde  conserve  avec  tendresse  et  respect  dans  son  beau 
médaillon.  Clotilde  avait  neuf  ans  ! 


LETTRE     DE     LA    JEUNE     COMTESSE    SIDONIE    DE     GHOTEK    (2) 

Vienne,  1825. 

On  est  encore  bien  occupé  ici  de  la  noce  de  l'archiduc 
François,  quoiqu'il  y  ait  déjà  près  de  quinze  jours  qu'elle  soit 

(1)  Née  en  1807  au  château  de  Mirabel  (Gard),  chanoinesse  honoraire 
du  chapitre  de  Brûnn  (Autriche),  mariée  on  1827  &  Casimir  du  Verdler, 
comte  de  Genouillac,  morte  à  Rouen  en  1878.  (Éd.) 

(2)  La  comtesse  Sidonic  de  Cliotek,  nièce  de  ma  charmante  amie  la  com- 
tesse Thérèse.  Elle  a  épousé  le  comte  de  Fûnfkirchen. 


266  SOUVENIRS 

faite.  Je  ne  vous  parlerai  pas  des  fêtes  qui  ont  été  décrites 
dans  toutes  les  gazettes,  quoique  quelques-unes  de  celles  qui 
devaient  avoir  lieu  dans  le  courant  de  la  première  semaine 
n'aient  pas  encore  été  données,  parce  que  les  incommodités 
réitérées  de  la  reine  de  Bavière  dérangent  tons  les  projets. 
On  est  extrêmement  content  de  la  nouvelle  archiduchesse, 
qui  est  trcs  griinde,  maigre,  mais  cependant  très  jolie  et  ayant 
beaucoup  de  grâce.  Elle  n'est  pas  du  tout  timide,  a  surtout 
en  saluant  une  grâce  particulière  qui  charme  tous  nos  bons 
Viennois.  Elle  cause  avec  esprit  et  aisance,  et  a  toujours  un 
mot  agréable  à  dire  à  chacun.  L'archiduc  contente  aussi  tous 
ceux  qui  l'approchent  et  qui  ont  occasion  de  causer  avec  lui. 
L'oncle  Ernest  (4)  nous  a  parlé  les  larmes  aux  yeux  d'une 
longue  conversation  qu'il  a  eue  avec  lui  ces  jours-ci,  et 
dans  laquelle  l'archiduc  lui  parla  de  son  bonheur  d'avoir 
épousé  une  si  aimable  princesse,  de  ses  devoirs  présents  et 
futurs  comme  fils  et  frère,  qui  faisaient  autant  d'honneur  à 
son  esprit  qu'à  son  cœur,  de  sorte  que  mon  oncle,  avec  sa 
franchise  habituelle,  ne  put  s'empêcher  de  lui  dire  qu'il  était 
d'autant  plus  enchanté  de  ce  qu'il  venait  d'entendre  qu'il  devait 
lui  avouer  qu'il  ne  s'y  était  pas  attendu. 

Vous  savez  sûrement  depuis  longtemps  le  mariage  du  roi 
de  Prusse  avec  Mlle  de  llarrach,  dont  le  père,  frère  des  Harrach 
d'ici,  était  établi  à  Saint-Pôlten  après  avoir  fait  une  mésal- 
liance. Depuis  quelques  années  il  vit  en  Saxe,  et  c'était  de  là 
que  sa  fille  vint  à  ïeplitz,  où  le  roi  fit  sa  connaissance.  Les 
Clary  sont  d'autant  plus  étonnés  de  ce  mariage  que  le  roi 
semblait  fort  amoureux  cette  année  de  Mlle  Catherine  Tie- 
senhauseji,  qu'à  la  vérité  la  mère  mettait  toujours  dans  son 
chemin.  Mme  llitrof  disait  l'autre  jour  à  ma  tante  Clary  : 
Concevez-vous  le  roi!  Vous  avez  pourtant  vu  comme  il 
était  amoureux  de  ma  fille  ;  mais  ce  n'eût  pas  été  un  mariage 
convenable  pour  la  petite-fille  du  général  Kutasof.  »  La  veille 
du  mariage,  la  comtesse  Zichy  écrivait  à  son  mari  :  f  Je  pré- 
sente aujourd'hui  en  ville  une  demoiselle  d'Uarrach.  >  Et  le 

(1)  Le  comte  Ernest  lloyos. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  267 

lendemain^  elle  était  femme  du  roi.  La  princesse  héréditaire, 
qui  donna  la  première  cette  nouvelle  a  son  père^  ne  la  sut 
elle-même  qu'après  le  mariage^  dont  les  témoins  étaient  le 
prince  héréditaire,  le  prince  Guillaume,  frère  du  roi,  et  le  duc 
de  Mecklembourg,  frère  de  la  défunte  reine.  Le  roi  déclara 
sentimentalement  qu'il  n'avait  voulu  se  marier  que  de  la  main 
gauche  pour  ne  pas  voir  une  autre  succéder  à  la  reine  Louise. 
Elle  porte  le  nom  de  princesse  de  Liegnitz.  Comme  fille  du 
comte  Harrach,  elle  doit  être  catholique,  mais  sa  mère  est 
protestante,  et  ce  n'est  que  d'après  le  rite  de  cette  religion 
quelle  aété  mariée.  Les  Clary  la  connaissent  peu,  parce  qu'elle 
ne  vint  jamais  au  château;  mais  le  gouverneur  d'Edmond  (le 
prince  Clary)  était  son  danseur  habituel  à  la  salle  de  Teplitz  et 
la  trouve  charmante.  Notre  Empereur  a  dit  en  apprenant  ce 
mariage  :  <  C'est  une  mésalliance,  et  les  mésalliances  ne  réus- 
sissent ni  chez  un  souverain  ni  chez  un  particulier.  » 

Un  autre  mariage  qui  vient  d'être  déclaré  est  celui  de  la 
âUe  du  prince  Palfy  avec  Schônfeld  le  cadet,  qui  est  dans  la 
diplomatie. 


PETITE  FEUILLE  DE  NOUVELLES  (1) 

VienDc,  1825. 

...  Il  doit  y  avoir  aujourd'hui  une  fête  chez  la  princesse 
Marie  (2);  le  prince  de  Metternich,  qui  doit  en  être  le  héros, 
tâchera  probablement  de  n'y  pas  aller;  les  tristes  nouvelles 
qu'il  reçoit  de  sa  femme  ne  lui  fournissent  qu'un  trop  juste 
prétexte  pour  échapper  au  rôle  ridicule  qu'on  lui  destine,  bien 
malgré  lui.  Il  se  trouve  que  la  princesse  Marie  Esterhazy  eut, 
il  y  a  plusieurs  semaines,  une  conversation  dans  laquelle  elle 
lui  fit  d'aimables  reproches  de  ce  qu'on  ne  pouvait  parvenir  à 
causer  avec  lui;  il  lui  répondit  quil  ne  causait  avec  suite 

(1)  La  comtesse  de  Chotek  me  faisait  écrire  à  Paris  par  sa  nièce  Sidonie 
de  Chotek.  Ceci  est  uo  extrait  de  ses  lettres. 

(â)  La  prtQcesse  Esterhazy,  née  princesse  Lxcchteostein  et  femme  du 
prince  Nicolas  Esterhazy,  ambassadeur  d'Autriche  en  Angleterre. 


268  SOUVENIRS 

qu'avec  les  vieilles  dames,  parce  que  cela  ne  pouvait  les  com- 
promettre, et  avec  les  très  jeunes^  parce  qu*alors  lui  était  trop 
vieux  pour  les  compromettre  ;  que  pour  elle,  n'étant  ni  jeune 
ni  vieille,  il  n'osait.  La  princesse  fut  enchantée  de  cette  décla- 
ration :  «  Comment,  lui  dit-elle,  vous  ne  me  comptez  pas  parmi 
les  vieilles?  Répétez-moi  donc  cela,  mais  c'est  charmant!  Mais 
moi,  je  ne  crains  pas  d'être  compromise,  et  je  vous  permets 
de  me  jeter  le  mouchoir.  —  Ahl  madame,  répondit-il,  j'en  ai 
déjà  tant  jeté,  qu'il  ne  m'en  reste  plus.  —  Ehl  bien  je  m'oc- 
cuperai à  vous  en  broder  un,  et  puis,  je  vous  donnerai  une 
fête  pour  installer  le  mouchoir.  >  Les  semaines  se  passent, 
et  le  prince  de  Metternich  n'aurait  plus  pensé  à  cette  scène, 
si  la  princesse  Marie  n'avait  eu  soin  de  l'avertir  de  temps 
en  temps  que  le  mouchoir  avançait.  Enfm,  il  est  prié  à  une 
soirée  pour  l'installation  du  mouchoir;  figurez-vous  son  efîroi. 
11  augmente  encore  bien  plus,  lorsqu'il  apprend  qu'il  doit  y 
avoir  des  costumes  turcs  à  cette  soirée,  et  le  voilà  au  déses- 
poir, ne  sachant  comment  éviter  cette  scène  qui  lui  paraît 
du  plus  grand  ridicule.  Palfy,  qui  est  à  cette  soirée,  nous  en 
contera  sans  doute  les  détails  que  j'ajouterai  ici,  s'ils  en  valent 
la  peine. 


IfÀ  PRliSBNTATION  AU  ROI^    A  LA  DAUPHINB, 
A  LA  DUCHESSE  DE   BERRT 

30  décembre  1825. 

J'ai  été  présentée  au  roi  et  aux  princesses  par  Mme  la  vicom- 
tesse de  Vaudreuil,  née  Caraman  (1),  sœur  de  ma  tante  de  la 
Fare  (2),  et  par  la  marquise  de  Chantérac  née  du  Hautier.  Mon 
costume  était  un  grand  deuil  à  cause  de  la  mort  du  roi 
Louis  XYIH.  Je  portais  une  robe  de  crêpe  noir,  doublée  de 

(1)  Pauline-Victoire  de  Caraman,  mariée  le  1"  mai  1781  &  Jean-Louis 
de  Rigaud,  vicomte  do  Vaudreuil,  fille  de  Victor-Maurice  de  Riquet,  mar- 
quis de  Caraman,  lieutenant-général,  cordon  roago,  et  de  Gabrielle  d'Al- 
sace d'Hénin,  princesse  de  Cbimay.  {Éd.) 

(2)  Gabrielle  de  Caraman,  mariée  le  30  mai  1775  à  Gabriel,  comte  do  la 
Fare,  brigadier  des  armées  du  roi,  etc.  (Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  269 

satin,  garnie  d'une  frange  de  jais  noir,  un  manteau  ou  traîne 
en  gros  d'hiver  également  garni  en  jais  noir;  j'avais  sur  la 
tête  une  toque,  avec  une  plume  de  héron  noire,  et  ornements 
en  jais  noir.  Le  roi  m'a  parlé  du  cardinal;  Mme  la  Dauphine 
a  eu  la  bonté  de  se  rappeler  mon  enfance  au  couvent  de 
Vienne;  Mme  la  duchesse  de  Berry  m'a  fait  en  courant 
la  révérence  qu'elle  fait  en  courant  à  toutes  les  dames  de  son 
cercle;  elle  profère  bas  quelques  paroles  que  Ton  n'entend  pas, 
et  auxquelles  par  conséquent  on  ne  répond  pas. 

J'allai,  le  lendemain  dimanche,  fort  tranquillement  à  la 
messe.  De  là  je  fus  faire  une  visite,  je  ne  rentrai  que  vers 
trois  heures.  Mon  mari  également  sorti  ne  devait  rentrer  que 
très  tard,  parce  qu'après  plusieurs  visites  il  devait  aller  dîner 
chez  le  maréchal  de  Yioménil.  En  rentrant  chez  moi  je  fus 
tout  étonnée  de  voir  ma  femme  de  chambre  qui  m'attendait 
sur  l'escalier  avec  impatience;  elle  me  dit  que  le  cardinal  était 
déjà  venu  deux  fois,  que  Mme  la  Dauphine  lui  avait  dit  qu'il 
fallait  que  je  revinsse  le  soir  faire  ma  cour  au  roi,  et  qu'elle 
comptait  bien  me  voir  aussi  f  Jugez  de  mon  embarras  I  Je 
n'avais  pas  la  ressource  de  Mmes  de  Yaudreuil  ni  de  Chan- 
térac  pour  m'accompagner;  elles  étaient  l'une  et  l'autre  de 
service  chez  leurs  princesses,  car  il  y  avait  grande  réception 
au  Château  et  au  Palais-Royal  :  je  n'avais  ni  voiture,  ni  laquais, 
mon  mari  avait  pris  l'un  et  l'autre  ;  je  n'avais  pas  de  coiffeur, 
pas  de  parures  nouvelles;  celle  de  la  veille  était  impossible. 
Pourtant  les  ordres  de  Mme  la  Dauphine  étaient  formels;  elle 
avait  répondu  en  riant  au  cardinal  et  à  Mme  de  Yaudreuil,  qui 
lui  avaient  représenté  que  je  serais  peut-être  fort  embarrassée 
de  venir  seule  :  qu'elle  le  voulait.  J'eus  heureusement  la  voiture 
et  les  gens  de  mon  oncle,  mais  ma  toilette  me  mit  au  déses- 
poir. Le  grand  deuil  me  tira  de  peine;  un  coiffeur  vint  après 
m'avoir  donné  toutes  les  angoisses  de  l'attente.  J'eus  une  gar- 
niture de  fleurs  noires  très  élégante.  Je  partis  seule.  J'étais 
dans  une  profonde  solitude  au  milieu  de  ces  immenses  salons 
d'attente,  et  de  cette  foule  de  femmes  se  heurtant,  se  poussant, 
s'accrochant,  se  chiffonnant,  se  marchant  sur  les  pieds.  Ma 
bonne  étoile  me  plaça  un  moment  auprès  de  Mme  de  Saint- 


270  SOUVENIRS 

Aigiian  qui  servait  de  chaperon  à  la  charmante  petite  com- 
tesse de  Dampierre,  née  Barbançois.  Mme  de  Saint- Aignan 
avait  Tair  si  bon  que  je  lui  contai  mon  étrangeté.  Elle  trouva 
que  les  ordres  de  Mme  la  Dauphine,  qui  me  mettaient  au 
désespoir,  étaient  une  grande  bonté.  Elle  voulut  bien  me  cha- 
peronner aussi;  elle  connaissait  beaucoup  le  cardinal  qu'elle 
avait  vu  habituellement  chez  la  duchesse  d'Orléans  douairière. 
Lorsque  je  fis  ma  révérence  à  Mme  la  Dauphine^  elle  se  mit 
à  rire  et  me  dit  :  t  Avouez  que  vous  avez  été  bien  contrariée 
de  venir  ici  ce  soir.  —  Contrariée!  oh!  non,  Madame,  mais 
à  la  vérité  un  peu  effrayée  de  mon  inexpérience.  »  Mme  la 
Dauphine  continua  à  plaisanter  de  la  manière  la  plus  aimable  : 
Avouez,  disait-elle,  que  vous  m'en  voulez  un  peu.  —  Je 
suis  trop  flattée  du  souvenir  de  Mme  la  Dauphine,  j'en  suis 
pénétrée  de  reconnaissance;  je  la  remercie  d'avoir  bien  voulu 
m'ordonner  d'avoir  l'honneur  de  mettre  ce  soir  mes  hommages 
à  ses  pieds.  »  La  princesse  riait  toujours;  Mme  de  Vaudreuil, 
qui  était  près  d'elle,  m'a  dit  le  lendemain  qu'elle  ne  l'avait 
jamais  vue  plaisanter,  que  c'était  la  première  fois,  et  que  je 
devais  en  être  bien  fière.  Mais,  en  vérité,  je  ne  le  fus  pas  du 
tout,  et  là  se  sont  arrêtées  à  peu  près  mes  béatitudes  de  cour. 
Mme  la  Dauphine  m'a  souvent  traitée  très  gracieusement, 
d'autres  fois  elle  ne  m'a  pas  reconnue  du  tout  :  je  ne  fus  pas 
plus  affligée  que  glorieuse. 


UNE     LETTRE    DU    COMTE     DE     SÈZE,     DÉFENSEUR 
DE     LOUIS    XVI    (i) 

c  ...  Au  fond  je  n'ai  rien  fait  de  si  éclatant.  Je  n'ai  fait 
que  remplir  un  devoir  sacré  que  tout  bon  Français  aurait 
rempli  comme  moi.  Je  sacrifiais,  à  la  vérité,  ma  vie  dans  ce 
temps  de  périls,  mais  ce  sacrifice  ne  pouvait  pas  coûter  à  un 

(1)  Mme  la  haroonc  du  Montet  avait  exprimé  à  M.  de  Sèze  le  désir  de 
posscdri*  en  sa  qualité  do  Vendécimo  un  autogruplio  du  dcfonsour  de 
Louis  XVI.  M.  de  Sèze  lui  adressa  la  lettre  dont  nous  donnons  ici  un 
extrait  (lid.) 


DE   LA    FURONNE    UV   MONTET  274 

homme  qui  était  appelé  à  l'insigne  gloire  de  défendre  son 
souverain,  et  qui  pouvait  ne  pas  désespérer  de  le  sauver. 
Aussi,  madame,  n'ai-je  jamais  regardé  cette  époque  de  ma 
carrière  publique  que  comme  un  bonheur  pour  moi  person- 
nellement, mais  non  pas  comme  un  de  ces  efforts  qui  peuvent 
exciter  une  admiration  de  surprise.  Le  véritable  prix  de  mon 
sacrifice  à  moi,  c'est  Thonneur  qu'y  a  attaché  Topinion 
publique  ;  c'est  l'estime  dont  tout  ce  qui  porte  un  cœur  fran- 
çais la  récompense;  c'est  le  suffrage  des  gens  de  bien...  » 


UNE     BÊTISE 

Paris  i826. 

1 
Je  me  trouvais  un  jour  dans  une  tribune  de  la  chambre  des     [ 

députés  à  Paris  entre  Mme  Benjamin  Constant,  née  Harden- 
berg  et  Mme  ***,  belle-mère  de  M.  de  Vaublanc.  Celui-ci  vint 
plusieurs  fois  dans  la  tribune  pour  parler  à  sa  belle-mère. 
C'était  une  très  bonne  personne,  qui  me  parut  excessivement 
provinciale  (l'on  est  convenu  d'appeler  ainsi  les  Parisiens 
de  la  veille,  ce  qui  m'a  toujours  semblé  très  grotesque,  mais 
enfin  lacliose  est  reçue  ainsi).  Elle  parut  enthousiasmée  lorsque 
M.  de  Villèle  parut  à  la  tribune.  Vous  croyez  que  c'était  k  cause 
du  discours  du  ministre?  Oh  î  mon  Dieu  non.  Ce  qui  la  ravis- 
sait, c'est  qu'il  ne  mangeait  que  des  pommes  cuites,  et  comme 
elle  vit  mon  étonnement,  «lie  s'étendit  particulièrement  sur  ce 
sujet  intéressant  :  un  ministre  qui  ne  mangeait  que  des 
pommes  cuites  lui  paraissait  un  être  éminemment  privilégié.  , 
Elle  parlait  encore  lorsque  Benjamin  Constant  monta  à  la  tri-  , 
bune  et  posa  devant  lui  une  multitude  de  petites  feuilles  de 
papier  carrées,  écrites  d'un  côté  seulement;  il  les  lisait  avec 
rapidité  et  il  les  repoussait  avec  une  rapidité  sans  égale;  cela 
faisait  une  singulière  et  bien  désagréable  manière  de  lire 
ou  plutôt  de  réciter  un  discours,  d'autant  que  son  débit  était 
fort  monotone.  Le  paquet  de  petites  feuilles  à  lire  était  con- 
sidérable, je  croisai  les  bras,  je  penchai  la  tète  :  «  Vous 
trouvez- vous  mal?  »  me  dit  la  baronne  de  Wardener  avec 


272  SOUVENIRS 

laquelle  jetais  venue.  «  Non,  répondis-je  avec  un  air  de 
feinte  bêtise,  je  vais  dormir,  i  Mme  Benjamin  Constant  eut 
un  air  de  courroux  méprisant  qui  me  fit  rire  sous  cape;  vous 
pensez  bien  que  je  ne  dormis  pas,  et  que  mon  sommeil  feint 
eut  quelques  réveils. 


LE  BIENFAIT 

La  plupart  des  gens  du  monde,  en  se  récriant  sur  une 
action  bienfaisante,  admirent  moins  le  motif  du  bienfait  que 
la  fortune  qui  permet  de  le  faire.  C'est  admirable!  s'écrient 
les  gens  du  monde,  lorsque  le  secret  du  bienfait  répandu  par 
le  riche  parvient  jusqu'à  eux.  Mais  parlez  d'une  humble  cha- 
rité, de  secours  modiques  donnés  par  le  pauvre  à  plus  pauvre 
que  lui,  que  fait-on?  On  bâille.  <  Les  bonnes  gens!  »  disent 
quelques-uns.  c  Les  pauvres  gens!  >  ajoutent  d'autres,  avec 
plus  de  compassion  que  d'approbation. 


If.    DE   VINCENT 

Juia  1828. 

Jetais  nonchalamment  étendue  sur  ma  chaise  longue;  il 
était  six  heures  du  soir;  il  faisait  si  chaud!  Ma  jolie  soli- 
tude (i)  était  toute  parfumée  de  roses.  Je  m'étais  levée  à  trois 
heures  du  matin:  j'avais  cueilli  mes.  plus  belles  fleurs  pour 
orner  ma  chapelle,  car  c'était  le  jour  de  la  Fête-Dieu.  J'étais 
très  fatiguée,  mais  de  cette  fatigue  sans  souffrance  qui  fait 
jouir  seulement  du  repos;  les  jalousies  de  mes  salons  étaient 
fermées,  tout  était  calme  et  embaumé  autour  de  moi;  je  pen- 
sais à  Joseph  qui  était  à  Vienne;  mes  portes  a  deux  battants 
étaient  ouvertes...  Un  frôlement  de  robe  de  femme;  une 
démarche  légère  et  élégante,  puis  une  voix  d'homme  cadencée 


(1)  Mme  du  Montet  était  alors  installée  dans  une  maison  de  campagne 
située  à  Villers-les-Nancy.  {Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         273 

et  peu  sonore  me  firent  lever  la  tète.  C'était  le  général  baron 
de  Vincent^  ex-ambassadeur  d'Âutricbe  à  Paris  (i)^  et  sa  char- 
mante Pauline.  Le  général  admirait  et  avait  la  bonté  de  louer 
l'exquise  propreté  de  ma  petite  retraite,  si  confortable  à  la 
vérité,  toute  fraîche  encore  des  réparations  que  nous  y  avions 
faites  un  an  auparavant.  Je  lui  montrai  mon  jardin,  planté 
depuis  un  automne.  Il  s'assit  sous  latente  d'où  l'on  jouit  d'une 
si  belle  vue.  M.  du  Montet  a  préféré  mettre  une  tente  plutôt 
qu'un  kiosque  dans  ce  joli  point  de  vue;  c'est  un  ornement 
plus  militaire  et  qui  plaît  à  ses  souvenirs;  le  général  approuva 
ce  bon  goût.  La  conversation  nous  conduisit  je  ne  sais  com- 
ment à  parler  des  revenants,  et  il  raconta  agréablement,  et 
comme  avec  persuasion,  les  fantômes  de  la  Tour  de  Bioncourt. 
Cette  soirée  fut  charmante.  J'avais  vu  le  général  à  Vienne,  à 
Paris;  nous  avions  dinê  chez  lui,  je  l'avais  vu  dans  sa  noble 
attitude  d'ambassadeur  d'Autriche,  aux  brillantes  fêtes  du 
sacre;  je  le  revoyais  simple  propriétaire,  passionné  pour  sa 
terre  de  Bioncourt,  à  laquelle  il  a  sacrifié  le  reste  d'une  vie 
qui  pouvait  encore  avoir  tant  d'éclat  (2). 

M.  de  Vincent  aperçut  une  ou  deux  médailles  sur  ma  table 
à  écrire;  en  amateur  passionné,  il  s'en  saisit  vivement  : 
<  Vous  vous  occupez  de  médailles,  Madame?  —  Hélas f  non; 
j'en  ai  par  hasard  quelques-unes;  je  les  estime  comme 
les  procès-verbaux  de  l'histoire.  »  J'ai  ajouté  que  j'étais 
trop  ignorante  et  trop  peu  riche  pour  m'en  occuper  sérieu- 
sement. 


(1)  Vincent  (Nicolas-Charles)  avait  été  ambassadeur  d'Autriche  à  Paris 
et,  durant  les  Cent  Jours,  à.  Gand,  auprès  de  Louis  XVIH.  (Éd.) 

(2)  M.  de  Vincent  ne  demande  plus  rien  à  l'avenir,  mais  il  compte  encore 
sur  des  printemps,  car  il  plante  en  automne,  et  la  nature,  coquette  et 
gracieuse  pour  lui,  fait  prospérer  ses  plantations  et  hâte  la  végétation 
de  ses  enfants  d'adoption.  Ce  solitaire  se  survit  &  lui-même  et  presque  à 
son  siècle,  tant  il  a  traversé  d'événements  importants  et  vu  de  hautes 
vicissitudes;  il  n'a  de  paroles  amères  pour  aucun  événement,  car  ce 
n'est  pas  d'hier  qu'il  désespère  de  la  société  européenne;  les  fausses 
pompes  des  cours,  l'éclat  de  la  gloire,  la  fumée  des  combats,  n'ont  pu 
voiler  son  regard  scrutateur,  qui  depuis  longtemps  a  plongé  dans  un 
abîme  sans  fond.  H  a  prévu  tous  les  revers,  et  jugeant  les  hommes  de 
son  époque  trop  faibles  pour  soutenir  l'édifice  social  il  a  renoncé  à 
l'avenir,  il  pèse  les  siècles  passés,  il  en  recueille  les  médailles, 

18 


274  SOUVENIRS 

SOUVENIRS   DB  BADK 

1833. 

Nous  arrivons  à  Bade  (grand-duché)  le  19  juillet,  avec  notre 
chère  Iledwige  (1);  nous  avons  fait  beaucoup  de  courses  et 
peu  de  connaissances.  Mme  la  princesse  de  Tarente^  née  Walsh- 
Serrant,  donne  le  ton  à  la  société  élégante;  Mile  deBëthune 
(Léonie),  qu'on  appelle  LéonidaSy  le  prince  Léon  et  autres  noms, 
court  à  cheval  par  monts  et  par  vaux  avec  la  plus  mauvaise 
grâce  du  monde  et  la  plus  grande  hardiesse.  Mme  de  Tarente 
n'est  pas  flère;  elle  dansait  ces  jours-ci  avec  le  jeune  peintre 
Gomien^  qui  lui  a  été  recommandé;  elle  l'avait  accueilli  avec 
bienveillance  comme  un  artiste  à  protéger;  il  s'est  cru  naïve- 
ment autorisé  à  l'engager  à  danser;  elle  l'a  fait  avec  une 
aimable  et  gracieuse  bonté.  Gomien  a  un  charmant  talent, 
mais  il  n'a  pas  encore  la  réputation  qu'il  mérite;  il  est  laid  et 
mal  fait. 

Mme  de  Tisseuil,  petite  vieille  bossue  et  intrigante,  cherche 
à  faire  figure;  son  mari,  excellent  homme,  bavard,  un  peu 
radoteur,  est  sévèrement  conduit  par  sa  femme;  n'osant  pas 
parler  chez  lui,  il  s'en  dédommage  en  adressant  la  parole  aux 
promeneurs,  qui  le  prennent  quelquefois  pour  un  fou.  Nous 
n'avons  pas  été  aussi  méchants;  nous  l'avons  laissé  jaser,  se 
vanter,  se  promener  avec  nous;  il  nous  demande  où  nous 
irons  le  lendemain,  et  nous  le  trouvons  en  embuscade  qui 
nous  attend  !  11  connaît  plusieurs  personnes  de  notre  connais- 
sance à  Paris;  il  a  été  camarade  dans  sa  jeunesse  d'un  oncle 
de  M.  du  Montet,  le  chevalier  de  Fisson,  officier  d'artillerie, 
rempli  de  talents  et  desprit. 

Pour  ne  pas  perdre  la  parole  un  instant,  et  pour  ne  nous 
faire  rien  perdre  d  un  de  ses  récits,  M.  de  Tisseuil  gravissait 
un  des  sentiers  les  plus  escarpés  de  la  promenade  sur  les 
rochers,  à  reculons;  il  a  dégringolé,  roulé  sous  les  pieds  de 
l'âne  que  montait  notre  belle  Hedwige.  Nous  avons  fait  des 

(1)  Hedwige  de  Villevielle,  nièce  do  Mme  du  Monlcl.  (Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  275 

cris  d'effroi,  nous  l'avons  relevé  avec  angoisse;  bahl...  il  n'a 
même  pas  interrompu  son  histoire  ;  je  crois  que  c'était  celle 
du  mariage  de  sa  fille  avec  M.  de  Ghasseloup. 

C'est  une  chose  plaisante  que  de  voir  M.  et  Mme  de  Tisseuil 
se  promener  dans  leur  vieux  landau  traîné  par  leurs  vieux 
chevaux.  Cette  voiture  est  lourde  et  très  profonde;  on  n'aper- 
çoit de  ce  vieux  ménage  que  le  sommet  du  chapeau  de  la 
dame  et  la  houppe  du  bonnet  grec  de  monsieur,  et  encore  je 
vous  assure  que  cette  houppe  ne  se  tourne  que  du  côté  indiqué 
par  Mme  de  Tisseuil. 

Nous  avons  été  à  Saltsbach  voir  le  monument  élevé  à  la 
place  où  le  maréchal  de  Turenne  a  été  tué.  J'ai  remarqué  avec 
un  vif  intérêt  que  cet  événement  est  raconté  par  les  gens  du 
pays  comme  si  c'était  un  fait  récent,  avec  une  précision  de 
détails  étonnante;  on  dirait  une  catastrophe  arrivée  la  veille, 
cela  m'a  frappée.  Il  y  a  moins  de  bêtises  écrites  dans  le  livre 
que  Ton  présente  aux  étrangers  que  dans  les  autres  de  ce 
genre;  le  grand  nom  de  Turenne  impose. 

Nous  avons  vu  toutes  les  belles  et  pittoresques  ruines  des 
environs.  Le  spirituel  et  aimable  peintre  Pernot  m'a  apporté 
son  portefeuille,  il  a  fait  ici  et  à  Heîdelberg  de  délicieux  des- 
sins; l'excellent  Gomien,  qui  est  peintre  en  miniature,  m'a 
apporté  aussi  de  ravissants  portraits;  il  voudrait  bien  faire 
celui  de  notre  belle  Hedwige. 

Nous  avons  fait  une  excursion  à  Carlsruhe,  avec  le  mar- 
quis de  Choisy,  ce  très  aimable  vieillard;  nous  avons  parcouru 
le  palais  du  grand-duc,  les  jardins,  les  musées;  nous  avons 
assisté  à  une  séance  de  la  chambre  des  députés.  Dans  le  mo- 
ment où  nous  sommes  entrés  dans  les  galeries,  le  plus  douce- 
ment possible  et  sur  la  pointe  des  pieds  pour  ne  pas  faire  de 
bruit,  nous  n'avons  pu  malgré  cette  discrétion  échapper  aux 
chut  t . . .  chut  ! . . .  Le  curé  de  la  ville  avait  la  parole  ;.  il  répondait 
au  chef  de  l'opposition.  Cette  petite  salle  est  si  jolie,  si 
élégante,  le  public  si  doux^  que  cette  séance  m'a  paru  un 
joli  joujou  représentatif  que  j'étais  étonnée  de  voir  prendre 
au  sérieux...  Mais  ne  serait-ce  pas  aussi  la  petite  semence 
douce,  luisante  et  arrondie  qui  doit  produire  des  fruits  perni- 


276  SOUVENIRS 

cieux,  un  arbre  sauvage  et  épineux,  qui  s'étendra  sur  toute 
rAllemagne? 

Le  grand-duc  régnant  de  Bade  n'était  pas  destiné  à  régner; 
fils  d'un  mariage  morganatique  contracté  par  son  père  avec 
une  demoiselle  de  Geyer,  dame  d'honneur  de  sa  première 
fenune,  noble,  mais  d'une  famille  peu  distinguée,  il  était  par 
les  anciennes  lois  de  l'empire  germanique  exclu  de  la  souve- 
raineté de  Bade  ;  il  n'y  a  été  porté  que  par  la  volonté  de  l'em- 
pereur Alexandre  au  congrès  de  Vienne,  et  pour  éviter  les 
contestations  qui  se  seraient  élevées  entre  toutes  les  maisons 
souveraines  de  l'Allemagne  pouvant  avoir  des  droits  à  cette 
successibilité.  Le  grand-duc  actuel  a  épousé  la  princesse 
Sophie,  fille  du  roi  de  Suède  Gustave-Adolphe  (comte  de  Got- 
torp)^  remplacé  par  Bernadotte.  Il  y  a  une  antipathie  très  pro- 
noncée et  réciproque  entre  la  cour  régnante  de  Bade  et  celle 
de  la  grande-duchesse  douairière  Stéphanie,  fille  du  sénateur 
Beauharnais  et  de  Mlle  de  Marnésia.  Singulière  destinée  de 
cette  antique  maison  de  Bade,  qui  s'est  trouvée  justement 
blessée  d'un  côté  par  l'admission  forcée  de  Mlle  de  Beauhar* 
nais  dans  son  haut  lignage,  et  est  continuée  aujourd'hui  par  un 
prince  issu  d'un  mariage  morganatique  qui  devait  l'exclure 
à  jamais  de  ce  riche  héritage!  Le  margrave  (1),  père  du  grand- 
duc  actuel,  avait  cru  faire  beaucoup  pour  les  enfants  de  Mile  de 
Geyer  en  les  faisant  comtes  de  Hochberg...  La  comtesse  de 
Hochberg,  leur  mère,  veuve  du  margrave,  est  morte  dans  l'obs- 
curité et  de  plus  endettée. 

La  grande-duchesse  Stéphanie,  fille  adoptive  de  Napoléon,  a 
toujours  eu  une  conduite  parfaite^^  femme  d'un  prinoe  «ans 
mœurs,  veuve  très  jeune  et  très  jolie,  sa  réputation  est  restée 
sans  tache.  Le  grand-duc,  son  mari,  était  terriblement  libertin 
et  sa  petite  cour  la  plus  dépravée;  des  intrigues  hideuses  pour 
pervertir  la  jeune  princesse  et  la  jeter  dans  des  désordres  qui 
eussent  puissamment  servi  ses  ennemis  n'ont  pu  parvenir  à 
ébranler  ni  à  répandre  une  ombre  sur  une  vertu  et  une  con- 
duite sans  reproche.  Elle,  Stéphanie,  s'est  crue  obligée  d'être 

(1)  Charles-Frédéric. 


DE   LA    BARONNE   DIT   MONTET  277 

libérale  et  de  paraître  l'ennemie  de  la  dynastie  des  Bourbons 
de  îa  branche  aînée  ;  personne  n'eût  blâmé  rattachement  et  la 
reconnaissance  qu'elle  professe  ajuste  titre  pour  Napoléon; 
mais  on  peut  blâmer  son  enthousiasme  pour  la  révolution  de 
^Juillet,  qui  ne  ramenait  pas  la  famille  de  Napoléon  sur  le 
trône  de  France  ni  sur  tous  ceux  qu'elle  a  perdus  par  les 
revers  de  l'Empereur.  Elle  voudrait,  dit-on,  marier  sa  fille  la 
princesse  Marie  avec  le  duc  d'Orléans.  Nous  verrons...  La  fille 
aînée  a  épousé  le  prince  de  Wasa,  frère  de  la  grande- duchesse 
régnante,  et  la  seconde  le  prince  régnant  de  HohenzoUern- 
Sigmaringen,  dont  la  mère  était  une  paysanne,  nièce  de 
Murât,  qui  Ta  fait  élever  par  Mme  Campan.  C/est  une  fort 
bonne  personne,  dit-on,  et  même  une  bonne  princesse;  cette 
petite  principauté  de  Sigmaringen  est  charmante. 

On  a  prétendu  que  les  deux  fils  de  la  grande-duchesse  Sté- 
phanie qui  sont  morts  en  nourrice  avaient  été  empoisonnés; 
on  a  même  poussé  les  suppositions  jusqu'à  vouloir  que  le 
mystérieux  Gaspard  Ilauser  (1)  fût  un  de  ces  enfants,  enlevé 
par  intérêt' et  malveillance  :  ce  sont  d'absurdes  suppositions; 
le  docteur  Kramer,  médecin  de  Mme  la  grande-duchesse,  nous 
a  dit  que  les  deux  petits  princes  étaient  morts  de  la  dentition, 
très  natureUement,  et  très  malheureusement  pour  la  grande- 
duchesse. 

Pernot  est  furieux...  il  avait  fait  un  délicieux  dessin,  une 
vue  de  Bade  prise  du  château  d'Eberstein,  dans  le  livre  qu'on 
présente  aux  étrangers  pour  y  inscrire  leurs  noms.  Le  dessin 
a  été  enlevé  et  volé;  cela  n'est  pas  étonnant.  Je  me  moque  de 
sa  naïveté  :  «  Mais  essayez  donc,  lui  dis-je,  de  mettre  une 
pièce  d'or  sur  une  pierre  de  cette  belle  ruine  et  bien  en  évi- 
dence :  croyez-vous  que  vous  la  retrouverez?  Votre  confiance 
en  la  loyauté  publique  a  été  poussée  jusqu'à  l'impossible.  > 

Un  monsieur  qui  nous  précédait  à  Eberstein-Schloss,  le 
joli  château  réparé,  avait  écrit  dans  le  livre  :  Victor  Hugo,  Nous 
fûmes  étonnés  de  lui  voir  un  air  si  bête...  M.  du  Montet  lui  dit 


(1)  Voir  sur  ce  personnage  les  récents  arlicles  du  comte  Fleury  dans 
le  Carnet  (avril  1904  et  suiv.). 


278  SOUVENIRS 

en  descendant  la  montagne  :  «  Vous  portez,  monsieur,  un  nom 
qui  fixe  l'attention  et  la  curiosité  des  yoyageurs.  —  Ce 
n'est  pas  mon  oom^  rëpondit-il,  je  viens  ici  tous  les  ans  et 
j'écris  toujours  un  autre  nom  dans  le  livre  :  l'année  dernière 
j'avais  écrit  la  Marquise  de  Pompadour,  »  René  de  Landrian 
qui  était  avec  nous,  remonta  précipitamment  au  donjon  et 
substitua  le  nom  de  Victor  Nigaud  i  celui  de  Hugo,  il  a  privé 
un  amateur  touriste  d'un  précieux  autographe,  celui  d'un 
élève  en  pharmacie  de  Strasbourg  sous  le  nom  de  Victor 
Hugo. 


DIDX  LKTTBBS  DS  MA  TKÀS  AIMABLB  AMIK  LA  COKTKSSB 
DX  CHOTEK  SUR  LA  MORT  DX  l'kMPSRBUB  d'aCTRIGHB 
FRANÇOIS   II. 

«  Vienne,  le  2  mars  183S 

c  J'ai  promis  à  Maria  de  vous  écrire;  je  le  fais  donc  dans 
toute  la  désolation  de  mon  cœur  et  la  stupeur  de  mon  esprit. 
Que  Dieu  ait  pitié  de  nous  et  nous  sauve  de  la  crise  qui  se 
prépare,  à  la  suite  du  plus  grand  des  malheurs  de  la  monarchie 
autrichienne,  et  peut-être  de  l'Europe  I  (1)  Notre  tant  aimé  et 
vénéré  souverain  n'est  plus.  II  a  fini  ses  jours  cette  nuit  à  une 
heure  moins  un  quart.  C'était  hier  l'anniversaire  de  la  mort 
de  l'empereur  Léopold,  son  père;  il  a  donc  achevé  la  43*  année 
de  son  règne.  Les  bons  baissent  la  tète,  sont  consternés;  les 
méchants  la  relèvent  et  triomphent.  Quel  sera  le  plus  grand 
nombre  ?  Nous  espérons  dans  la  bénédiction  et  l'exhortation 
du  meilleur  des  souverains.  Il  a  rassemblé  autour  de  lui  ses 
frères,  ses  enfants,  ses  neveux  et  petits-enfants,  quand  il  s'est 
senti  mourir  hier,  à  huit  heures  du  soir,  après  cette  dernière 
saignée...  Jusque-là  il  avait  cru  en  revenir;  cette  saignée  l'a 
cependant  soulagé  un  peu  ;  assez  pour  lui  permettre  de  parler 

(1)  Beau  mot  de  l'archiduc  Jean  sur  TËmpereur  son  frère,  et  rarène- 
ment  au  trône  de  son  neveu  Ferdinand»  si  l'aihlo  d'esprit  :  «  Nous  nous 
appuyions  sur  une  eoioiuie;  maiateaaoi  il  dous  faadrm  soutenir  uu 
auU'l.  » 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTKT  279 

encore  à  su  famille.  H  les  a  exhortés  à  rester  unis  entre  eux, 
à  suivre  son  exemple,  à  être  bons  chrétiens,  bons  et  justes. 
€  Je  vous  bénis  tous  »,  leur  a-t-il  répété  plusieurs  fois.  Il  a 
fait  entrer  toute  la  cour,  tous  ses  serviteurs  particuliers  pour 
prendre  congé  d'eux;  tous  lui  ont  encore  baisé  la  main;  le 
prince  de  Metternich,  les  autres  ministres  et  chargés  de  cour. 
Jamais,  dit-on,  le  prince  de  Metternich  n'a  été  dans  un  tel  état 
de  douleur.  Hier  encore,  quoique  si  malade^  l'Empereur  a 
voulu  signer  quelques  papiers  ;  avant-hier,  comme  je  crois 
vous  l'avoir  écrit,  il  a  dicté  un  codicille  à  son  confesseur.  Il 
est  mort  sans  agonie^  très  doucement,  peu  d'instants  après 
avoir  encore  parlé.  L'Impératrice  s'est  conduite  avec  une  force 
d'âme,  un  calme  étonnants;  elle  ne  veut  pas  quitter  l'appar- 
tement tant  que  le  corps  de  l'Empereur  y  est. 

«  Le  3.  — Je  n'ai  point  achevé  ma  lettre,  hier,  ma  chère  amie, 
et  viens  ajouter  aujourd'hui  que  la  proclamation  de  notre 
nouvel  Empereur,  ses  Handbillets^  aux  ministres  et  chargés  de 
lois^  publiés  hier  au  soir  déjà,  ont  fait  un  si  bon  effet  en  cal« 
mant  les  esprits,  que  le  cours  qui  avait  tant  baissé  est  monté 
étonnamment  de  nouveau.  L'Impératrice  veuve  a  été  très 
touchée,  m'a-t-on  dit,  des  témoignages  de  respect  et  de  con- 
fiance que  l'empereur  Ferdinand  lui  a  donnés;  il  l'a  conjurée 
de  ne  pas  le  quitter^  de  l'assister  de  ses  conseils^  et  de  lui  dire 
tout  ce  qu'elle  pourrait  désirer;  qu'il  n'y  a  rien  qu'il  ne  fût 
prêt  à  faire  pour  lui  témoigner  sa  reconnaissance  de  ce  qu'elle 
a  été  pour  son  père.  Elle  a  consenti  à  demeurer  à  Vienne  et  a 
demandé  comme  unique  faveur  à  rester  dans  ses  appartements. 
L'entrevue  des  deux  frères  a,  dit-on,  été  fort  touchante  ;  notre 
nouveau  souverain  a  demandé  aussi  à  son  oncle  Louis  de  con- 
tinuer à  l'aider  dans  les  travaux  du  gouvernement.  Vous  savez 
que  c'est  toujours  lui  qui  a  mené  les  affaires,  quand  l'Empe- 
reur a  été  malade  ou  absent.  Tous  ces  détails  nous  tranquillisent 
pour  le  moment,  parce  que  rien  n'est  changé  dans  la  direction 
des  affaires.  Demain  on  lira  le  testament  qu'il  a  dicté^  et  qui 
'doit  être  excessivement  touchant,  surtout  en  tout  ce  qu'il  dit 
à  ses  enfants.  L'enterrement  n'aura  lieu  que  samedi.  Combien 
vous,  Joseph  et  Victoire  sentirez  ce  que  nous  éprouvons  de 


280  SOUVENIRS 

douleur,  de  la  perte  de  ce  père  de  famille^  car  voilà  ce  qu'il 
était  pour  son  peuple  !  La  foule  qui  ne  peut  plus  se  presser, 
comme  elle  le  faisait,  pour  demander  de  ses  nouvelles,  se 
presse  à  présent  devant  toutes  les  boutiques  où  l'on  peut  voir 
son  portrait;  on  le  regarde,  on  pleure,  et  Ton  s'en  va  tristement. 
On  est  étonné  que  tout  soit  encore  à  sa  place,  que  rien  ne  soit 
changé  autour  de  nous,  et  que  lui  n'existe  plus.  Ma  bonne  Alex, 
je  ne  puis  vous  parler  d'autre  chose,  nous  n'avons  tous  qu'une 
pensée  noyée  et  navrée  de  douleur.  Mon  frère  Charles  le  sera 
de  même,  son  attachement  était  personnel  et  filial.  Vous  lirez 
avec  attendrissement  l'élégie  si  juste  de  l'Empereur  dans  le 
Beobackter  d'aujourd'hui. 

c  Adieu,  ma  bonne  amie,  écrivez-moi  bientôt,  je  suis  inquiète 
de  votre  santé.  » 

«  Vienne  le  21  mars  1835. 

c  Je  ne  puis  vous  exprimer,  ma  bonne  Alex,  mon  cher 
Joseph,  combien  j'ai  été  touchée  de  vos  lettres,  des  expressions 
de  votre  douleur,  de  vos  regrets,  qui  partent  de  cœurs  qui 
savent  sentir  comme  nous.  Un  Autrichien  écrit  de  Paris,  t  On 
c  comprend  ici  notre  malheur,  mais  non  notre  douleur,  i  Vous 
la  comprenez, mes  chers  amis!  Louise  (i)  et  les  Spiegel  (2),  qui 
ont  vu  vos  lettres,  en  ont  éprouvé  le  même  bien  que  moi  : 
Hoyos  (3)  est  absent  pour  peu  de  jours,  en  affaires;  il  les  lira 
avec  la  même  douce  émotion.  Vous  regretterez  de  le  savoir 
plus  éloigné  de  notre  nouveau  maître;  sa  place  de  grand 
maître  cessait;  on  avait  cru  que  M.  de  Czernin,  qui  devient 
excessivement  vieux,  cassé,  confus,  résignerait,  et  Hoyos  aurait 
eu  sa  place.  En  attendant,  M.  de  Clam  est  à  merveille  à  la 
sienne,  on  le  croit  généralement.  On  est  content  de  tout  ce 
qui  se  fait  :  MM.  de  Metternich  et  KoUowrath  sont  admirables 
d'activité  et  de  zèle  pour  le  bien  général;  notre  Empereur  est 
actif,  son  extrême  embarras  a  disparu;  on  dit  qu'on  ne  le 
reconnaît  plus;  et  celui  qui  travaille  le  plus  avec  lui,  un  honune 

(1)  La  princesse  de  Clary,  sa  sœur. 

(2)  La  baronne  de  Spiegel,  née  princesse  de  Ligne. 

(3)  Comte  Hoyos,  grand  veneur. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         281 

digne  de  foi,  a  écrit  de  lui  qu'  «  il  grandit  moralement  et 
c  intellectuellement  sous  la  poussée  des  circonstances  >.  Enfin 
on  pleure  toujours,  mais  on  espère,  on  se  tranquillise;  on 
croit  encore  à  un  avenir  heureux,  préparé  par  un  si  beau,  si 
sage  règne;  mais  on  ne  peut  cesser  de  parler,  de  réfléchir  sur  le 
caractère  de  ce  héros  chrétien,  de  cet  homme  si  grand,  si 
admirable  dans  sa  simplicité;  on  voudrait  se  mettre  à  genoux 
devant  son  image,  le  prier  comme  un  saint  d'intercéder  pour 
nous.  Je  vous  envoie,  pour  Joseph,  son  portrait  après  sa  mort, 
avec  les  belles  paroles  de  ce  testament,  écrit  de  sa  propre 
main  au  crayon,  la  veille  de  sa  mort;  paroles  qui  ont  été 
publiées  dans  toute  la  monarchie,  par  les  autorités,  par  ordre 
de  l'empereur  Ferdinand.  Joseph  y  a  un  droit,  comme  ayatit 
fait  partie  de  cette  armée  à  laquelle  il  rend  grâces  et  où  il  a 
si  bien  servi.  Je  vous  envoie  un  portrait,  le  dernier  fait  de  son 
vivant,  qui  satisfait  le  plus  ceux  qui  Font  vu  dans  ces  der- 
nières années.  Celui  qui  a  été  fait  après  sa  mort  doit  être  par- 
faitement ressemblant  :  tel  qu'il  était,  après  avoir  rendu  à 
Dieu  sa  belle  âme.  > 


DEUX  LETTRES  DE  MA  PARFAITE,  SÉRIEUSE,  SPIRITUELLE 
AMIE  LA  COMTESSE  JOSÉPHINE  d'uGARTE;  DÉTAILS  SUR  LA 
MORT   DE    l'empereur   FRANÇOIS. 

«  Vienne,  ce  3  avril  1835. 

«  Je  viens  d'apprendre,  ma  bonne  Alex,  la  perte  sensible  que 
vous  avez  faite  dans  la  personne  de  Madame  votre  belle-mère  (1)  ; 
Maria  m'a  communiqué  deux  lettres  contenant  les  détails  de 
sa  maladie  (si  tel  peut  s'appeler  l'état  qui  a  précédé  sa  mort), 


(1)  EUsâbeth-thôrèse  de  Landrian,  baronne  du  Montet,  aussi  distinguée 
par  les  qualités  du  cœur  que  celles  de  l'esprit,  l'élévation  des  sentiments 
et  la  fermeté  do  son  caractère  ;  mère  incomparable,  elle  reçut  à  Luxem- 
bourg, après  le  combat  d'Àrlon,  le  corps  sanglant  de  son  fils  que  lui  rap- 
portaient des  soldats  témoins  de  sa  conduite  héroïque;  elle  ignorait  que 
son  (ils  eût  été  blessé.  Son  courage  ne  défaillit  pas.  Le  typhus  qui  régnait 
augmentait  le  danger  des  blessés.  Elle  s'enferma  seule  avec  son  fils,  le 
soigna  et  le  sauva. 


282  SOUVENIRS 

et  de  ses  derniers  moments.  Cette  lectm'e  a  été  d'une  véritable 
édification  pour  moi;  on  sent,  après  Tavoir  faite,  un  véritable 
désir  de  devenir  meilleure,  pour  se  rapprocher  peu  à  peu  de 
la  bonté  de  personnes  aussi  parfaites.  Le  bon  Dieu  vous  avait 
fait  la  grâce  de  conserver  longtemps  cette  bonne  mère,  et  Ion 
croyait  voir  s'accomplir  en  elle  ce  que  dit  l'Écriture,  (ju  t  une 
«  longue  vie  est  la  récompense  d'une  bonne  vie  »,  surtout 
lorsqu'une  longue  vie  et  les  infirmités  qui  en  sont  inséparables 
sont  soignées  par  le  dévouement  de  la  piété  filiale  la  plus  tou- 
chante... 

«...  J'ai  hésité  un  moment  si  je  continuerais  cette  lettre,  ou 
si  je  la  laisserais  là,  craignant  que  vous  ne  soyez  pas  trop 
portés  à  lire  d'autres  détails;  cependant,  comme  ceux  que 
j'ai  à  vous  donner  ne  sont  pas  d'un  genre  à  se  trouver  en 
opposition  avec  votre  tristesse,  et  que  j'ai  vu  que  les  lettres 
de  Maria  concernant  la  mort  de  notre  bon  Empereur  vous 
intéressaient,  j'ai  pensé,  au  risque  de  répéter  ce  que  Thérèse 
Chotek  vous  a  déjà  écrit,  à  continuer  ma  narration. 

«  Un  mois  après  la  cruelle  perte  que  nous  avons  faite,  et 
lorsque  notre  douleur  commençait  un  peu  à  se  calmer,  le  ter- 
rible caveau  doit  se  rouvrir,  et  nous  en  sommes  à  la  répétition 
des  scènes  tristes  et  lugubres  qui  sont  encore  si  bien  empreintes 
dans  notre  imagination.  Notre  bon  archiduc  Antoine  est  mort 
hier,  exactement  de  la  môme  manière  et  du  même  traitement 
que  l'Empereur  son  frère;  seulement  il  a  succombé  plus  vite, 
car  il  n'a  pas  été  malade  six  jours.  Lui,  cependant,  faisait  du 
mouvement,  sortait  tous  les  jours,  n'était  pas  accablé  de  soucis 
et  d'affaires;  était  de  l'humeur  la  plus  gaie,  la  plus  joyeuse; 
enfin,  de  ces  hommes  qu'on  ne  pense  pas  qu'ils  dussent  jamais 
mourir.  Vous  n'avez  pas  idée  comme  cette  nouvelle  perte 
augmente  le  sentiment  d'une  inquiétude  générale;  c'est 
comme  si  tout  nous  échappait,  comme  s'il  n'y  avait  plus  rien 
d'affermi,  de  consolidé.  Enfin,  ce  manque  d'appui  qu'on  ne 
pouvait  s'empêcher  de  ressentir  depuis  la  mort  de  notre  excel- 
lent Empereur.  Nous  vivions  dans  une  sécurité  presque  folle, 
car  il  ne  nous  venait  jamais  eu  tète  qu'un  de  ces  piliers  res- 
pectables, sur  lesquels  reposait  notre  sécurité,  pourrait  venir 


DE  LA  BARONNK  OU  MONTKT  283 

à  manquer.  Maintenant  cette  pensée  nous  poursuit  comme  un 
mauvais  rêve.  Je  me  trouble  de  Fidée  que,  l'un  après  l'autre, 
ces  princes,  que  nous  avons  tant  de  sujets  de  vénérer,  sur  les- 
quels reposait  pour  ainsi  dire  l'esprit  du  frère,  et  qui  nous 
inspirent  une  si  juste  conûance,  peuvent  venir  à  mourir,  et  que 
la  jeune  génération  de  princes,  manquant  d'exemples,  de  con- 
seils, d'appui,  restera  tout  à  fait  livrée  à  elle-même.  Si  ce 
malheur  arrivait,  nous  serions  bien  à  plaindre  t  II  faut  espérer 
que  la  Providence  ne  nous  abandonnera  pas  de  la  sorte. 
J'avoue  que  ces  réflexions,  que  la  mort  de  notre  bon  archiduc 
m'a  inspirées,  ont  un  peu  dérangé  l'enthousiasme  et,  je  puis 
dire,  l'exaltation  que  j'avais  éprouvés  au  premier  moment,  en 
voyant  comme  tout  allait  bien,  et  l'espèce  d'orgueil  de  la 
manière  dont  la  machine  gouvernementale  était  organisée, 
puisque  la  circonstance  qu'on  avait  crue  propre  à  lui  donner 
un  choc  mortel  n'avait  dérangé  aucun  de  ses  ressorts,  il  est 
vrai  qu'on  croit  voir  une  protection  spéciale  de  la  Providence 
dans  la  manière  dont  les  choses  se  sont  passées.  Le  nouvel 
Empereur  a  toute  la  popularité  de  son  père,  les  mêmes  prin- 
cipes religieux  et  moraux,  et  une  vénération  profonde  pour  sa 
mémoire.  On  dit  que  les  deux  lettres  qu'il  a  écrites  pour  lui  à 
son  lit  de  mort,  et  qui  ne  lui  ont  été  remises  par  l'Impératrice 
qu'après  que  le  monarque  eut  fermé  les  yeux,  sont  de  véri- 
tables chefs-d'œuvre;  on  n'en  connaît  que  des  fragments, 
entre  autres  le  passage  suivant  :  <  Honorez  les  droits  bien 
fl  acquis  d'un  chacun  ;  alors  les  droits  du  trftne  seront  honorés 
ff  aussi.  1  L'union  qui  règne  dans  la  famille  impériale  est  vrai- 
ment une  chose  admirable,  et  nous  ne  pouvons  nier  qu'il  ne 
nous  vienne  de  si  haut  l'exemple  de  toutes  les  vertus.  L'abné- 
gation, la  subordination  de  ces  princes  sont  aussi  vraiment 
dignes  d'admiration;  les  deux  Impératrices  sont  de  véritables 
anges.  Pour  Tlmpératrice  mère  (i),  c'est  ainsi  que  les  enfants 
veulent  qu'on  la  nomme,  elle  a  fait  ses  preuves  ;  mais  je  consi- 
dère celle  que  nous  avons  actuellement  (2)  comme  une  véritable 

(1)  l'rincesse  de  Bavière,  quatrième  femme  et  veuve  de  Tcmpercur  Fran- 
çois, n'a  jamais  eu  d'enfants. 

(2)  IMnceBse  de  Sardaigoe,  femme  de  l'empereur  Ferdinand. 


284  SOUVENIRS 

bénédiction  pour  les  peuples;  c'est  un  modèle  de  religion,  de 
vertus  et  de  douceur.  Enfin  une  telle  perfection  doit  bien  pro- 
duire quelque  chose  de  bon,  quand  ce  ne  serait  que  par  Texemple, 
et  par  la  manière  dont  cela  impose;  car  on  a  beau  dire,  nous 
avons  bien  vu  encore  dans  cette  occasion,  et  par  la  manière 
dont  on  a  jugé  notre  bon  Empereur  dans  tous  les  pays  de  l'Eu- 
rope, la  vérité  du  proverbe.  Toute  Thistoire  de  notre  temps  en 
est  la  preuve.  Que  sont  devenus  les  talents  brillants  dont  se 
formait  la  grande  époque  de  Napoléon?  Il  lui  manquait  la  mo- 
ralité pour  base;  et  Tédifice,  et  ceux  qui  l'ont  construit  n'ont 
presque  pas  laissé  de  traces.  Si  je  voulais  entreprendre  l'éloge 
de  notre  bon  Empereur,  j'aurais  Tair  de  copier  les  papiers 
publics;  on  ne  peut  rien  ajouter  au  bel  article  de  la  Gazette 
de  Francfort;  cela  vaut  une  oraison  funèbre.  Je  pense  que 
Thérèse  Chotek  vous  aura  donné  tous  les  détails  de  ce  qui 
s'est  passé  à  ce  lit  de  mort;  tout  a  été  grand,  sublime,  tou- 
chant. L'auguste  malade  conserva  sa  connaissance  jusqu'au 
dernier  moment;  sa  belle  âme  semblait  grandir  en  approchant 
du  moment  suprême,  et  à  mesure  que  ses  forces  diminuaient; 
et  comme  il  nous  avait  servi  d'exemple  pendant  sa  vie,  il  nous 
édifia  aussi  par  sa  mort.  Le  spectacle  sublime  que  la  religion 
développe  dans  les  grandes  circonstances  de  la  vie  parut 
dans  toute  sa  puissance  en  ce  moment  solennel.  Tous  ceux 
qui  en  ont  été  témoins  disent  que  cette  impression  ne  s'ef- 
facera jamais  de  leur  mémoire.  Outre  tous  les  membres  de  la 
famille  impériale,  il  y  avait  aussi  là  deux  princes  étrangers  : 
le  duc  de  Lucques  et  le  prince  royal  de  Bavière.  Après  que 
le  mourant  eut  béni  ses  enfants,  petits-enfants,  frères,  etc., 
l'évêque  Wagner  qui  l'assistait  lui  dit  :  «  Il  y  a  ici  encore  quel- 
f  qu'un  qui  a  besoin  de  vos  bénédictions;  il  est  voué  à  la  difficile 
c  mission  de  porter  une  couronne  qui  peut-être  lui  pèsera  sou- 
«  vent  (c'était  le  prince  royal  de  Bavière)  »,  et  il  le  fit  avancer. 
Ce  prince  fut  si  touché  de  tout  ce  qu'il  vit  à  ce  lit  de  mort,  que 
dans  son  enthousiasme  il  écrivit  à  Munich  «  qu'il  falladt  venir 
«  à  Vienne  pour  y  apprendre  à  vivre  et  à  mourir  ».  On  dit  que 
cette  phrase  déplut  fort  à  son  père,  qui  en  général  ne  se 
montra  pas  trop  bien  dans  cette  occasion.  On  éveilla  le  petit 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  285 

archiduc  François,  Taîné  de  ses  petits-fUs^  pour  qu'il  le  bénît 
aussi;  il  lui  dit  :  «  Sois  toujours  très  pieux  et  fais  beaucoup  de 
c  plaisir  à  tes  parents  >  ;  puis  à  Mme  Sturmfeder  qui  avait  amené 
l'enfant  :  <  Vous  aussi,  adieu,  i 

«  Ce  furent  presque  ses  dernières  paroles.  Le  prince  de  3Iet- 
ternich  sortit  peu  d'instants  après  et  annonça  qu'il  avait 
expiré.  Alors  on  ouvrit  les  deux  battants  de  la  chambre  à  cou- 
cher et  l'on  fit  entrer  tout  ce  qui  était  là,  et  chacun  approcha 
avec  respect  de  ce  lit  funèbre,  baisa  pour  la  dernière  fois  cette 
main  qui  avait  répandu  tant  de  bienfaits  en  général,  et  sur 
chacun  en  particulier;  car,  dans  le  long  cours  de  son  règne, 
il  n'y  a  presque  personne  qui  ne  lui  soit  redevable  de  quelque 
bienfait  personnel.  On  n'entendait  que  pleurer  et  sangloter 
dans  la  chambre.  L'Impératrice  qui  n'avait  pas  quitté  un 
moment  le  lit  de  douleur  de  l'Empereur,  et  qui,  pendant  tout 
le  cours  de  leur  union,  avait  été  pour  lui  un  ange  tutélaire; 
partageant  tous  ses  soucis,  peines  et  inquiétudes;  qui  l'aimait 
d'un  sentiment  d'enthousiasme  et  d'admiration,  comme  on 
pourrait  aimer  la  vertu  personnifiée  sur  cette  terre,  se  montra 
aussi  sublime  dans  ce  terrible  moment.  Elle  se  tenait  debout 
auprès  du  lit  et  éclairait  avec  un  bougeoir  les  traits  déjà  béa- 
tifiés du  défunt.  Mais  à  la  fin^  pourtant,  ses  forces  faiblirent,  et 
elle  fut  obligée  de  se  retirer.  Elle  pria  notre  chère  Wilhelmine  de 
Hohenegg  de  rester  et  de  diriger  le  peintre  Ënders  qui  faisait 
le  portrait  qu'elle  voulut  qu'on  Ht  de  lui  sur  son  lit  de  mort. 
On  en  a  fait  une  lithographie  que  j'ai  aussi,  mais  je  n'aime 
pas  ce  genre.  J'aime  mieux  conserver  le  souvenir  des  per- 
sonnes vivantes  que  cette  triste  image  séparée  de  Tàme.  Les 
princesses  de  la  maison  de  Bavière  affectionnent  ce  genre.  La 
reine  douairière  a,  dit-on,  tout  un  cabinet  garni  de  tableaux  re- 
présentant ses  parents  et  amis  sur  leur  lit  de  mort.  Vous  pouvez 
vous  imaginer  quelles  durent  être  les  réflexions  de  Miney  (1) 
pendant  le  temps  qu'elle  passa  presque  seule  près  de  ce  lit 
funèbre;  tout  un  cours  de  philosophie  ne  pourrait  en  apprendre 
autant.  11  n'y  a  rien  de  changé  au  sort  de  ces  dames,  la  mai- 

(1)  Pclit  oom  que  nous  donnions  à  la  baronne  Wilhelmine  de  Hohenegg. 


286  SOUVENIRS 

son  de  Tlmpératrice  reste  dans  la  même  situation.  Je  n'avais 
jamais  craint  de  les  perdre,  comme  bien  des  personnes  se  le 
sont  imaginé.  Elles  me  chargent  de  bien  des  amitiés  pour 
vous,  ainsi  qu'Amélie  Farouca  et  Julie  Kollowrath.  Je  ne  puis 
encore  me  faire  à  Tidée  de  ne  plus  passer  mes  étés  en  Haute- 
Autriche;  je  m'accoutumerai  difficilement  à  la  Moravie  (4);  j'y 
trouverai  de  si  tristes  souvenirs!  Mes  pauvres  parents  y  ont 
eu  un  bien  triste  commencement;  outre  cela,  mon  frère  a  été 
pris  de  la  goutte  depuis  qu'il  y  est,  il  n'a  pu  quitter  sa 
chambre. 

<  J'étais  loin  d'imaginer,  ma  bonne  Alex,  que  ma  réponse  à 
votre  aimable  petit  billet,  qui  me  remet  au  temps  heureux  où 
vous  m'en  écriviez  de  pareils  de  la  rue  de  Carinthie,  rou- 
lerait sur  d'aussi  tristes  sujets;  j'espère  qu'une  autre  fois  je 
pourrai  vous  entretenir  plus  gaiement;  en  attendant,  je  vous 
embrasse.  » 


VISITE    DBS   PRINCES    D  ORLEANS    A    VIENNE 

«  Rraoska,  près  Znalm  en  Moravie,  17  juillet  1836. 

«  C'est  de  la  campagne  que  je  vous  écris,  j'y  suis  depuis 
un  mois  avec  ma  belle-sœur;  mon  frère  (2)  est  à  Carlsbad;  ma 
charmante  nièce  (S)  est  mariée  depuis  cinq  semaines  :  la  noce 
s'est  faite  à  Kremsier  (4),  chez  Toncle  archevêque;  une  partie 
de  la  famille  Ghotek  et  Clary  y  était  réunie.  Je  ne  pus  malheu- 
reusement y  assister,  j'étais  restée  malade  à  Vienne.  J'eus  le 
malheur  de  perdre  pendant  ce  temps  ma  tante  de  Windischgrâtz, 
que  j'affectionnais  particulièrement;  elle  mourut  dans  la 
chambre  attenante  à  la  mienne,  sans  qu'il  me  fût  possible  de 
lui  donner  des  soins.  C'était  une  femme  de  mérite  et  d'esprit, 
qui  laisse  des  regrets  dans  la  société.  Je  ne  serai  pas  la  pre- 
mière sans  doute  à  vous  apprendre  la  mort  de  notre  ancienne 

(1)  Son  frère,  le  comte  Ugarte,  était  gouverneur  de  la  Moravie. 
(âj  Le  comte  Ugarte,  gouverneur  de  Moravie. 

(3)  La  jeune  comtesse  d'Ugarte,  mariée  au  comte  de  Chotek. 

(4)  MagniGque  résidence  d*été  de  rarclievèque. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  287 

et  excellente  compagne  W.  de  Hœhenegg  (1).  Vous  rappelez- 
vous  ce  que  vous  disiez  d'elle?  t  Je  voudrais  entendre  sa  con- 
«  versation  intérieure;  remarquez-la,  elle  n'a  que  des  échappées, 
t  elle  concentre  son  âme,  elle  voile  et  emprisonne  son  esprit.  » 
Ah!  ma  chère  Alex,  quelle  mort!  Elle  fut  admirable!  Quelques 
heures  avant  d'expirer,  elle  disait  à  sa  sœur  :  «  Je  meurs  avec 
«  un  véritable  sentiment  de  joie.  »  Elle  avait  été  bien  éprouvée 
dans  sa  vie,  et  dès  sa  plus  tendre  jeunesse.  Les  dernières 
années  de  son  existence  furent  plus  douces  et  plus  tranquilles; 
mais  alors  les  infirmités  de  l'âge,  les  changements  de  toute 
espèce  et  les  contrariétés  inséparables  de  la  charge  qu'elle 
occupait  furent  de  nouvelles  sources  de  chagrin  pour  elle; 
aussi  semblait-elle  quitter  la  vie  sans  le  moindre  regret;  mais 
elle  en  a  laissé  de  bien  vifs  dans  le  cœur  de  ses  amies,  moi  en 
particulier;  je  ne  puis  vous  exprimer,  mais  vous  le  comprenez, 
le  vide  qu'elle  me  laisse.  Sa  conversation  avait  un  charme  tout 
particulier  quand  elle  voulait  s'y  livrer;  elle  avait  beaucoup 
vu  et  toujours  réfléchi  dans  sa  vie;  elle  ne  se  livrait  à  aucune 
illusion;  elle  appréciait  tout  à  sa  juste  valeur,  esprit  de  bon 
aloi  qui  se  perd  tous  les  jours  dans  notre  société  actuelle. 
Les  femmes,  les  meilleures  mêmes,  n'osent  pas  paraître 
sérieuses;  elles  s'enveloppent  de  chiffons,  s'occupent  unique- 
ment de  modes  et  d'inutilités;  leur  âme  est  si  bien  masquée 
sous  cette  frivole  enveloppe,  que  rien  n'en  trahit  l'existence; 
il  faut  paraître  insouciante,  gaie,  légère,  même  quand  on  ne 
l'est  pas;  on  croit  mettre  une  barrière  entre  soi  et  les 
malheurs,  entre  soi,  l'âge  et  l'ennui;  enfin  on  veut  avoir  l'air 
heureuse  et  amusée,  c'est  une  mode.  Eveline  O'Donnell  pour- 
rait bien  avoir  la  place  de  notre  chère  Wilhelmine,  elle 
serait  faite  pour  la  bien  remplir.  Il  y  a  d'autres  prétendantes; 
Julie  Kollowrath  l'ambitionne  pour  Xavérine.  Il  serait  temps 
que  notre  chère  Julie  parvînt  à  établir  une  de  ses  filles;  cela 
devient  une  calamité  chez  nous  (comme  partout,  je  pense), 
pour  une  mère,  d'avoir  cinq  filles  à  marier.  Ces  pauvres  mères. 


(1)  La  baronne  Wilhelmine  de  Hœhenegg,  dame  de  cour  attachée  à  l'Im- 
pératrice, femme  et  veuve  de  l'empereur  François. 


288  SOUVENIRS 

allant  dans  le  monde  à  la  recherche  de  maris,  pourraient 
prendre  place  dans  le  martyrologe,  car  c'est  un  martyre.  On 
ne  les  plaint  cependant  qu'en  riant;  c'est  peut-être  qu'il  y  a 
plus  de  vanité  que  de  sentiment  dans  les  tristesses  des  mamans. 
Nous  avons  la  ressource  des  places  à  la  cour,  car  depuis  quel- 
ques années  les  idées  et  les  habitudes  de  la  haute  société  sont 
bien  changées  et  les  places  à  la  cour  sont  maintenant  très 
recherchées  chez  nous;  elles  donnent  une  existence  fixe,  une 
position  brillante  et  considérée  dans  la  société.  Malgré  cela, 
je  n'échangerais  pas  ma  modique  existence  de  chanoinesse, 
mon  petit  appartement  si  simple,  et  mes  modestes  revenus 
pour  tout  ce  faux  brillant  que  Ton  achète  au  prix  du  repos  et 
de  la  liberté.  Ce  mot  me  rappelle  que  je  veux  aussi  vous  rendre 
compte  de  la  visite  de  vos  princes  Philippe  (1).  Je  ne  vous  dis- 
simulerai pas  qu'ils  ont  eu  beaucoup  de  succès  à  Vienne;  on 
les  a  trouvés  les  jeunes  gens  les  mieux  élevés,  de  véritables 
types  de  bonne  éducation,  tels  qu'on  en  voit  bien  peu,  non 
seulement  parmi  les  princes,  mais  même  dans  les  rangs  moins 
élevés  de  la  société.  Si  leur  manière  d'être  est  un  rôle  qu'ils 
ont  étudié,  on  doit  les  proclamer  les  premiers  acteurs  du 
monde,  car  ils  ont  forcé  leurs  plus  grands  antagonistes  au 
silence.  Leur  personne,  leur  conduite,  le  tact  parfait  qu'ils 
montrèrent  dans  toutes  les  occasions,  l'aisance  de  leurs 
manières^  également  éloignées  d'une  confiance  présomptueuse 
comme  de  la  timidité,  tout  cela  fut  reconnu,  loué,  admiré.  Il 
y  avait  partout  foule  sur  leur  passage,  par  la  raison  toute 
simple  que  les  hommes  aiment  à  voir  comment  d'auttes  se 
tirent  d'un  pas  difficile,  d'une  situation  que  l'on  suppose 
gênée;  rien  en  eux  ne  trahissait  ce  sentiment;  le  voyage  de 
ces  jeunes  gens  me  semble  être  le  comble  de  la  politique  du 
père.  Leur  succès  dans  l'étranger  donnera  aussi  plus  de  relief 
à  toute  cette  dynastie  chez  vous,  et  puis  cela  n'a  pas  manqué 
de  réveiller  beaucoup  de  sympathies,  surtout  dans  la  moyenne 
classe  pour  cet  ordre  de  choses.  Ces  sympathies  existaient 
peut-être  déjà,  mais  vous  ne  sauriez  croire  combien  elles  osent 

(1)  Les  ducs  d'Orléans  el  de  Nemours,  les  fils  de  Louis-Philippe.  (Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         289 

se  prononcer  ouvertement.  Je  ne  sais  par  quelle  fausse  idée 
les  classes  bourgeoises  éprouvent  comme  un  orgueil  et  une 
dignité  de  caste  pour  la  dynastie  de  Louis-Philippe;  c'est 
comme  si  elle  était  tirée  de  leurs  rangs  et  n'était  pas  du  bois 
dont  sont  faits  tous  les  souverains.  Jamais  je  n'ai  vu  l'esprit 
de  parti  plus  irrité,  plus  actif  chez  nous  que  dans  cette  occa- 
sion. On  couvrait  de  ridicule  celles  qui  se  prononçaient  trop 
contre  cette  visite  des  princes;  même  le  parti  de  la  cour,  qui 
avait  laissé  trop  pénétrer  qu'il  les  voyait  d'un  mauvais  œil  et 
dont  les  manières  trahissaient  la  répugnance  avec  laquelle  elle 
leur  rendait  les  politesses  d'usage,  loin  de  se  rendre  populaire^ 
fut  au  contraire  blâmé  hautement.  La  bonne  comtesse  M***  ne 
parut  pas  dans  les  salons;  mais  à  la  procession  du  Saint- 
Sacrement  elle  marchait  couverte  de  diamants,  derrière 
toutes  les  autres  dames  et  sur  la  même  ligne  qu'une  femme 
qu'elle  ne  regarde  pas  de  toute  l'année,  comme  si  elle  avait 
voulu  par  cette  humiliation  s'offrir  en  holocauste.  Tout  cela 
fut  relevé,  commenté,  ridiculisé;  la  société,  en  général  tou- 
jours frivole,  avide  d'amusements,  ne  vit  dans  cette  circon- 
stance qu'une  occasion  d'étaler  du  luxe  et  de  se  divertir; 
mais  des  personnes  graves,  accoutumées  à  réfléchir,  doivent 
être  frappées  des  progrès  que  les  idées  nouvelles  ont  faits 
chez  nous,  et  surtout  de  la  manière  dont  on  ose  les  proclamer; 
il  est  impossible  de  ne  pas  s'apercevoir  que  tout  est  miné, 
préparé  et  que  l'explosion  ne  nous  épargnera  pas  toujours. 
C'est  surtout  quand  on  vit  quelque  temps  à  la  campagne  et 
qu'on  observe  l'état  des  choses  que  l'on  est  effrayé  de  ce  que 
cela  deviendra.  Il  y  a  des  villages  qui  ont  jusqu'à  quatre  jours 
de  corvée  par  semaine,  dont  les  habitants  sont  dans  un  état 
misérable  et  nous  ne  sommes  pas  la  Russie  dont  le  colosse 
effraie.  Vos  princes  étaient  à  peine  partis,  que  le  roi  de  Naples 
tomba  malheureusement  à  Vienne,  comme  une  bombe.  Les 
comparaisons  sont  tout  à  l'avantage  des  premiers;  il  faut 
avouer  que  la  légitimité  est  bien  mal  représentée  dans  nos 
temps,  en  tout  et  partout.  Je  me  surprends  quelquefois  à  vous 
porter  envie.  Maintenant  tout  est  fait  chez  vous,  vous  avez 
tout  cela  derrière  vous,  et  c'est  nous  qui  sommes  sur  un 

19 


290  SOUVENIRS 

volcan  et  qui  ne  savons  encore  ce  qui  nous  attend  dans 
l'avenir.  L'expérience  a  prouvé  que  tous  ces  beaux  plans  pour 
enchaîner  les  révolutions,  les  mener,  leur  faire  des  concessions 
à  volonté  et  les  retenir  de  même,  sont  des  chimères;  toujours 
elles  unissent  par  déborder,  quand  les  éléments  sont  préparés 
de  longue  main.  Le  cas  supposé,  on  ne  pouvait  rien  écrire  de 
mieux  sur  l'atroce  calomnie  que  Ton  s'est  permise  sur  la 
princesse  Schwartzenberg  (i).  Elle  est  de  retour  à  Vienne, 
fraîche,  belle,  gaie,  n'ayant  pas  du  tout  Tair  touchée  ni 
effrayée  de  ce  qu'on  a  osé  publier  sur  son  compte.  Cet  aver- 
tissement me  paraît  aussi  perdu  pour  elle,  que  pour  toute 
la  société  des  jeunes  femmes,  qui  ne  se  fait  pas  faute  de  se 
mettre  au-dessus  du  qu'en  dira-t-on  :  aussi  en  dit-on  de  belles. 
«  Si  mes  lettres  sont  rares,  du  moins  elles  sont  fort  volumi- 
neuses. Puisque  je  sais  qu'elles  vous  font  plaisir,  je  les  ren- 
drai aussi  plus  fréquentes;  mais  combien  je  préférerais  une 
bonne  causerie  avec  vous,  ma  meilleure,  ma  plus  ancienne 
amie!  Je  ferai  prier  Victoire  de  se  charger  de  cette  lettre  (2).  » 


SBGOND   VOYAGE  A   BADB     \  .     . 

4835. 

Il  y  a  ici  une  femme  très  aimable,  Mme  de  Vaulgrenant» 
veuve   du  général  Gardane,  type  parfait    d'une   gracieuse 


(1)  Toas  les  journaux  avaient  donné  rétrange  et  fausse  nouvelle  que  la 
princesse,  née  Liechtenstein,  avait  été  tuée  dans  sa  loge  au  théÀlre  Saint- 
Charles  à  Naples,  par  son  mari  dans  un  accès  de  légitime  jalousie.  Cette 
nouvelle  fut  si  universellement  répandue  qu'il  fut  pris  des  mesures  pré- 
paratoires dans  le  caveau  de  famille,  ou  Ton  s'attendait  à  voir  arriver  le 
cercueil  de  la  princesse. 

(2)  Les  prévisions  de  révolution  en  Autriche  de  Mme  d'Ugarte  me  rap- 
pellent une  lettre  que  je  reçus  en  1830  de  notre  aimable  et  joyeuse  com- 
pagne la  comtesse  Julie  KoUowrath,  et  dans  laquelle,  après  avoir  déploré 
nos  malheurs,  elle  me  racontait  qu'étant  à  la  promenade  dans  sa  terre 
près  de  Znalm,  on  Moravie,  elle  entendit  tirer  le  canon.  Très  étonnée,  elle 
fit  arrêter  sa  voiture  et  dit.  «  Je  voudrais  bien  savoir  ce  que  signifient  ces 
coups  de  canon?  »  Son  cocher,  qui  ne  sait  ni  A  ni  B.  se  tourna  gravement 
et  lui  dit  :  «  C'est  probablement  une  révolution.  »  Ce  n'était  heureusement 
que  l'entrée  de  l'archevêque  dans  une  seigneurie  des  environs; 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         291 

maîtresse  de  maison;  son  salon  est  le  rendez-vous  de  la  bonne 
compagnie;  on  y  est  à  son  aise,  il  semble  que  tout  le  monde 
s*y  connaisse;  c'est  un  grand  charme.  Mme  de  Vaulgrenant 
est  naturellement  polie  et  naturellement  aimable,  deux  mérites 
assez  rares;  elle  a  un  ton  parfait^  de  la  bienveillance,  de  la 
douceur;  elle  raconte  simplement  des  choses  intéressantes  de 
la  cour  de  Napoléon,  de  Joséphine  et  des  princesses  de  cette 
époque.  Si  elle  écrit  ses  souvenirs,  ils  seront  agréables;  en 
attendant,  sa  conversation  est  charmante.  Mme  de  Vaulgrenant 
n'est  pas  insensible  au  plaisir  de  régner  un  peu  à  Bade;  je  lui 
ai  vu  faire  la  plus  douce  mine  contrariée  et  impatientée  à  un 
monsieur  qui  croyait  l'obliger  en  rétablissant  Tordre  et  la 
symétrie  dans  les  fauteuils  de  son  salon,  dont  le  pôle-méle 
indiquait  qu'ils  venaient  d'être  occupés  par  beaucoup  de 
monde.  Nous  avons  eu  le  plaisir  de  lui  amener  une  célébrité  : 
Kalkbrenner,  le  grand  pianiste  (1),  et  son  petit  garçon^  âgé  de 
neuf  ans,  qui  est  déjà  un  prodige.  Mme  Kalkbrenner,  jolie 
femme,  fille  d'un  général  de  l'Empire,  général  Destaing,  ne 
pouvait  être  que  très  bien  reçue  par  Mme  de  Vaulgrenant. 

Je  ne  veux  pas  oublier  une  anecdote  curieuse.  Lorsque 
Napoléon  parla  pour  la  première  fois  à  Mme  la  margrave  de 
Bade,  née  princesse  de  Darmstadt,  de  marier  son  fils  avec 
Stéphanie  de  Beauharnais,  la  margrave  se  redressa  et  d'une 
voix  ferme  et  indignée  répondit  :  «  Quoi!  votre  Majesté  me 
propose  de  donner  cette  petite  fille  pour  femme  à  mon  fils  !  — 
Mais,  dit  Napoléon  intimidé  par  la  hauteur  de  la  fière  prin- 
cesse, si  je  l'adoptais  pour  ma  fille,  et  assurais  au  grand-duc 
l'intégrité  et  l'agrandissement  de  ses  États?  —  Alors,  répondit 
douloureusement  la  margrave,  alors  je  sacrifierais  mon  fils 
au  bonheur  de  ses  sujets.  »  Mme  de  Linange,  dame  d'hon- 
neur de  Mme  la  margrave,  présente  à  cette  scène,  l'a  répétée 
à  la  personne  de  qui  je  tiens  cette  anecdote.  Stéphanie  avait 
seize  ans,  lorsque  ce  mariage  s'accomplit;  elle  était  très 
jolie,  très  gaie,  très  enfant,  et  surtout  enfant  gâtée;  elle  ne 


(i)  Kalkbrenocr  (Frédéric),  né  à  Cassel  eo  1784,  marié  eo  1824,  mort 
en  1849.  {Éd.) 


29S  SOUVENIRS 

comprenait  nullement  la  différence  de  rang  qui  existait  entre 
l'illustre  maison  de  Zâhringen  et  la  sienne,  et  pas  davantage  la 
hauteur  et  Tétiquette;  elle  était  étourdie,  moqueuse  comme 
une  pensionnaire,  mais  elle  a  toujours  été  sage.  On  a  tendu 
des  pièges  perfides  à  ses  mœurs,  à  l'époque  de  la  chute  de 
Napoléon;  on  espérait  la  faire  faillir  et  légitimer  un  divorce. 
Quoique  aimable^  ou  plutôt,  à  cause  de  son  genre  d'amabi- 
lité^ Mme  la  duchesse  Stéphanie  me  fait  l'effet,  comme  toutes 
les  princesses  de  la  famille  de  Napoléon,  de  jouer  un 
rôle  de  princesse  tantôt  bien,  tantôt  mal,  toujours  un  peu 
affecté. 


MESSIEURS    DE    BOMBELLES    ET    NEIPPERG 

Il  y  a  des  gens  qui  ont  un  talent  prodigieux  pour  se  faire 
valoir;  je  ne  les  en  blâme  pas  du  tout,  quand  ils  ont  du  mérite, 
et  c'est  précisément  le  cas  de  MM.  de  Bombelles.  Le  comte 
Louis,  l'aîné,  a  infiniment  d'esprit,  mais  du  plus  léger,  c'est  un 
excellent  homme;  Charles  et  Jlenri  ont  des  réelles  vertus  et 
l'énergique  expression  des*plus  nobles  sentiments. 

M.  de  Bombelles,  ancien  ambassadeur  du  roi  Louis  XVI  à 
Lisbonne,  était  un  homme  d'esprit,  un  excellent  honmie,  un 
ambitieux  franc  et  naïf;  il  se  croyait  né  pour  la  fortune,  elle 
lui  a  été  favorable.  Il  le  trouvait  tout  simple,  il  lui  demandait 
beaucoup.  Il  se  donnait  un  mouvement  continuel;  il  parlait,  il 
se  hâtait  en  toutes  choses  pour  arriver  plus  vite;  il  ne  cachait 
ni  ses  désirs  ni  ses  espérances.  Il  était  vif,  extrêmement  vif, 
essentiellement  homme  du  monde;  enfin  un  bon  ambitieux, 
un  bon  colonel  de  hussards,  un  bon  mari,  un  bon  père,  un 
bon  évoque.  Il  est  mort  avant  d'avoir  atteint  la  pairie,  qui 
était  l'objet  de  ses  vœux;  il  y  serait  assurément  parvenu;  mais 
je  ne  doute  nullement  qu'il  ait  atteint  le  paradis,  car  il  n'avait 
rien  négligé  aussi  de  ce  qui  pouvait  l'y  bien  placer. 

Le  comte  Louis,  son  fils  aîné,  a  fait  une  petite  fortune 
diplomatique  en  Autriche;  il  eût  été  plus  loin,  s'il  n'eût  pas 
été  un  peu  trop  léger,  un  peu  trop  bavard.  S'il  n'eût  été  que 


De  la  baronne  du  MONTET         293 

léger,  cela  n'eût  peut-être  pas  beaucoup  nui  à  8a  carrière  : 
mais  c'était  un  peu  trop  que  d'être  Français,  léger  et  grand  par- 
leur. Cependant,  il  a  eu  des  postes  agréables,  et  particulière- 
ment celui  de  Florence.  C'est  au  reste  un  homme  d'esprit,  un 
homme  de  cdûversation,  plutôt  qu'un  homme  d'affaires.  Le 
comte  HenrLJe  plus  jeune  des  trois  frères  Bombelles,  est  un 
intéressant  et  vertueux  jeune  homme  (je  dis  jeune  par  habi- 
tude). C'est  un  homme  de  principes,  d'un  caractère  doux,  de 
mœurs  pures  et  de  sentiments  chevaleresques;  il  s'estime 
beaucoup,  ainsi  qu'ont  l'habitude  de  le  faire  tous  les  membres 
de  sa  famille;  mais,  en  vérité,  il  a  raison. 

J'arrive  au  comte  Gbarle&  qui  aurait  dû  précéder  Henri; 
mais,  comme  j'ai  beaucoup  plus  de  choses  à  en  dire,  j'ai 
réservé  son  portrait  pour  le  dernier. 

Et  comment  le  ferai-je,  ce  portrait?  Charles  de  Bombelles 
est  parfaitement  loyal  gentilhomme  et  bon  comme  ses  frères. 
Il  a  plus  d'ambition  encore;  il  a  toute  la  rudesse  militaire  qui 
peut  imposer  et  toute  la  douceur  d'un  homme  du  monde  qui 
veut  plaire  :  aussi  a-t-il  deux  voix,  Fune  formidable,  étour- 
dissante, cassante,  et  l'autre  douce  et  timide;  il  passe  fréquem- 
ment de  l'une  à  l'autre,  le  contraste  est  bizarre.  Ces  deux 
voix,  on  pourrait  même  dire  ces  deux  caractères,  lui  ont  été 
très  utiles.  L'homme  timide,  réservé  et  délicat  a  plu  à  plu- 
sieurs femmes;  l'homme  rude  a  discuté,  fait  ses  conditions, 
remporté  des  victoires  de  salon  :  avec  la  grosse  voix,  il  a 
prouvé  qu'il  était  apte  à  tout;  avec  la  douce  voix,  il  a  parlé 
bas  à  l'oreille  des  jeunes  femmes.  C'était  une  chose  amusante 
que  de  voir  Charles  de  Bombelles  faire  ses  conditions  à 
Mme  de  Cavanagh,  dont  il  voulait  épouser  la  fille;  elle  était 
riche,  il  n'avait  rien,  absolument  rien;  mais  après  avoir  plai- 
santé avec  douceur  et  modestie  avec  celte  pauvre  Caroline, 
il  prenait  une  attitude  formidable  vis-à-vis  de  la  mère... 
<  20000  livres  de  rente,  ou  pas  de  Bombelles!  —  Mais,  lui 
observaient  avec  ménagements  ses  amis,  20000  livres  de 
rente,  c'est  beaucoup!  vous  n'avez  rien.  —  Qu'appelez-vous 
rien,  s'écriait-il,  ou  plutôt  hurlait- il  avec  la  voix  de  tonnerre, 
et  mon  nom  ?  »  Cette  négociation  mêlée  d'amour  (car  il  aimait), 


294  SOUVENIRS 

d'intérêt  (la  fortune  le  charmait),  de  regrets  d'ambition 
(Mlle  de  Cavanagh  ne  flattait  pas  assez  son  amour-propre), 
cette  négociation  a  été  un  traité  complet  de  fanfaronnades, 
d'esprit  et  de  cœur.  Le  mariage,  traité  à  Vienne,  a  été  conclu 
à  Marseille.  La  jeune  comtesse  de  Bombelles  aimait  passionné- 
ment son  mari  et  son  nom.  Elle  a  peu  vécu,  une  maladie  de 
poitrine  Ta  enlevée  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans;  elle  n'était  pas 
jolie,  mais  elle  était  agréable;  elle  mourut  à  Vienne  en 
Autriche,  en  1819,  laissant  deux  enfants,  un  fils  et  une  fille. 
Par  son  testament  très  bizarre  elle  exigeait  que  son  cœur  fût 
mis  dans  une  boîte  de  plomb  et  que  son  mari  ne  le  quittât 
jamais^  même  dans  ses  voyages  les  plus  courts.  A  peine  la 
jeune  femme  eut-elle  expiré  que  Charles  de  Bombelles  écrivit 
un  billet  à  mon  mari,  réclamant  de  sa  pitié  son  intérêt  et  ses 
bons  offices  d'ami.  Celui  de  l'opération  du  cœur  ne  fut  pas 
le  moins  pénible;  M.  de  Bombelles  le  supplia  avec  larmes  de 
veiller  à  cette  clause  des  dernières  volontés  de  sa  femme;  elle 
avait  demandé,  par  son  testament,  que  son  mari  fût  présent; 
mais  il  n'eut  pas  la  force  d'assister  à  cette  sensible  et  barbare 
injonction;  ce  fut  M.  du  Montet  qu'il  supplia  de  le  remplacer, 
et,  soit  dit  en  passant,  ce  ne  fut  pas  sans  une  vive  indignation 
qu'il  vit  un  des  chirurgiens  opérateurs  agacer  la  femme  de 
chambre  et  lui  faire  des  plaisanteries  bouffonnes  pendant  ce 
lugubre  travail.  Charles  de  Bombelles  n'eut  pas  le  courage  de 
garder  ce  pauvre  cœur  chez  lui;  ce  fut  encore  M.  du  Montet  qu'il 
pria  naïvement  de  lui  donner  l'hospitalité;  nous  l'avons  gardé 
jusqu'à  son  départ  pour  la  France,  qui  eut  lieu  quelques 
semaines  après  :  ses  parents  lui  firent  comprendre  l'inconve- 
nance de  ce  cœur  porté  et  ballotté  dans  une  malle;  il  est 
maintenant  déposé  chrétiennement  dans  la  chapelle  du  châ- 
teau d'Ancy-le-Franc  en  Bourgogne,  chez  M.  de  Louvois, 
cousin  de  M.  le  marquis  de  Bombelles. 

Un  an  après,  Charles  de  Bombelles  était  passionnément 
amoureux  d'une  belle  et  riche  jeune  personne,  Mlle  de  Bar- 
tenstein.  C'était  un  amour  à  la  manière  des  romans  allemands, 
un  amour  à  longues  conversations  sentimentales,  à  correspon- 
dance exaltée.  En  véritable  héroïne  de  roman,  Mlle  de  Bar- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         295 

tenstein  avait  un  secret,  des  incertitudes,  des  paroles  données 
et  reprises;  le  comte  Charles  espérait,  désespérait,  était 
ennuyeux  à  mourir  pendant  les  agitations  et  les  bizarreries  de 
cet  amour.  Enfin  Mlle  de  Bartenstein  comprit  qu'elle  ne  Tai- 
mait  que  par  condescendance  pour  ses  parents.  Elle  lui  dit 
et  lui  écrivit  à  ce  sujet  les  plus  belles  choses  du  monde,  lui 
permit  même  un  baiser  sur  le  front,  et  épousa  un  bon  et 
gros  garçon,  un  Hongrois  riche,  et  pas  du  tout  sentimental. 
Nous  eûmes  le  contre-coup  de  cette  passion  malheureuse, 
comme  nous  avions  eu  celui  du  cœur.  Charles  de  Bombelles 
m'a  raconté  si  souvent  cette  histoire  à  Vienne,  et  plusieurs 
années  après  à  Paris,  que  j'avais  fini  par  lui  demander  en 
plaisantant  de  ne  jamais  dépasser  minuit.  Nous  regardions  en 
riant  la  pendule,  et  j'étais  inexorable  lorsqu'elle  avait  atteint  le 
terme  fixé  pour  le  faiseur  de  récits.  C'était  en  vain  qu'il  me 
demandait  grâce  pour  une  petite  circonstance.  Cette  folie  nous 
a  souvent  divertis. 

Il  était  décidé  que  tous  les  malheurs  du  comte  Charles  de 
Bombelles  devaient  être  la  cause  de  nouvelles  prospérités.  Et 
de  même  pour  ses  fautes,  car  je  mets  en  première  celle  qu'il 
fit  de  laisser  solliciter  à  Vienne  la  place  de  chambellan  (che- 
valier d'honneur  en  France)  près  du  prince  héréditaire,  et  le 
grade  de  colonel  au  service  d'Autriche,  en  même  temps  qu'il 
faisait  travailler  son  père  et  sa  sœur  à  Paris  pour  obtenir 
d'être  nommé  gentilhomme  de  la  chambre  avec  pension  de 
6,000  francs.  Toutes  ces  faveurs  lui  furent  accordées  à  la  fois, 
mais  sa  nomination  française  précéda  de  quelques  jours  sa 
promotion  allemande;  il  trouva  moyen  de  persuader  à  l'Em- 
pereur et  à  ses  zélés  protecteurs^  parmi  lesquels  se  trouvait  le 
comte  de  Mercy,  que  son  père  avait  agi  sans  son  aveu,  mais 
qu'il  n'osait  pas  encourir  le  mécontentement  de  ce  père  si 
excellent.  Il  accepta  la  place  française  en  pleurant  les  dignités 
allemandes.  Ce  qu'il  y  eut  de  plus  étonnant,  c'est  qu'on  ne  lui 
sut  pas  mauvais  gré  de  ce  double  jeu  d'ambition  dans  un 
pays  où  l'on  est  elcessivement  susceptible  à  ce  sujet.  Il  partit 
pour  Paris  avec  le  brevet  du  titre  de  colonel,  qui  ne  lui  a  servi 
de  rien  en  France.  Sept  ou  huit  ans  après^  il  était  lieutenant- 


296  SOUVENIRS 

colonel  d'un  régiment  d'infanterie  en  garnison  à  Nancy  au 
moment  de  la  révolution  de  Juillet.  Jamais  je  n'ai  vu  un 
homme  plus  consterné,  plus  terrassé;  mais  il  n'avait  pas  assez 
de  confiance  dans  sa  destinée,  car^  après  avoir  donné  sa  démis- 
sion, il  se  rendit  à  Vienne  où  il  fut  immédiatement  nommé 
grand  maître  de  l'impératrice  Marie-Louise,  conseiller  intime, 
excellence,  etc.,  etc.,  avec  12,000  florins  (trente  mille  francs) 
d'appointements.  Sa  prospérité  ne  s'est  pas  arrêtée  là,  mais  je 
n'en  parlerai  pas.  S'il  s'est  résigné  à  être  le  mari  non  avoué 
d'une  princesse,  il  ne  la  certainement  pas  désiré,  l'élévation 
et  l'indépendance  de  son  caractère  m'en  sont  de  sûrs  garants. 
L'emploi  de  mari  a  quelque  chose  de  victime.  M.  de  Bombelles, 
à  Vienne,  ne  mange  pas  d'bahitude  à  la  table  impériale  de 
famille,  mais  il  y  est  souvent  invité.  Dans  les  mariages  dispro- 
portionnés un  homme  de  haut  rang  a  le  privilège  d'élever  sa 
fenmie  jusqu'à  lui;  les  princesses  sont  dans  l'impossibilité  de 
pouvoir  descendre  jusqu'à  leurs  maris,  ni  de  pouvoir  les 
élever  jusqu'à  elles;  il  en  résulte  une  fausse  position  pour 
l'un  et  l'autre.  Une  princesse  qui  se  marie  ainsi  se  donne  un 
amant  légal.  Le  général  Neipperg,  qui  avait  eu  le  triste  bonheur 
d'épouser  aussi  Marie-Louise,  en  est  mort  d'ennui.  Il  en  gémis- 
sait sans  cesse  (je  le  sais  par  un  de  ses  amis  intimes);  il 
regrettait  sa  carrière  militaire,  se  regardant  comme  absolu- 
ment sacrifié.  C'était  un  homme  aux  idées  nobles  et  chevale- 
resques, d'une  figure  et  d'une  tournure  éminemment  distin- 
guées. M.  du  Montet  était  fort  lié  avec  lui;  il  l'avait  beaucoup 
vu  jadis  en  Italie  dans  le  temps  où  il  était  passionnément 
amoureux  de  la  comtesse  Trento  qui  fit  casser  son  premier 
mariage  pour  l'épouser.  Gela  fut  très  difficile,  et  un  jour  que 
le  comte  de  Neipperg  parlait,  avec  la  vivacité  d'un  homme 
vivement  épris,  des  entraves  et  des  retards  qu'éprouvait  son 
union  avec  la  comtesse  Trento,  il  s'écria  :  «  Que  voulez-vous, 
on  m'a  prédit  que  je  ne  ferais  que  des  mariages  très  extraor- 
dinaires. > 

Mais  je  veux  écrire  quelque  chose  d'extraordinaire  aussi 
au  sujet  de  M.  de  Bombelles.  Il  avait  dtné  un  jour  chez 
nous  à  Vienne;  je  crois  que  c'était  en  1819  ou  1820.  La  con- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         297 

versation  nous  entraîna  à  parler  de  l'étrange  choix  que 
Louis  XVIII  avait  fait  de  Fouché.  Un  régicide  pour  ministre! 
Cela  me  paraissait  un  crime  de  lèse-royauté.  Quelle  concession 
horrible  à  la  Révolution  !  t  Puisque  Louis  XVI II  est  si  facile  aux 
concessions,  dis-je,  il  aurait  dû  conserver  le  titre  d'Empereur 
et  le  drapeau  tricolore;  cela  eût  fasciné  les  yeux  de  beaucoup 
de  gens!  >  A  peine  eus-je  prononcé  ces  mots  que  le  comte 
Charles  de  Bombelles  éclata  de  colère,  t  Qu'appelez-vous, 
s'écria-t-il  avec  sa  voix  tonnante,  la  cocarde  tricolore?  Allez 
dire  une  chose  pareille  au  faubourg  Saint-Germain!  Le  fau- 
bourg Saint-Germain  vous  fermera  toutes  ses  portes!  La 
cocarde  tricolore!  »  et  il  trépignait,  frémissait,  et  s'emportait 
de  plus  en  plus.  —  Vous  êtes  bon,  disais-je  en  tâchant  de 
me  faire  entendre,  votre  faubourg  Saint-Germain  n'a-t-il  jamais 
pris  la  cocarde  tricolore?  Et  les  chambellans,  les  gardes  d'hon- 
neur, quelle  était  leur  cocarde,  s'il  vous  plaît?  »  Mais  M.  de 
Bombelles  était  toujours  en  fureur  —  fureur,  c'est  le  mot;  — 
moi^  je  haussais  les  épaules,  et  je  disais  :  t  Je  suis  plus  roya- 
liste que  vous,  car  j'aurais  accepté  pour  couleur  nationale  celle 
que  le  roi  aurait  donnée,  et  que  cette  concession  peut-être 
prudente  et  conciliante  aurait  légitimée;  elle  eût  été  moins 
révoltante  que  de  voir  Fouché  au  ministère.  »  Mais  sa  colère 
augmentait  de  plus  en  plus,  au  point  que  M.  du  Mon  te  t,  qui 
d'abord  avait  ri  de  notre  dispute,  crut  devoir  nous  rappeler  à 
la  modération.  Je  fus  le  soir  chez  Mme  de  Chotek,  je  racontai 
ma  brouillerie  avec  M.  de  Bombelles;  on  en  rit  beaucoup. 
J'étais  dans  le  plus  vif  de  ma  narration  lorsque  la  porte  s'ou- 
vrit et  le  comte  Charles  parut.  Il  s'aperçut  que  les  rieurs 
étaient  de  mon  côté,  et  d'un  air  soumis,  avec  sa  plus  petite 
voix,  il  me  demanda  de  faire  la  paix.  Je  lui  octroyai  gaie- 
ment sa  grâce,  et  pour  m'en  témoigner  sa  reconnaissance  il 
s'en  fut  prendre  dans  un  vase  de  fleurs,  qui  était  sur  une  con- 
sole, une  jolie  rose  blanche,  une  fleur  rouge  et  une  fleur  bleue, 
dont  il  forma  un  bouquet  qu'il  me  présenta  d'un  air  doux  et 
railleur.  «  Je  n'en  veux  pas  de  votre  main,  dis-je  en  le  rejetant 
bien  loin,  mais  soyez  bien  sûr  que  si  le  roi  me  l'ofl'rait,  je 
l'accepterais,  car,  ajoutai-je  encore  une  fois,  il  m'est  fort  égal 


298  SOUVENIRS 

de  quelle  couleur  soit  un  drapeau^  pourvu  qu'il  soit  celui  de 
la  légitimité.  Or,  je  crois  que  les  rois  peuvent  adopter  telle 
couleur  qui  leur  convient,  surtout  quand  ces  couleurs  ont  eu 
de  beaux  jours  de  gloire.  »  Cette  querelle  finit  très  gaiement; 
elle  fut  la  joie  de  la  soirée. 

Hélas!  plusieurs  années  après,  je  viens  de  le  dire,  M.  de 
Bombelles  était  en  garnison  à  Nancy,  et  au  moment  de  la 
révolution  de  Juillet.  Il  entra  un  après-dfner  chez  ma  belle- 
sœur  Victoire  chez  laquelle  nous  nous  réunissions.  Il  était 
pâle,  jaune,  les  traits  décomposés;  il  tenait  son  schako  des 
deux  mains;  il  fut  le  déposer  dans  un  angle  obscur  de  Tap- 
partement;  puis,  se  rapprochant  de  nous,  il  cacha  sa  figure 
dans  ses  mains,  et  nous  Tentendîmes  éclater  en  soupirs  et  en 
sanglots!  Nous  crûmes  à  quelque  nouvelle  catastrophe,  au 
meurtre  du  roi,  à  tout  ce  quil  y  avait  de  plus  sinistre  à 
redouter;  mais,  d'une  voix  entrecoupée,  il  nous  apprit  que  le 
matin  même  il  avait  reçu  l'ordre  de  faire  prendre  la  cocarde 
tricolore  à  son  régiment  (le  colonel  était  absent).  <  Et  vous 
l'avez  prise  !  m'écriai-je,  et  vous  l'avez  prise  de  la  main  san- 
glante de  la  révolte  et  de  l'émeute?  »  M.  de  Bombelles  restait 
muet  et  consterné.  «  Jadis,  vous  vous  révoltiez  à  l'idée  seule 
de  la  porter  par  ordre  du  roi  !  Vous  rappelez-vous  notre  con- 
testation à  Vienne?  —  Ne  soyez  pas  si  cruelle,  me  répon- 
dit-il, je  vous  en  supplie,  épargnez-moi.  »  Mais  je  frappai  du 
pied,  et  dans  ma  douleur  je  murmurai  :  «  Oh  !  plût  à  Dieu  que 
Louis  XVIII  l'eût  donnée,  cette  cocarde  ;  aujourd'hui  vous  ne  la 
prendriez  pas,  vous  ne  Taccepteriez  pas,  teinte  du  sang  de  vos 
frères  de  la  garde  royale  !  >  Mais  le  loyal  comte  de  Bombelles 
ne  devait  pas  garder  la  cocarde  de  la  révolte  et  de  l'usurpa- 
tion; il  quitta  le  service  de  France. 


INCORI  UN  MOT  SUR   MARIE-LOUISE 

La  marquise  de  Scarampi,  qui  avait  remplacé  près  d'elle  à 
son  arrivée  à  Vienne  la  duchesse  de  Montebello,  l'avait  quittée 
depuis  longtemps  lorsque  le  comte  de  Neipperg  mourut;  mais 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         299 

elle  revînt  auprès  d'elle  à  cette  triste  époque,  pour  lui  offrir 
toutes  les  consolations  de  Tamitié.  Le  comte  de  Neipperg  fut 
remplace  parle  baron  de  Marchai,  qui  s'en  sauva  au  plus  vite, 
et  c'est  à  lui  qu'a  succédé  M.  de  Bombelîes. 

Le  marquis  de  Scarampi  faisait  les  fonctions  de  premier 
ministre  de  Marie-Louise;  il  est  devenu  fou»  non  pas  de  la 
multiplicité  des  affaires,  mais  des  intrigues  de  cette  petite 
cour;  ce  pauvre  Scarampi  se  persuada  que  la  cour  de  Vienne 
le  rendrait  responsable  des  faiblesses  de  Marie-Louise,  et  de 
ses  négligences  gouvernementales.  U  entrait  tous  les  matins 
chez  elle,  avec  son  portefeuille  sous  le  bras;  mais  à  peine 
l'ouvrait-il  que  la  princesse  appelait  son  perroquet  et  son  petit 
singe,  qui  se  plaçaient  familièrement  sur  ses  épaules,  et  elle 
ne  cessait  de  les  entretenir  et  de  jouer  avec  eux  pendant 
toute  la  durée  de  la  conférence.  Le  procès  de  la  princesse  de 
Galles,  le  fameux  sac  vert,  achevèrent  de  troubler  le  cerveau 
du  marquis  de  Scarampi;  il  lui  semblait  sans  cesse  qu'on  lui 
faisait  des  reproches  sur  la  légèreté  de  Marie-Louise,  et  qu'on 
l'appelait  en  témoignage.  Ce  fut  le  premier  degré  de  sa  folie; 
elle  a  précédé  de  peu  sa  mort. 


SOUVENIRS   DE   LAUSANNE 

Suisse,  1837. 

J'ai  été  ravie  de  notre  voyage  en  Suisse;  cependant  j'avoue, 
à  ma  honte,  que  perchée  sur  une  montagne  au  bord  de  pré- 
cipices incommensurables  je  rêvais  au  bonheur  très  peu  poé- 
tique de  me  retrouver  voyageant  dans  une  vaste  plaine  entre 
deux  champs  de  blé.  Il  est  vrai  qu'à  notre  début  en  Suisse, 
entre  Bâle  et  Soleure,  nous  avons  eu  le  spectacle  d'une  dégrin- 
golade de  calèche  dans  un  petit  ravin  à  cinquante  pieds 
au-dessous  de  la  route.  L'heureuse  famille  qui  a  éprouvé  cet 
accident  n'a  eu  aucune  blessure  grave;  le  cheval  même  s'est 
relevé,  à  l'étonnement  général,  et  aurait  pu  continuer  la  course 
si  la  calèche  n'avait  pas  été  brisée. 

J'étais  dans  une  émotion  inexprimable.  Je  remerciais  Dieu 


300  SOUVENIRS 

avec  larmes  pour  cette  pauvre  famille  sauvée...  et  tout  à  coup 
il  me  prit  une  indignation  et  un  étonnement  de  ce  qu'ils  ne 
priaient  pas,  ne  remerciaient  pas  Dieu,  t  Remerciez  donc,  vous 
aussi  »,  leur  disais-je  presque  en  colère.  Je  recommençais  à 
prier  et  à  pleurer;  ils  me  répondirent  froidement  quïls  étaient 
très  reconnaissants  envers  Dieu.  Ils  n'avaient  pas  Tair  de 
l'être  du  tout,  mais  en  vérité  il  y  avait  bien  de  quoi.  M.  du 
Montet  ne  pouvait  s'empêcher  de  sourire  en  se  rappelant 
cette  scène  au  bord  de  ce  précipice  en  miniature;  mes  inter- 
ruptions dans  mes  actions  de  grâces,  mes  larmes  et  le  ton 
impatient  succédant  à  Tattendrissement  avec  lequel  je  disais  : 
t  Mais  priez  donc  aussi...  Mais  remerciez  donc  aussi...  *  Les 
femmes  mêmes  ne  s'étaient  pas  trouvées  mal,  les  enfants  sou- 
riaient et  le  vieux  médecin,  propriétaire  et  conducteur  de  la 
voiture,  regardait  d'un  œil  terne  sa  vieille  calèche  aplatie  dans 
le  fond  du  ravin  comme  un  vieux  capuchon  !  Elle  était  tombée 
sur  une  pente  assez  douce  et  avait  roulé  jusqu'au  fond  du 
précipice  en  déposant  sur  Therbe  à  chaque  tour  un  des  mem- 
bres de  cette  famille. 

Mme  de  Rancher,  qui  avait  fait  un  voyage  en  Suisse  deux  ou 
trois  ans  avant,  me  raconta  que  sur  une  des  plus  hautes  mon- 
tagnes (dont  j'ai  oubhé  le  nom)  et  au  bord  d'un  précipice, 
ses  domestiques  lui  firent  remarquer  un  charmant  petit  chien 
anglais  king's-Charles,  seul,  eiïaré  et  cherchant  à  descendre 
dans  cet  abîme...  On  regarde  de  tout  côté.  Personne.  On  se 
penche  sur  le  précipice  et  dans  sa  profondeur  on  distingue 
une  lourde  voiture,  des  chevaux  renversés  et  immobiles.  On 
cria,  pas  un  son  ne  répondit  à  l'appel...  Après  des  efforts  inu- 
tiles les  voyageurs  continuèrent  leur  route  et  arrivèrent  à  un 
hameau  où  ils  dirent  ce  quïls  avaient  vu.  Les  montagnards 
connaissaient  le  sentier  et  ils  se  rendirent  sur  le  lieu  du 
sinistre  :  voyageurs,  postillons,  chevaux,  tous  étaient  morts  I 
C'était  une  famille  anglaise.  Cette  histoire  me  glaçait  le  cœur. 
Je  ne  cessais  de  questionner.  Mme  de  Rancher  me  répondit  avec 
un  sang-froid  étonnant.  Elle  ne  savait  pas  le  nom  de  ces 
infortunés  voyageurs.  Les  autorités  du  canton  constatèrent 
sans  doute  cette  affreuse  catastrophe.  Et  le  pauvre  petit  king's- 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         30i 

Charles?  Je  ne  puis  vous  en  donner  des  nouvelles,  j'ignore  ce 
qu'il  est  devenu,  je  ne  crois  pas  que  Mme  de  Rancher  ait  voulu 
s'en  charger.  Cette  histoire  me  poursuivit  longtemps  comme 
un  cauchemar  dont  je  ne  pouvais  me  réveiller;  je  faisais  cette 
supposition. . .  le  petit  kingVCAfl/7«  avait  été  jeté  hors  de  la  voi- 
ture au  moment  du  danger  par  sa  pauvre  maîtresse.  Cette 
malheureuse  famille  voyageait  sans  doute  pour  son  plaisir... 

J'ai  eu  trois  déceptions  en  Suisse.  La  chute  du  Rhin  n'a  pas 
du  tout  répondu  à  mon  attente;  ce  serait  une  superbe  cascade 
de  jardin  anglais,  si  on  ne  la  voyait  que  pendant  une  heure;  je 
l'ai  vue  au  lever  et  au  coucher  du  soleil,  même  au  clair  de 
lune,  tant  j'avais  envie  de  la  voir  sublime  — j'ai  fini  par  la 
trouver  belle;  —  mais  la  crème^  le  beurre  et  le  fromage  sont 
restés  d'une  extrême  médiocrité  pendant  tout  le  voyage.  J'avais 
rêvé  crème  et  beurre  idylliques. 

C'est  une  chose  délicieuse  que  de  voyager  avec  M.  du  Montet. 
Il  est  prudent,  instruit,  et  sait  d'avance  tout  ce  qu'il  y  a  de 
remarquable  dans  les  villes  que  nous  visitons;  nous  ne  per- 
dons pas  un  instant,  il  est  plus  instruit  que  les  cicérones  qui 
nous  accompagnent;  il  enchante  les  bibliothécaires  et  séduit 
tous  les  gardiens  d'arsenaux  et  de  musées,  qui  ne  veulent  plus 
le  laisser  sortir  et  se  font  une  joie  de  lui  montrer  les  pièces 
les  plus  curieuses  de  leurs  collections;  sa  figure  si  noble,  ses 
manières  si  distinguées,  sa  bienveillante  politesse  lui  font  des 
amis  partout  :  «  Ma  pauvre  Alex  » ,  me  dit-il  quelquefois  après 
avoir  discuté  longtemps  sur  un  point  historique,  ou  examiné 
avec  une  attention  et  une  satisfaction  que  je  serais  tentée  de 
trouver  ti'op  prolongée  des  armures  rares  et  anciennes  et  des 
manuscrits  inédits... 

Notre  voyage  en  Suisse  m'eût  enchantée  sans  les  inquiétudes 
qui  sont  venues  m'y  assaillir.  Mon  bien-aimé  Joseph  y  a  été 
presque  continuellement  souffrant  ou  malade;  à  Genève,  Lau- 
sanne, Fribourg,  Berne,  Lucerne,  j'ai  vu  la  Suisse  avec 
d'inexprimables  angoisses  et  souvent  avec  des  larmes... 
j'avais  hâte  d'arriver  pour  échapper  à  une  anxiétude;  empres- 
sement de  partir  pour  un  but  plus  rapproché  I .. .  à  Lucerne 
surtout  ses  souffrances  ont  pris  un  caractère  si  grave  que  je 


302  SOUVENIRS 

l'ai  forcée  aidée  par  le  comte  Pictet  et  son  aimable  femme,  à 
renoncer  à  prolonger  notre  voyage  en  Suisse. 


ALBUM    DE   VOYAGE 

f  emey,  1837. 

J'étais  enchantée  d'aller  à  Ferney...  Je  hais  Voltaire;  mais, 
vous  le  savez,  je  suis  curieuse  ! . . .  Nous  y  arrivâmes  par  le  plus 
beau  temps  du  monde;  ce  fut  une  très  agréable  promenade. 
Le  château  ne  répondit  pas  du  tout  à  mon  attente  :  le  salon  de 
Voltaire  était  bien  petit,  irrégulier  et  triste;  sa  chambre  éga- 
lement mesquine...  je  ne  sais  comment  il  pouvait  avoir  assez 
d'espace  pour  y  trépigner  ses  colères.  Un  vieux  serviteur 
encore  droit  et  ferme^  qui  nous  dit  être  le  fils  du  jardinier  de 
Voltaire  et  âgé  de  quinze  ans  à  l'époque  de  sa  mort,  nous 
montra  toutes  les  curiosités  du  château;  elles  se  bornent  à  très 
peu  de  chose  :  un  vieux  fauteuil  en  cuir,  un  vieux  bonnet 
qui  ressemble  tout  à  fait  à  un  bonnet  grec  de  nos  jours;  un 
très  petit  encrier  d'argent;  un  cachet  à  ses  armes,  dont  le 
vieux  serviteur  donne  des  empreintes.  Voilà  les  principaux 
objets  qui  ont  été  à  son  usage.  Un  portrait  de  l'impératrice 
Catherine  et  quelques  autres  sont  encore  dans  sa  chambre;  je 
n'y  ai  pas  vu  celui  du  marquis  de  Villevielle,  qui  y  a  été  long- 
temps. L'église  que  Voltaire  a  bâtie  et  dont  il  parle  si  souvent 
dans  ses  lettres  n'est  qu'une  chapelle  très  simple,  à  la  porte 
de  la  cour;  elle  est  petite  et  était  abandonnée  et  remplie  de 
fagots,  lorsque  nous  la  vtmes.  Le  vieux  serviteur  qui  montre 
aux  étrangers  l'appartement  de  Voltaire  (le  rez-de-chaussée  du 
château)^  ce  qui  rend  sa  place  de  concierge  très  lucrative,  est 
naturellement  un  peu  fanatique  de  la  gloire  de  son  maître;  mais 
cela  ne  l'a  pas  empêché,  nous  a-t-il  dit  avec  une  simplicité  qui 
me  fait  croire  à  la  vérité  de  son  récit,  d'avoir  brûlé  un  énorme 
cahier  de  son  écriture  faisant  partie  de  son  héritage,  parce 
que  ce  manuscrit  était  rempli  d'impiétés  abominables;  on  lui 
en  avait  offert  beaucoup  d'argent,  mais  il  l'avait  brûlé.  Ce 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         303 

brave  homme  est  protestant^  calviniste  ou  luthérien,  je  ne  sais 
plus  au  juste. 

Un  gros  livre  où  les  visiteurs  écrivent  leurs  noms  me  fit 
regretter  que  Voltaire  ne  pût  y  jeter  les  yeux;  ce  serait  une 
honne  punition.  Il  y  a  tant  de  bêtises  emphatiques  et  de  si 
mauvais  vers!  Mais  l'orgueil  du  poète  était  tel  que  peut-être 
il  eût  humé  encore  avec  plaisir  ce  détestable  encens.  Le  jardin 
était  mal  dessiné,  mais  la  vue  de  la  terrasse  admirable;  le 
jour  où  nous  y  fûmes,  le  mont  Blanc  resplendissait  des  der- 
niers rayons  du  soleil  couchant. 

Genève,  1837. 

Nous  avions  fait  une  jolie  promenade  à  Genève  par  une 
belle  matinée;  c'était  au  mois  de  juillet.  M.  du  Montet,  qui  avait 
une  visite  à  faire  au  banquier  sur  lequel  il  avait  des  lettres  de 
crédit,  m'engagea  à  entrer  chez  une  marchande  de  modes,  dans 
la  belle  rue  de  la  ville,  pour  y  faire  faire  rapidement  quelques 
réparations  à  mon  chapeau  de  voyage.  J'entrai  donc  et  je 
m'amusai  de  la  conversation,  au  reste  très  polie,  des  dames 
très  curieuses  du  magasin.  M.  du  Montet,  en  venant  me  cher- 
cher, me  dit  qu'il  avait  trouvé  chez  le  banquier  plusieurs 
lettres  tant  pour  moi  que  pour  lui;  il  y  en  avait  une  entre 
autres  de  M.  Hennequin,  le  célèbre  avocat  et  membre  du  con- 
seil de  tutelle  de  M.  le  comte  de  Chambord.  Il  nous  appre- 
nait que  M.  de  Walsh  Serrant  s'était  très  maladroitement  laissé 
prendre  à  Strasbourg  les  papiers  et  lettres  dont  il  était  chargé 
pour  Mme  la  duchesse  de  Berry;  que  la  lettre  que  j'écrivais 
à  Madame  en  lui  envoyant  un  billet  de  l'écriture  de  Mme  la 
duchesse  de  Calabre  (née  archiduchesse  Clémentine  d'Au- 
triche), sa  mère,  qu'elle  avait  désiré,  était  du  nombre  des 
papiers  arrêtés  et  confisqués;  M.  Hennequin  m'ofi'rait,  en  plai- 
santant sans  doute,  d'être  mon  défenseur  si  on  arrivait  à  atta- 
quer les  correspondances  saisies.  Ma  lettre  était  d'une  simpli- 
cité et  d'une  innocence  complètes;  mais  il  y  eut,  je  crois,  des 
lettres  compromettantes  pour  quelques  personnes  (1),  car  on 

(i)  Cette  saisie  donna  lieu  à  un  procès  polilique,  et  le  billet  en  question, 
qui  avait  quarante  ans  de  date,  ne  fut  jamais  rendu! 


304  SOUVENIRS 

fit  grand  bruit  de  cette  arrestation  de  M.  de  Walsh,  de  sa  niai- 
serie aussi,  il  faut  l'avouer.  Moi,  je  riais  en  lisant  la  lettre  de 
M.  Ilennequin,  et  mon  mari  s'impatientait  que  je  prisse  la 
chose  en  plaisanterie;  il  avait  l'horreur  des  tracasseries  et  des 
intrigues  quelconques.  Je  riais  toujours  et  je  lui  disais  :  «  Mais, 
Joseph,  un  tout  petit  procès  politique  dont  la  pièce  de  con- 
viction est  un  billet  écrit  par  une  princesse  morte  il  y  a  plus 
de  quarante  ans  me  charmerait,  et  d'ailleurs  n'ai-je  pas  pour 
me  justifier  une  lettre  de  Louis-Philîppe  lui-même,  écrite  à 
son  ami  M.  de  Guilhermy  (1)  et  datée  de  Palerme,  pendant 
son  bannissement  de  France?  > 


LE     PRINCE     DE     MONTMORENCT 

Bade,  1837. 

Nous  avons  pour  voisin  le  prince  de  Montmorency- 
Robecque  (2),  que  l'on  appelle  aussi  prince  de  Tancarville;  il 
a  une  véritable  fureur  pour  le  jeu;  il  joue  comme  un  fou,  sans 
calcul,  perd  énormément;  il  se  compare  à  Faust  dominé  par 
Méphistophélès.  A  la  roulette  il  couvre  presque  tous  les 
numéros  d'or,  et  par  conséquent  perd  toujours,  même  en 
gagnant.  En  vérité  c'est  une  folie,  une  monomanie;  on  fait 
foule  pour  le  voir  jouer.  Mme  la  grande-duchesse  Stéphanie 
n'a  pu  résister  à  se  donner  cet  étrange  spectacle.  Le  prince  est 
très  dévot,  entend  la  messe  tous  les  jours,  se  confesse  souvent, 
gémit  de  sa  passion,  ne  peut  la  vaincre.  Le  bon  abbé  Scheib- 
weiler,  excellent  ecclésiastique,  et  le  seul,  je  croîs,  qui  parle  le 
français  à  Bade,  va  le  tirer  par  les  pans  de  son  habit  lorsqu'il 
est  à  la  roulette,  en  lui  disant  :  «  C'est  assez,  prince,  c'est 
assez.  »  Le  bon  abbé  nous  arriva  un  jour  consterné  :  il  n'avait 
pu  réussir  à  arracher  le  prince  de  la  table  des  jeux,  et  sur 
quelques  paroles  qu'il  lui  avait  entendu  prononcer,  paroles  de 
désespoir  de  joueur,  il  s'était  persuadé  qu'il  allait  se  vouer  au 

(i)  Voir  sur  M.  de  Guilhermy  et  ses  relations  avec  lo  duc  d*0rléan8 
les  Papiers  d'un  émigré,  4886  (Paris,  PIod).  Éd.) 
(2)  Branche  delà  maison  de  Montmorency  établie  dans  les  Pays-Bas.  (Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         305 

diable  !  Mais  on  ne  se  voue  pas  au  diable  quand  on  se  confesse 
et  communie  presque  toutes  les  semaines.  La  chambre  du 
prince  de  Robecque  touche  la  mienne;  je  l'entends  gémir,  et  se 
jeter  à  genoux  parterre,  lorsqu'il  rentre  chez  lui;  il  est  fort 
lourd  et  son  désespoir  ébranle  mon  parquet. 

Je  n'ai  pu  m'empècher  de  lui  faire  un  petit  sermon  hier 
lorsqu'il  est  venu  nous  voir.  11  est  impossible  de  mieux  prendre 
un  reproche,  fait,  à  la  vérité,  avec  tact  et  convenance;  il  en  a 
été  touché  et  non  offensé.  Il  nous  raconta  un  rêve  où  il  vit  sa 
femme,  qu'il  a  tant  aimée,  lui  reprocher  en  souriant  d'avoir 
manqué  à  la  parole  qu'il  lui  avait  donnée  à  son  lit  de  mort  de 
ne  plus  jouer.  Il  joua  le  lendemain  de  ce  rêve  et  gagna.  Je  lui 
disais  :  t  Mais,  prince,  fuyez  les  occasions^  ne  venez  ni  à  Bade 
ni  à  Ems,  n'allez  pas  où  l'on  joue...  —  Je  n'y  gagnerais 
rien,  me  répondit-il,  car  alors  je  jouerais  à  Paris.  »  On  trouve 
toujours  des  maisons  à  Paris  où  l'on  joue;  c'est  une  folie  incu- 
rable. 


LE    PRINCE    LOUIS    NAPOLÉON 

Bade,  1837. 

Le  prince  Louis_Bonaparte  est  ici.  Il  joue,  lui,  à  la  couronne 
impériale.  11  est  entouré  de  jeunes  intrigants  écervelés,  parmi 
lesquels  notre  ami,  le  jeune  Richard  de  Querelles^  se  distingue 
par  un  enthousiasme  romanesque.  Ces  jeunes  fous  ont  ima- 
giné de  donner  une  fête  à  leur  héros  et  futur  empereur  dans 
les  ruines  du  vieux  château  de  Bade,  et  après  force  toasts, 
chants  et  discours,  ils  ont  illuminé  les  contours  des  ruines, 
sans  en  avoir  prévenu  l'autorité;  cette  étrange  illumination, 
sortant  du  milieu  de  la  forêt,  a  excité  un  étonnement  général; 
elle  n'a  pas  eu  d'autre  effet,  car  les  pans  de  murailles  séparés, 
irréguliers,  sans  harmonie,  n'ont  présenté  rien  d'agréable  ni 
d'imposant. 

Ils  avaient  invité  M.  Berryer,  qui  a  refusé.  Richard  de  Que- 
relles a  juré  fidélité  à  son  empereur,  en  mettant  son  genou  en 
terre  au  milieu  d'une  sombre  et  épaisse  forêt.  Roman!  romani 

20 


30G  SOUVENIRS 

I 

Le  prince  Louis  se  promène  toute  la  journée,  les  mains  der- 
rière le  dos;  il  singe  Napoléon.  Ni  sa  figure  ni  sa  tournure 
!  n'ont  rien  de  distingué;  il  est  recherché  dans  la  société,  il  va 
"  souvent  chez  la  princesse  de  Béthune.  On  Tappelle  Monsei- 
gneur. Mlle  de  Béthune  l'épouserait,  je  crois,  volontiers,  ou 
toute  autre  Altesse;  il  en  fourmille  ici^  et  de  bien  pauvres!... 
Le  prince  Louis  Bonaparte  s'est  lié  intimement  avec  M.  Coul- 
mann,  le  député  républicain  de  Strasbourg,  et  se  promène 
constamment  avec  M.  et  Mme  Coulmann. 


M.    BBRRYER,   LB   VAUDEVILLE^   MADAME    SONTAG 

Bade.  1837. 

J'ai  toujours  passionnément  désiré  entendre  parler  M.  Ber- 
ryer  à  la  Chambre  :  je  n'ai  pu  y  parvenir;  mais  je  l'ai  entendu 
chanter...  chanter  dans  une  petite  pièce  représentée  chez 
lady  Pigott,  en  présence  de  Mme  la  grande-duchesse  Stéphanie 
et  de  l'élite  de  la  société  alors  à  Bade  en  1837, 

Ce  n'était  assurément  pas  la  même  chose,  mais  ce  fut  fort 
amusant.  M.  Berryer  faisait  un  rôle  de  père.  Mme  Rossi 
(Sontag)  (1)  était  sa  fille;  le  jeune  Adrien  de  Mun,  l'amoureux 
obligé^  et  le  comte  Rossi,  je  ne  me  rappelle  plus  quoi,  proba- 
blement un  rival.  Mme  Rossi  ne  voulait  pas  chanter,  ne  devait 
pas  chanter;  M.  Berryer  chantait,  lui,  d'une  voix  ronde,  gaie 
et  juste,  quelques  couplets  de  vaudeville.  Sa  fille  le  sollicitait 
d'accorder  son  consentement  à  son  mariage;  il  s'y  refusait 
comme  tous  les  pères  de  comédie...  Tout  à  coup,  dans  le 
moment  le  plus  pathétique  de  son  refus,  il  tira  un  cahier  de 
musique  roulé  sous  sa  robe  de  chambre,  et  le  présentant  à 
Mme  Rossi,  il  lui  dit  du  même  ton  que  celui  de  son  rôle  : 
€  Non!...  non!...  mais,  si  cependant  vous  chantiez  ces  varia- 
tions qui  me  charment  toujours,  je  ne  sais  pas  ce  que 
je  ferais!...  —  Mais  ce  n'est    pas  cela,  disait  Mme   Rossi, 

(1)  Henrielte  Soniag,  la  célèbre  cantatrice  (née  à  Coblentz  le  13  mai  1S03, 
morte  êi  Mexico  le  17  juin  1854),  avait  épousé  en  1829  le  comte  Rossi, 
secrétaire  de  la  légation  de  Sardaigne  à  Berlin.  (Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         807 

qui  croyait  qu'il  se  trompait.  —  Oui!...  oui!...  reprenait 
M.  Berryer,  je  sais  bien  ce  que  je  dis.  >  En  même  temps  Tac- 
compagnement  d'un  piano  se  fit  entendre^  l'élégant  public 
applaudit.  Mme  la  grande-duchesse  témoigna  haut  sa  vive 
satisfaction,  et  l'admirable  cantatrice  comprit  qu'elle  ne  pou- 
vait refuser.  Elle  chanta  délicieusement.  Jamais  je  n'ai  entendu 
une  voix  plus  fraîche,  plus  gracieuse,  une  méthode  plus  par- 
faite, des  notes  plus  perlées,  une  plus  ravissante  voix  de 
femme.  <  Quel  effet  vous  a  fait  Tair  de  la  comtesse  Rossi?  me 
dit  quelqu'un.  —  L'effet  d'un  rossignol  chantant  divinement 
sur  un  rosier  blanc,  et  faisant  tomber  sur  les  fleurs  une  pluie 
de  gouttes  de  la  plus  fraîche  et  brillante  rosée  t  > 


SOIREES   CHEZ   MADAME   LA  MARQUISE   DE    LAAGE 
LA  REINE    MARIE-ANTOINETTE 

Bade,  septembre  1837. 

Les  promenades  sont  délicieuses  :  nous  passons  nos  mati- 
nées dans  les  bois  et  nos  soirées  chez  la  marquise  de  Laage. 
La  foule  et  l'isolement  ont  des  charmes  à  Bade.  Mme  de  Laage 
est  une  femme  vieille  d'autrefois  dont  la  conversation  est  tou- 
jours intéressante  et  toujours  vraie.  Elle  a  été  dame  d'honneur 
de  Mme  la  princesse  de  Lamballe  :  ses  souvenirs  ont  un  indi- 
cible intérêt.  La  marquise  a  vécu  dans  cette  société  morte, 
dont  plusieurs  générations  sont  tombées  dans  le  sang.  Hier 
elle  nous  parlait  de  Marie-Antoinette,  la  plus  charmante  et  la 
plus  malheureuse  des  reines,  et  pendant  qu'elle  nous  parlait 
je  tenais  à  la  main  une  rose  artificielle  bien  fanée,  une  rose 
que  Marie-Antoinette  avait  donnée  à  la  princesse  de  Lamballe, 
et  qu'elle  portait  habituellement;  cette  fleur,  si  simple  en 
apparence,  et  qui  est  si  loin  de  la  perfection  des  fleurs  artifi- 
cielles que  Ton  fait  maintenant,  contient  intérieurement  un 
petit  portrait  en  miniature  de  la  reine,  qui  ne  se  voit  que 
lorsqu'on  pousse  un  ressort  imperceptible  contenu  dans  la 
tige.  Cette  rose  a  été  pendant  plusieurs  années  portée  sur  ce 
sein  qui  devait  être  meurtri,  ensanglanté,  déchiré,  et  sur  ce 


308  SOUVENIRS 

cœur  dévoué  à  Tamitié,  et  qui  devait  en  faire  une  martyre, 
ce  cœur  qui  devait  être  arraché,  dévoré  par  des  cannibales! 

Là  aussi,  sur  cette  table  de  Mme  de  Laage,  se  trouvait  une 
garniture  de  roses  brodées  sur  du  satin  noir,  que  la  marquise 
se  rappelle  avoir  vu  porter  à  la  reine;  elle  m'en  a  offert  un 
morceau^  un  des  devants  du  jupon,  qui  donne  la  mesure  de  la 
taille  de  la  reine.  Au  milieu  de  ces  souvenirs^  les  uns  si  tou- 
chants, les  autres  si  brillants  de  fêtes,  de  royauté^  de  jeunesse^ 
d'adulation,  hélas!  nous  voyons  dans  notre  pensée  la  fin  ter- 
rible!... 

Je  voudrais  que  toutes  les  fiancées  des  princes  français 
(pauvres  princesses  !)  fussent  condamnées  à  tenir  à  la  main 
la  rose  de  la  princesse  de  Lambalie,  et  à  porter  en  ceinture  le 
ruban  de  la  reine,  pendant  les  premières  harangues  de  leurs 
fidèles  sujetSy  leurs  sanguinaires  ou  simplement  cruels  déla- 
teurs. 

Un  jour,  à  Trianon,  par  une  chaude  après-dtner  d'été,  la 
jeune  et  belle  reine  se  faisait  lire  THistoire  d'Angleterre  de 
Hume;  Mme  de  Laage  avait  accompagné  la  princesse  de  Lam- 
balle;  c'était  elle  qui  lisait.  Marie- Antoinette  interrompit  avec 
une  vive  et  touchante  expression  lorsqu'elle  lut  le  passage  où 
il  est  dit  que  la  femme  de  Charles  I"  le  quitta  pour  venir  se 
réfugier  en  France...  c  Jamais,  jamais,  s'écria-t-elle,  je  n'aurais 
abandonné  le  Roi  !  > 

La  duchesse  de  Luxembourg  s'extasiait  devant  la  reine  sur 
des  bienfaits  qu'elle  venait  de  répandre  à  l'occasion  de  ses 
premières  couches.  Marie-Antoinette  l'écoutait  tristement.  «  Il 
n'y  a  de  mérite  à  faire  du  bien  que  lorsqu'on  s'impose  des 
sacrifices,  et  vous  savez  bien,  madame  de  Luxembourg,  que 
c'est  une  sorte  de  jouissance  que  nous  ne  pouvons  avoir!  » 
Que  de  délicatesse  dans  ces  paroles  ! 

La  reine  dînait  tous  les  samedis  chez  son  amie  Mme  la  prin- 
cesse de  Lamballe;  elle  avait  une  répugnance  marquée  pour 
tout  ce  qui  était  métal.  Mme  de  Lamballe  avait  fait  faire  à 
Sèvres  des  cuillers  en  porcelaine  blanche  pour  la  reine.  Un 
jour,  en  prenant  son  café^  elle  en  laissa  tomber  une  qui  se 
brisa;  Mme  de  Laage  la  ramassa,  fit  réunir  les  deux  morceaux 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         309 

par  une  bande  d'or.  Elle  était  là  aussi  devant  nous,  cette 
cuiller  si  blanche. 

Comme  surintend&nte  de  la  maison  de  la  reine,  la  princesse 
de  Lamballe  avait  la  distribution  des  aumônes  de  Marie-Antoi- 
nette. Mme  de  Laage  fut  chargée  un  jour  par  elle  de  prendre 
des  informations  sur  une  famille  malheureuse  de  Nîmes. 
€  Avant  tout,  dit  la  reine  en  lui  remettant  vingt-cinq  louis,  il 
faut  vivre;  n'attendez  pas  les  informations  pour  envoyer  ce 
premier  secours.  > 

La  reine  avait  une  habitude,  qui  hélas  !  pourrait  paraître  un 
bien  triste  pressentiment.  Elle  passait  souvent  ses  doigts  entre 
son  cou,  si  beau,  si  délié,  et  ses  colliers;  il  semblait,  à  la  voir, 
qu'elle  y  éprouvait  une  gène;  effectivement,  elle  haî'ssait  les 
diamant^;  elle  n'en  portait  qiïè  lorsqu'elle  y  était  forcée.  Elle 
^  s'amusait  à  en  parer  les  dames  de  sa  connaissance  intime,  le 
jour  de  leurs  présentations,  ou  celles  de  leurs  filles  et  belles- 
filles. 

On  a  tiré  parti  de  ce  geste  habituel  de  la  reine  pour  abuser 
de  la  crédulité  du  cardinal  de  Rohan,  en  lui  faisant  croire  que 
c'était  un  geste  d'intelligence  entre  elle  et  lui  pour  s'entendre 
dans  la  hideuse  affaire  du  collier.  La  reine  vit  par  hasard  ce 
fameux  collier  chez  la  princesse  de  Lamballe;  elle  ne  le  toucha 
pas,  et  dit  avec  dégoût  :  «  Il  est  bien  lourd  »... 

Comment  la  reine  aurait-elle  pu  ambitionner  un  collier  de 
diamants,  elle  qui  en  avait  de  si  incomparables  f  Pouvait-il  y 
avoir  quelque  chose  en  ce  genre  qui  fît  envie  à  la  reine  de 
France?  Mais  si,  pour  satisfaire  à  cette  fantaisie,  qu'elle  n'a 
jamais  eue,  elle  eût  eu  besoin  d'argent,  tous  les  fermiers 
généraux  eussent  ambitionné,  comme  une  faveur  inouïe,  le 
bonheur  de  lui  en  fournir;  ils  l'eussent  tenu  à  grand  honneur. 
La  reine!  Ce  nom  était  magique  alors  ) 

Mme  de  Laage  se  rappelait  qu'un  jour  la  reine  quitta  de 
bonne  heure  Mme  la  princesse  de  Lamballe,  chez  laquelle  elle 
avait  dtné,  pour  aller  assister  à  la  toilette  de  présentation  de 
Mme  de  Ligniville,  qui  devait  se  faire  dans  son  cabinet.  Elle 
voulut  la  parer  de  ses  diamants;  c'était  la  reine  qui  avait 
marié  M.  de  Ligniville  avec  Mlle  X. ..,  riche  héritière.  Les  prin- 


310  SOUVENIRS 

cesses  prêtaient  autrefois  leurs  diamaDts  aux  jeunes  femmes 
qu'elles  protégeaient  pour  leur  présentation  à  la  cour  ou 
pour  des  fêtes  extraordinaires.  Mme  de  Laage  perdit  à  un  bal 
de  rhôtel  de  ville  deux  beaux  diamants  du  collier  de  Mme  Eli- 
sabeth, qui  en  avait  de  superbes.  La  reine  s'aperçut  du  trouble 
et  delà  désolation  de  Mme  de  Laage,  et  chercha  à  la  consoler. 
Les  deux  diamants  se  retrouvèrent  le  lendemain. 

Mme  la  princesse  de  Lamballe  n'était  pas  régulièrement 
belle;  elle  avait  une  physionomie  charmante,  un  très  beau 
cou,  un  beau  tour  de  visage,  mais  de  vilaines  mains.  Elle  était 
sujette  à  une  maladie  nerveuse^  sorte  de  catalepsie.  Les  pré- 
tendus mémoires  de  la  princesse  de  Lamballe  ont  été  écrits, 
nous  disait  ce  soir  la  marquise^  par  une  personne  qui  n'a 
jamais  approché  cette  princesse. 


LE  PRINCE  ET  LA  PRINCESSE  DE   LAMBALLE 

Bade,  1837. 

J'écoute  toujours  avec  avidité  des  récits  vrais,  car  c'est  une 
chose  inappréciable  d'entendre  aujourd'hui  des  détails  vraû 
sur  des  personnes  ou  des  choses  intéressantes.  Rappelez-vous 
que  Mme  de  Laage  était  une  des  dames  d'honneur  de  Mme  la 
princesse  de  Lamballe,  et  nièce  de  Mme  de  Guébriant,  la  pre- 
mière de  ses  dames,  et  celle  qui  fut  envoyée  au-devant  d'elle 
à  l'époque  de  son  mariage.  L'entrevue  de  la  princesse  avec 
son  mari  eut  lieu  dans  un  château  en  Bourgogne,  près  de 
Château-Vilain.  Le  prince  assista  incognito  à  son  souper.  Elle 
le  reconnut  d'abord  et  l'indiqua  à  Mme  de  Guébriant,  qui  lui 
demanda  comment  elle  le  reconnaissait.  «  Parce  qu'il  est  roux 
et  laid  »,  répondit-elle.  La  jeune  princesse  n'avait  pas  quinze 
ans;  elle  fut  veuve  à  quinze  ans  et  demi,  n'ayant  été  mariée 
que  sept  mois.  Le  prince  la  fit  venir  à  son  lit  de  mort^  pour 
lui  demander  pardon.  Elle  se  mit  à  genoux^  près  de  son  lit  : 
il  voulut  lui  faire  la  confession  de  ses  fautes;  elles  n'étaient 
pas  de  nature  à  être  entendues  par  une  jeune  princesse; 
Mme  de  Guébriant  fut  effrayée  de  son  début,  elle  l'interrompit 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         311 

et  fit  sortir  la  princesse  en  l'assurant  que  Madame  sa  femme 
lui  pardonnait,  mais  qu'elle  ne  pouvait  lui  laisser  entendre 
plus  longtemps  des  choses  dont  son  innocence  ne  pouvait  se 
faire  une  idée. 

Les  propos  du  prince  de  Lamballe  avaient  toujours  été, 
comme  sa  conduite,  d'une  effroyable  licence.  Je  suis  bien  heu- 
reuse d'être  délivrée  de  cet  horrible  homme!  disait  la  jeune  prin- 
cesse à  ses  dames.  Elle  préféra  passer  les  premières  années  de 
son  veuvage  dans  un  couvent  que  de  retourner  en  Sardaigne.  ( 
L'étiquette  de  la  cour  ne  permettait  pas  à  une  jeune  princesse  \ 
non  mariée  ou  veuve  d'avoir  sa  maison  et  de  vivre  dans  le 
monde  avant  vingt-cinq  ans.  La  jeune  princesse  de  Lamballe 
se  retira  au  couvent  des  dames  de  la  rue  Saint- Antoine.  Elle 
avait  un  très  bel  appartement  dans  cette  maison;  elle  sortait 
pour  les  bals  et  cérémonies  de  la  cour.  Il  avait  été  question 
de  son  mariage  avec  Louis  XV  après  la  mort  de  la  reine  Marie 
Lesczynska. 

La  princesse  de  Lamballe  était  à  Vernon,  chez  M.  le  duc  de 
Penthièvre,  son  beau-père,  lorsqu'elle  reçut  mystérieusement 
un  billet  de  la  reine^  qui  lui  annonçait  le  départ  du  roi  pour 
Varennes.  Elle  partit  aussitôt  pour  l'Angleterre.  Mais,  ayant 
appris  l'arrestation  de  la  famille  royale,  elle  se  rembarqua 
immédiatement,  alla  d'abord  à  Aix-la-Chapelle,  et  revint  à 
Paris  partager  les  dangers  de  la  reine,  à  laquelle  elle  avait 
voué  une  amitié  si  courageuse  et  si  tendre.  Elle  ne  se  faisait 
aucune  illusion,  elle  savait  qu'elle  exposait  sa  vie.  Elle  avait 
fait  son  testament  et  envoyé  ses  diamants  en  Sardaigne  avant 
de  rejoindre  la  reine. 

Mme  de  Ginestous,  une  de  ses  dames,  a  perdu  la  raison 
par  suite  des  scènes  affreuses  dont  elle  a  été  témoin  dans 
les  horribles  journées.  Elle  avait  marché  sur  une  foule  de 
cadavres  et  dans  des  flots  de  sang;  ses  vêtements  en  étaient 
teints;  elle  avait  vu  les  affreux  massacres,  entendu  les  voci- 
férations atroces;  son  imagination  délicate  n'a  pu  sou- 
tenir de  telles  émotions;  elle  a  recouvré  la  raison  quelques 
années  après^  mais  l'a  reperdue  lors  de  l'arrestation  du  duc 
d'Angoulôme  dans  le  Midi.  Sa  folie  consiste  à  croire  toujours 


312  SOUVENIRS 

M.  le  duc  d'Angoulême  caché  chez  elle,  et  en  danger  d'être 
découvert  (1). 


LA   PRISE    DE   LA   BASTILLK 

Pendant  la  prise  de  la  Bastille,  le  maréchal  de  Broglie  fai- 
sait sa  sieste.  Mme  la  maréchale  ne  voulut  pas  qu'on  réveillât; 
le  comte  d'Artois  força  violemment  la  porte. 


PORTRAITS  DE   LA   REINE   ET   DE    MADAME  LA  PRINCESSE 
DE    LAMBALLE 

Je  demandai  à  Mme  la  marquise  de  Laage  de  nous  faire  le 
portrait  de  la  reine  et  celui  de  Mme  la  princesse  de  Lamballe. 
Les  voici,  tels  qu'elle  a  bien  voulu  me  les  dicter.  Elle  voyait 
très  souvent  la  reine,  Mme  de  Lamballe  ayant  obtenu  la  faveur 
qu'elle  pût  l'accompagner  presque  toujours. 

«  La  reine  était  admirablement  belle;  elle  avait  les  cheveux 
d'un  châtain  clair,  le  teint  éblouissant  de  blancheur,  la  main 
incomparable,  le  pied  charmant,  le  cou  superbe...  Elle  Uvait 
un  geste  d'habitude  qui  était  de  passer  fréquemment  sa  main 
entre  son  collier  et  son  cou,  comme  si  quelque  chose  l'eût 
gênée...  Marie- Antoinette  avait  une  démarche  de  reine,  une 
indicible  grâce  et  dignité  dans  ses  moindres  actions;  un  port 
de  tête  majestueux  et  charmant.  Au  moment  de  la  Révolution 
elle  commençait  à  prendre  un  peu  trop  d'embonpoint,  de 
ventre  surtout,  depuis  ses  dernières  couches. 

<  Mme  la  princesse  de  Lamballe  était  de  taille  moyenne, 
mais  charmante,  le  cou  admirablement  placé,  les  cheveux 
blonds  et  superbes,  les  yeux  petits,  point  du  tout  de  sourcils; 
le  nez  tombant  en  bec  de  corbin;  le  teint,  quelquefois  jaune  le 
matin,  paraissait  toujours  éclatant  de  blancheur  i9l  la  lumière. 

(1)  Mme  de  Ginestous  habite  le  Vigan,  petite  ville  près  de  Montpellier. 
Elle  est  née  Solcsina,  d'une  noble  famille  génoise. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         343 

Elle  avait  surtout  un  grand  éclat  avec  du  rouge.  La  princesse 
de  Lamballe  avait  un  vilain  pied,  et  la  main  très  mal  aussi,  les 
doigts  gros,  charnus;  elle  avait  un  très  beau  tour  de  visage  et 
une  physionomie  délicieuse;  en  tout,  sans  être  belle,  la  prin- 
cesse de  Lamballe  faisait  l'effet  de  l'être  (i).  > 

Mme  de  Laage  avait  accompagné  Mme  la  princesse  de 
Lamballe  à  son  premier  voyage  en  Angleterre,  lors  de  la  fuite 
du  roi  à  Varennes;  elles  abordèrent  à  Douvres,  n'y  restèrent 
que  vingt-quatre  heures,  se  réembarquèrent  pour  Ostende,  ne 
virent  personne  de  la  famille  royale  d'Angleterre.  C'est  à  Aix- 
la-Chapelle  que  Mme  de  Laage  apprit  la  maladie  de  Mme  d'Am- 
blimont  sa  mère  et  quitta  la  princesse  de  Lamballe  pour  aller 
la  soigner  au  péril  de  sa  vie.  Elle  revit  pour  la  dernière  fois 
l'infortunée  princesse  à  Paris.  Le  récit  de  cette  entrevue  est 
saisissant.  Mme  de  Laage  était  couchée  dans  un  misérable 
logement  d  une  maison,  au  Marais.  Mme  de  Lamballe  y  arriva 
un  soir  en  fiacre,  dans  un  déguisement  qui  la  rendait  mécon- 
naissable. L'une  et  l'autre  couraient  les  plus  grands  dangers. 
La  princesse  se  dévouait  pour  la  reine,  Mme  de  Laage  pour 
sa  mère... 


léPISODE  DE  1791 

Je  viens  d'entendre  ce  soir  un  récit  plus  circonstancié  du 
premier  départ  de  Mme  la  princesse  de  Lamballe;  je  le  rends 
ici  presque  mot  à  mot. 

La  reine  dit  à  Mme  de  Lamballe  :  t  Allez  chez  votre  beau- 
père,  à  Aumale,  car  je  ne  pourrai  vous  voir  d'ici  à  deux  ou 
trois  jours  :  j'ai  beaucoup  de  papiers  à  brûler,  etc.  »  Mme  de 
Lamballe  répondit  qu' Aumale  était  trop  loin;  mais  qu'elle  irait 
dans  sa  maison  de  Passy;  la  reine  ajouta  :  «  Prenez  Mme  de 
Ginestous,  Mme  de  Laage,  etc.  >  La  princesse  partit  le  lende- 
main; ses  dames  la  rejoignirent  le  soir  à  Passy;  elles  veillèrent 

(1)  La  marquise  de  Laage  vient  de  donner  au  roi  de  Sardaîgne  un  très 
beau  portrait  de  cette  princesse.  Elle  avait  quarante-trois  ans  lorsqu'elle 
fut  massacrée. 


314  SOUVENIRS 

tard  et  grand  fut  Tétonnement  de  Mme  de  Laage  d'entendre  le 
lendemain  matin,  dès  quatre  heures,  frapper  doucement  à  sa 
porte.  Elle  allait  appeler  sa  femme  de  chambre  lorsqu'elle 
reconnut  la  voix  de  la  princesse  de  Lamballe  qui  lui  disait  de 
ne  pas  faire  de  bruit,  et  de  lui  ouvrir  vite  et  doucement  sa 
porte.  Mme  de  Laage  se  précipita  à  bas  de  son  lit.  La  prin- 
cesse lui  dit  vivement  :  «  Le  roi  est  parti.  »  En  môme  temps 
elle  lui  lut  un  billet  de  la  reine  conçu  à  peu  près  en  ces  termes  : 
«  J'ai  dû  garder,  même  vis-à-vis  de  vous,  un  secret  qui  n'était 
pas  le  mien  seul;  partez  vite  pour  l'Angleterre;  embarquez-vous 
à  Boulogne.  »  La  princesse  n'était  pas  sûre  de  ses  gens;  elle  se 
méfiait  particulièrement  d'un  de  ses  valets  de  chambre  qui  lui 
avait  été  donné  par  M.  le  duc  d'Orléans.  11  fut  convenu  en 
toute  hâte  que  Mme  la  princesse  de  Lamballe  et  ses  dames  par- 
tiraient sous  prétexte  d'une  promenade,  sans  aucun  paquet, 
en  robe  ou  plutôt  pierrots  de  mousseline,  en  bonnets,  car 
alors  on  ne  portait  pas  de  chapeaux.  La  princesse  eut  l'air 
d'improviser  cette  promenade;  elle  fit  venir  son  maître  d'hôtel, 
et  lui  commanda  un  dîner  de  douze  couverts  pour  le  soir 
même.  Elle  partit  dans  un  beau  carrosse  doré,  sans  aucun  effet. 
MM.  de  Laage  et  de  Ginestous  montaient  alternativement  sur 
le  siège.  A  la  première  ou  seconde  poste  Mme  de  Lamballe  fit 
dételer  ses  chevaux  et  dit  au  maître  de  poste  :  «  Monsieur,  je 
viens  d'apprendre  que  M.  le  duc  de  Penthièvre  vient  d'être 
frappé  d'apoplexie;  pourriez-vous  me   donner  un  postillon 
bien  sûr,  car  je  suis  très  pressée  d'aller  lui  rendre  des  soins?  » 
Le  maître  de  poste  avait  la  main  appuyée  sur  la  portière;  il 
regarda  la  princesse  d  un  air  pénétré  :  t  Madame,  lui  répon- 
dit-il, soyez  tranquille,  car  c'est  moi  et  mon  fils  qui  vous  con- 
duirons. > 

La  princesse  et  ses  dames  arrivèrent  mourantes  de  faim; 
pendant  le  dîner,  on  prépara  le  départ.  Mme  la  duchesse 
d'Orléans  apportait,  pendant  ce  rapide  repas,  des  mouchoirs, 
des  bas,  des  chemises,  qu'elle  mettait  dans  les  sacs,  dans  les 
poches  de  ces  dames,  car  elles  n'avaient  absolument  rien. 
Le  duc  de  Penthièvre  donna  de  l'argent  :  la  crainte  d'éveiller 
des  soupçons  avait  empêché  la  princesse  d'en  demander  à  son 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         315 

intendant.  Enfin,  on  arriva  à  Boulogne;  on  prit  à  la  hâte  un 
bâtiment  sur  lequel  on  venait  de  mettre  l'embargo.  Le  capi- 
taine voulait  retourner  à  l'instant  :  M.  de  Laage,  officier  de 
marine  distingué,  s'empara  du  gouvernail^  lui  montra  ses 
pistolets,  et  ordonna  de  continuer  la  marche.  L'équipage 
n'était  que  de  six  hommes.  La  suite  de  la  princesse  se  compo- 
sait du  marquis  de  Laage,  de  M.  de  Ginestous,  d'un  nègre  très 
fidèle,  et  de  trois  autres  serviteurs  dévoués.  Le  vaisseau  aborda 
à  Douvres;  c'est  là  que  la  princesse  apprit  l'arrestation  du 
roi  :  elle  ne  resta  à  Douvres  que  vingt-quatre  heures,  s'em- 
barquapour  Ostende  sur  le  même  bâtiment  qui  l'avait  amenée, 
et  de  là  se  rendit  à  Bruxelles.  Elle  y  passa  six  semaines  dans 
des  angoisses  continuelles  sur  le  sort  de  la  famille  royale;  elle 
se  rendit  ensuite  à  Aix-la-Chapelle  d'où  elle  partit  pour  aller 
rejoindre  la  reine.  Sublime  dévouement  qui  fut  suivi  de  la 
mort  la  plus  affreuse  ! 

Je  me  suis  étendue  sur  ce  récit  parce  qu'il  est  exact  en  tous 
points.  Mme  de  Laage  nous  l'a  fait  hier  soir,  en  nous  parlant 
avec  chagrin  des  faussetés  en  tout  genre  contenues  dans  les 
mémoires  qui  paraissent  aujourd'hui,  et  particulièrement  dans 
ceux  intitulés  Mémoires  de  Mme  de  Lamballe.  Ils  sont  aussi  faux 
et  absurdes  et  plus  dénués  de  bon  ton  que  presque  tous  les 
autres  (1). 

Le  roi  de  Sardaigne  avait  invité  la  princesse  de  Lamballe  à 
venir  à  Turin;  si  elle  eût  suivi  ce  désir^  elle  eût  été  empêchée 
de  pouvoir  rejoindre  la  reine. 

Il  y  a,  dans  les  Soirées  de  Saint-Pétersbourg^  par  le  comte 
de  Maistre,  un  chapitre  effrayant  sur  la  nécessité  des  victimes^ 
sur  la  nécessité  que  le  sang  innocent  coule  dans  les  grandes 
expiations.  Ce  chapitre  fait  peur.  La  justice  divine  y  paraît 
terrible,  impénétrable,  implacable...  depuis  le  juste  Abel  jus- 
qu'à Mme  Elisabeth.  Dans  l'ancienne  Loi  comme  dans  la  nou- 


(1)  Une  sœur  de  la  priacesse  de  Lamballe  avait  épousé  le  prince  de 
Lobkovicz,  grand  seigneur  de  Bohème.  Cette  princesse  vivait  à  Vienne, 
très  retirée  du  monde,  mais  dans  la  dignité  de  son  haut  rang.  Elle  était 
grand'  tante  de  la  princesse  de  Carignan,  qui  a  épousé  Tarchiduc  ré- 
gnant. 


316  SOUVENIRS 

velle,  du  sang  innocent,  toujours  du  sang  pur  en  holocauste 
pour  l'expiation  des  crimes  des  méchants  ! 

Le  roi  de  Sardaigne  fit  un  décret  qui  expulsait  tous  les  émi- 
grés de  ses  États.  Mme  la  comtesse  de  Provence,  sa  sœur,  se 
présenta  à  lui  le  lendemain  en  habit  de  voyage.  «  Où  allez- 
vous  donc?  lui  dit  le  roi  étonné.  —  Sire,  vous  renvoyez  les 
émigrés  de  vos  États,  je  ne  dois  pas  oublier  que  je  suis  Fran- 
çaise et  émigrée  >,  et  elle  partit. 


LA  DUCHESSE  d'oRLÉANS,   VÉZ  PRINCESSE  DE   CONTI 

Encore  une  fois  je  n'écris  pas  avec  méthode;  cela  m'est 
impossible^  J'écoute  ou  je  regarde;  puis  mes  souvenirs  tom- 
bent, comme  ils  se  présentent  sur  rties  petites  feuilles  déta- 
chées. La  duchesse  d'Orléans,  mère  de  Philippe-Égalité,  née 
princesse  de  Gonti,  était  la  plus  extravagante  princesse  qu'on 
pût  imaginer.  Elle  avait  la  conduite  la  plus  scandaleuse.  M.  de 
Melfort  avait  été  son  premier  amant.  Il  avait  parié  vingt-cinq 
louis,  un  jour  avec  elle,  qu'elle  aurait  un  amant  avant  six 
semaines;  elle  lui  paya  effrontément  ce  pari  en  jetant,  avant 
le  terme  fixé,  cet  argent  sur  le  billard  où  M.  le  duc  d'Orléans 
jouait  avec  M.  de  Melfort.  Le  vieux  marquis  de  Polignac, 
d'une  autre  famille  ou  branche  que  celle  favorisée  depuis  à  la 
cour,  a  été  aussi  un  des  amants  de  cette  princesse.  Sa  longue 
discrétion  fut  vaincue  un  soir  à  Edimbourg,  pendant  l'émigra- 
tion, par  le  comte  d'Artois,  le  comte  de  Vaudreuil,  le  chevalier 
de  Puységur,  et  Mmes  de  ***,  de  Tune  desquelles  je  tiens  ce 
récit.  Il  consentit  à  montrer  quelques  lettres  très  spirituelles 
et  le  portrait  de  cette  folle,  mais  très  jolie  princesse,  peinte 
en  récollet...  N'en  voulez  pas  trop  à  M.  de  Polignac  de  cette 
indiscrétion  :  il  y  avait  quarante  à  cinquante  ans  qu'elle  était 
mortel...  Mme  la  princesse  de  Conti,  sa  mère,  née  d'Orléans, 
disputant  un  jour  avec  M.  le  prince  de  Gonti,  son  mari, 
s'écria  dans  sa  colère  :  <  Enfin,  Monsieur,  il  en  sera  ce  que 
vous  voudrez;  mais  toujours  est-il  que  je  puis  faire  des 
princes  sans  vous,  et  que  vous,  vous  ne  pouvez  faire  que 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  317 

des  bâtards  sans  moi.  >  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  mère 
de  rÉgalité,  était  excessivement  maligne  :  elle  légua,  en  mou- 
rant, à  chacune  de  ses  dames  d'honneur  un  meuble  fermé 
dont  elle  leur  remit  la  clef  cachetée,  avant  sa  mort,  avec  des 
paroles  d'adieux.  Lorsqu'elles  ouvrirent  les  secrétaires  et  cas- 
settes, elles  n'y  trouvèrent  que  des  couplets  d'une  malice 
noire  et  d'une  licence  révoltante... 

A  propos  de  ce  marquis  de  Polignac  dont  on  nous  parlait 
tout  à  l'heure,  je  vais  m'amuser  à  répéter  ici,  comme  type  de 
l'époque,  quelques-unes  de  ses  bizarreries.  Il  avait  été  très 
beau,  il  était  très  spirituel  et  très  ignorant.  Il  avait  rendu  ser- 
vice à  Londres  à  un  jeune  homme  qui  vint  l'en  remercier  avec 
effusion  et  le  supplia  de  lui  permettre  de  lui  lire  une  pièce  de 
vers  qu'il  avait  composée  en  son  honneur  :  t  Monzieur,  Mon- 
zieur^  ze  suis  pressé,  d'ailleurs  ze  n'aime  pas  les  vers,  ze 
vais  faire  ma  toilette.  —  Mais,  monsieur  le  marquis,  dit  le 
poète  sans  se  laisser  déconcerter...  pendant  qu'on  coiffera 
monsieur  le  marquis...  —  Ah  bien,  à  la  bonne  heure,  mais  ze 
suis  très  pressé...  Ze  vous  en  avertis  >.  Le  poète  commença 
par  ces  mots  :  «  0  toi,  Polignac!...  —  Monzieur,  monzieur, 
s'écria  le  marquis,  ze  n'aime  pas  qu'on  me  tutoie,  ze  vous 
trouve  bien  hardi!...  —  Mais,  monsieur  le  marquis,  les  vers 
autorisent;  les  poètes  tutoient  les  dieux,  Boileau  tutoyait 
Louis  XIV.  —  Ze  ne  connais  pas  M.  Boileau;  mais  assurément, 
s'il  tutoyait  Louis  XIV,  c'était  un  faquin...  » 

11  lui  prit  envie  de  se  remarier  à  Londres,  pendant  l'émi- 
gration, à  l'âge  de  soixante-dix-huit  ans.  Ses  amis  firent  de 
vains  efforts  pour  l'en  dissuader;  il  vint  trouver  Mme  de  Laage 
pour  l'aider  dans  ses  emplettes  de  corbeille;  il  épousait  une 
pauvre  demoiselle  émigrée.  «  Par  où  commencerons-nous?  lui 
dit  la  marquise.  —  Ma  chère  amie,  nous  irons,  s'il  vous  platt, 
d'abord  chez  le  marchand  de  bas,  car  ze  crois  qu'elle  n'en  a 
pas.  >  Le  comte  d'Artois,  en  le  rappelant  à  Edimbourg,  fit 
manquer  ce  mariage;  mais  quelques  mois,  après  il  s'amouracha 
d'une  autre  jeune  personne,  et,  pour  cette  fois,  le  mariage  allait 
se  conclure  lorsque  le  vieillard  mourut. 


818  SOUVENIRS 

ÉPISODE  DE  i786 

Les  jeunes  femmes  de  la  cour  faisaient  presque  toutes  des 
dettes  autrefois  :  Mmes  de  G.  et  de  L.,  dames  de  Mme  la  prin- 
cesse de  Lamballe,  étaient  dans  ce  cas.  Elles  dînaient  un  jour 
ensemble  et  étaient  au  dessert  lorsqu'on  leur  annonça  la 
visite  de  M.  Le  Normand,  célèbre  marchand  d'étoffes  à  Paris; 
il  entra,  vêtu  d'un  habit  de  velours  noir,  veste  brochée 
d'or,  boucles  d'argent  à  ses  souliers.  Grande  révérence  de  son 
côté;  politesse  inquiète  de  la  part  des  jeunes  femmes  :  elles 
s'excusent  de  ne  pouvoir  le  payer...  c  Mon  mari  est  absent, 
lui  dit  Mme  de  G.  —  Le  mien  vient  de  s'embarquer,  lui  dit 
l'autre;  et  vous  savez,  Monsieur  Le  Normand,  que  des  jeunes 
femmes  n'ont  pas  d'argent  en  l'absence  de  leurs  maris.  — 
Aussi,  mesdames,  répond  galamment  le  riche  marchand,  je 
ne  venais  pas  pour  recevoir  de  l'argent,  mais  seulement  pour 
savoir  si  vous  ne  pouvez  pas  en  donner,  car  j'établis  un  de 
mes  premiers  commis,  je  lui  cède  une  partie  de  mes  fonds,  je 
garde  les  créances  arriérées;  ne  voulant  pas  l'embarrasser  dès 
le  début  par  des  affaires  compliquées,  je  les  garderai  sur  mon 
compte.  —  Oh  f  mettez-  nous  sur  votre  compte,  monsieur  Le  Nor- 
mand »,  s'écrièrent  les  deux  jeunes  femmes,  ravies  de  ce  bon 
procédé.  Et,  après  avoir  réglé  leurs  mémoires  avec  lui,  elles 
lui  témoignèrent  leur  inquiétude  qu'il  ne  fût  quelquefois  vic- 
time de  sa  grande  facilité  :  «  Je  n'ai  jamais  rien  perdu  avec  des 
personnes  de  haut  rang,  leur  répondit-il;  il  y  a  trois  époques  où 
les  grands  seigneurs  paient  toujours  les  dettes  de  leurs  femmes 
et  de  leurs  enfants  :  la  naissance  d'un  fils,  les  mariages  ou  la 
mort  sont  des  époques  où  les  créanciers  sont  toujours  payés.  » 


I 


MADAME  HABER,  LA  JEUNE  SOEUR  DE  MADAME  DE  ROTHSCHILD 
--    -  -  DE  FRANCFORT 

Il  n'y  a  rien  d'extraordinaire  à  ce  que  la  jolie  Mme  Haber, 
juive,  soit  la  sœur  de  Mme  de  Rothschild;  mais  qu'elle  soit  la 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  319 

belle-sœur  de  M.  de  Fénelon,  voilà  ce  qui  m'étonne!  C'est  une 
chose  étrange  que  de  lui  entendre  dire  :  «  Ma  sœur  Rothschild, 
ma  sœur  Fénelon  !  >  Je  lai  vue  ici  quelquefois  dans  une  maison 
distinguée;  c'est  une  jolie  juive,  d'assez  mauvaise  compagnie, 
maîtresse  de  lord  William  llussell,  qui  la  suit  partout,  au 
grand  désespoir  de  la  belle,  noble  et  jalouse  lady  William.  Je 
ne  sais  pourquoi  on  la  reçoit  :  elle  a  des  manières  très  com- 
munes, elle  est  bavarde;  mais  son  mari  est  banquier!  Com- 
prenez-vous l'effet  de  ces  paroles  qui  reviennent  sans  cesse 
dans  les  racontars  de  Mme  Haber  :  «  Mon  beau-frère  Fénelon, 
—  ma  sœur  Rothschild.  »  —  Elle  pensait  à  se  faire  baptiser, 
mais  elle  ne  savait  si  elle  se  ferait  catholique  ou  luthérienne; 
son  professeur  devait  la  décider.  Elle  avait  un  professeur  de 
religions;  remeo^quez  bien  que  je  mets  religions  au  pluriel.  0 
Fénelon! 


EMS 

Juia  1838. 

Ems  eût  encore  été  pour  moi  un  but  de  voyage  intéressant 
s'il  n'eût  pas  eu  celui,  si  vivement  désiré,  de  nous  réunir  après 
une  séparation  de  quatorze  ans  à  notre  aimable  et  si  cons- 
tante amie,  la  comtesse  Thérèse  de  Chotek;  elle  nous  avait 
écrit  de  Vienne  pour  nous  y  donner  rendez-vous.  Elle  y  vint 
pour  accompagner  sa  nièce,  la  jeune  comtesse  Euphémie  de 
Clary,  dont  la  santé  inquiétait  sa  famille.  Délicieuse  réu- 
nion! Nos  conversations  n'ont  aucune  lacune;  une  correspon- 
dance suivie,  intime,  nous  met  à  môme  de  les  continuer  dans 
les  petits  détails,  comme  si  nous  nous  étions  séparés  la  veille; 
nous  en  faisions  souvent  la  remarque. 

Nous  étions  allés  à  Ems,  ma  mère,  mon  père,  ma  sœur  et 
moi,  en  1794;  hélas!  seule  je  survis;  je  ne  reconnais  presque 
pas  TEms  de  mes  souvenirs.  Ces  beaux  hôtels  n'existaient 
pas,  et,  chose  étrange,  celui  où  nous  logions  est  bâti  précisé- 
ment sur  la  place  de  la  maison  que  nous  avons  habitée  en 
4794. 


320  SOUVENIRS 


LE    PRINCE    ET   LA    PRINCESSE    DE    SCHAUMBOURG-LIPPE 

23  juillet  1838. 

Nous  nous  trouvons  près  de  la  princesse  régnante  de  Schaum- 
bourg-Lippe  à  la  promenade;  elle  me  prie  de  lui  nommer  les 
dames  aveclesquellesje  suis;  je  lui  nomme  Mme  la  comtesse  de 
Chotek  et  la  vicomtesse  de  Léry,  née  Kellermann,  fille  du  maré- 
chal-duc  de  Valmy.  La  princesse  ravie  me  prie  de  la  présenter  à 
ces  dames.  Elles  se  lèvent  naturellement  et  se  font  présenter  à 
elle;  puis  me  présentent.  Arrive  le  prince  régnant  de  Scbaum- 
bourg,  la  princesse  Matbilde  et  la  princesse  Adélaïde,  ses  filles; 
nouvelles  présentations  respectives  et  compliquées;  nous  fai- 
sons spectacle,  nous  encombrons  une  allée.  On  se  présente  à 
droite,  à  gaucbe.  Le  baron  de  Kersten  me  prie  de  le  présenter 
au  prince  de  Scbaumbourg,  et  comme  il  y  avait  à  peu  près  une 
minute  que  nous  Tétions  l'un  à  l'autre,  je  ne  pus  retenir  mon 
sérieux  :  j'étouffe,  j'éclate;  M.  du  Montet  est  au  désespoir  de 
me  voir  rire;  Thérèse  feint  la  crainte  de  la  pluie  pour  éviter  la 
contagion.  Le  prince  est  très  sourd,  et  cette  circonstance  a 
ajouté  au  plaisant  de  ces  présentations  multipliées  en  plein 
air,  au  milieu  d'une  foule  qui  s'arrête,  écoute  et  regarde  les 
présenteurs,  les  présentés,  les  révérences,  les  quiproquos,  les 
imbroglios.  La  bonne  princesse  de  Schaumbourg-Lippe  a  pris 
une  grande  amitié  pour  la  vieille  vicomtesse  de  Léry.  Elle  croit 
que  le  maréchal  vit  encore  et  se  ménage  une  protection  pour  la 
première  invasion  que  les  Français  feront  en  Empire  I  Elle  avait 
vu  le  maréchal  lors  de  la  puissance  de  Napoléon,  en  Allemagne. 


LA   PRINCESSE  DE   SCHAUMBOURG-LIPPE 

26  juillet  1838. 

Nous  avons  été,  cet  après-dîner,  faire  notre  visite  à  la  prin- 
cesse de  Schaumbourg-Lippe;  nous  n'avons  trouvé  personne. 
Par  hasard  dans  l'antichambre,  la  jeune  princesse  Matbilde  nous 
a  ouvert  la  porte  du  salon  de  sa  mère,  au  grand  désappointement 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  321 

du  prince  et  de  la  princesse,  qui  auraient  voulu  nous  recevoir 
plus  solennellement.  Ils  nous  ont  fait  le  plus  aimable  accueil, 
bonté,  bienveillante  simplicité;  mais  la  naïveté  de  la  princesse 
est  incroyable.  Incroyable  est  le  mot.  Elle  loue  avec  extase 
l'empereur  Napoléon,  le  duc  d'Orléans,  Louis-Philippe,  me 
demande  si  je  suis  carliste,  et  sur  ma  réponse,  en  souriant, 
que  je  suis  simplement  légitimiste,  elle  s'écrie  :  <  Ohl  moi 
aussi,  je  tiens  beaucoup  à  la  légitimité!  >  Elle  confond  tout. 
Elle  croit  Mademoiselle  ûUe  de  Mme  laDauphine;  nous  n'avons 
pu  la  faire  revenir  de  cette  erreur.  Elle  croit  que  le  duc  de 
Bordeaux  est  imbécile!  Nous  parlons  des  Mémoires  de  Mar- 
mont,  qu'elle  a  lus,  et  nous  dit  qu'ils  sont  charmants  et  écrits 
par  Charlotte  Sand.  Elle  croit  que  le  maréchal  Marmont  est 
envoyé  à  Vienne  par  Louis -Philippe.  Nos  étonnements! 
Mme  de  Chotek  et  moi  cherchons  vainement  à  lui  faire  com- 
prendre que  George  Sand  (et  non  pas  Charlotte)  n'est  pour 
rien  dans  les  Mémoires  du  maréchal. 

Hier  matin,  cette  bonne  princesse  m'a  arrêtée  à  la  prome- 
nade pour  me  demander  si  je  connaissais  cette  jolie  Française, 
qui,  dit-elle,  est  ici  avec  son  mari  (M.  Demidoff).  Je  lui  ai  ré- 
pondu brièvement,  craignant  qu  elle  ne  lui  fît  à  elle-même 
quelque  innocent  sanglant  quiproquo,  que  Mme  de  Montault  était 
séparée  de  son  mari  et  ne  voyageait  pas  avec  lui.  Elle  désire 
passionnément  connaître  Jules  Janin  ;  je  cherche  à  l'en  dis- 
suader; je  meurs  de  peur  qu'elle  ne  lui  dise  d'étranges  choses, 
et  que  Jules  Janin  n'en  fasse  le  type  d'une  des  princesses  de 
son  premier  roman.  Elle  en  parle  avec  enthousiasme.  Elle  me 
demandait  hier  le  titre  de  ses  ouvrages,  dont  elle  n'a  jamais 
lu  une  ligne;  je  lui  ai  nommé  l'Ane  mort  et  la  Femme  guillotinée. 
«  Il  fait  donc  des  tragédies?  »  s'est-elle  écriée  ravie.  Je  lui  ai 
répondu  en  riant  :  «  Non,  princesse,  mais  cet  ouvrage  est  très 
tragique.  »  De  là  je  conclus  qu'elle  parlera  à  Jules  Janin,  la 
première  fois  qu'elle  le  verra,  de  sa  belle  tragédie  de  l'Ane  mort! 
La  jeune  princesse  Mathilde  paraît  très  spirituelle.  On  dit  que 
le  prince  de  Schaumbourg-Lippe  est  un  homme  de  bien;  il  a 
de  plus  un  très  beau  talent  pour  la  peinture.  Heureux  princes, 
qui  ont  assez  de  loisirs  pour  s'occuper  de  peinture! 

21 


322  SOUVENIRS 


LA    VICOMTESSE    DE   LERT,   NEE  KELLERMANN 

La  vieille  vicomtesse  de  Léry,  qui  a  été,  jadis,  une  des 
dames  d'honneur  de  la  reine  Hortense,  reprend  ses  airs  de 
cour.  Elle  était  hier  au  bal  auprès  de  la  princesse  de  Schaum- 
bourg,  en  attitude  de  grande  maîtresse.  Elle  avait  imaginé  de 
se  coiffer  d'un  turban  à  la  mode  de  l'Empire,  qui  ferait  époque 
dans  les  annales  des  turbans  si  les  turbans  avaient  des 
annales;  elle  l'avait  improvisé.  C'est  du  reste  une  femme  fort 
polie.  Elle  est  venue  ici  de  Paris,  avec  ses  chevaux,  à  petites 
journées  et  comme  en  se  promenant.  Elle  est  accompagnée 
par  le  baron  de  Kersten,  conseiller  de  légation  du  très  petit 
prince  de  Schwarzbourg-Sondershausen.  Le  vicomte  de  Léry, 
fils  de  la  vicomtesse,  arrive  de  Suède  ;  c'est  un  homme  spiri- 
tuel et  conversationnable,  infatigable  voyageur. 

Mme  de  Léry  nous  raconte  un  trait  touchant  de  la  reine 
Uortense.  Pendant  la  visite  qu'elle  fit  à  Arenenberg,  la 
duchesse  de  Saint-Leu,  alors  brouillée  avec  Mme  Parquin, 
née  Cochelet,  y  mena  néanmoins  Mme  de  Léry  :  t  Si  je  ne  la 
voyais  plus  du  tout,  lui  dit-elle,  personne  ne  voudrait  la 
voir!  »  Elle  lui  dit  aussi,  en  lui  parlant  de  son/ils  Louis  : 
c  Jamais  il  ne  me  donnera  le  moindre  chagrin,  je  suis  sûre  de 
lui.  »  La  reine  Hortense  n'avait  jamais  été  jolie,  mais  très 
agréable  de  tournure  et  de  manières.  Elle  avait  une  très 
vilaine  bouche. 

La  vicomtesse  de  Léry  se  plaint  beaucoup  des  intrigues 
des  chanoinesses  de  Puget  et  de  Mme  Victorine  de  Chastenay, 
qui  avaient  voulu  épouser  le  vieux  maréchal  de  Kellermann, 
duc  de  Valmy,  son  père,  presque  mourant  (i).  Mme  du  Puget 
était  fille  naturelle  d'un  prince  du  sang.  M.  du  Montet  l'avait 
beaucoup  vue  à  Luxembourg,  au  commencement  de  l'émi- 
gration. Elle  avait  montré  un  grand  enthousiasme  pour  son 
brillant  fait  d'armes  au  combat  d'Arlon.  M.  du  Montet  était 


(1)  Voir  à  ce  siget  les  Mémoires  de  Mme  de  Chastenay,  II,  p.  172  (Pion, 
1896.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         323 

non  seulement  d'une  valeur  brillante,  mais  il  avait  en  outre 
une  figure  charmante  et  une  tournure  chevaleresque  et  très 
distinguée.  Il  n'avait  pas  oublié  les  bontés  de  Mme  du  Puget; 
il  voulait  aller  la  voir  à  Paris,  en  1824.  Elle  sortait  de  son 
hôtel  lorsque  M.  du  Montet  vint  à  sa  porte.  Le  portier  la  lui 
montra  à  quelques  pas  en  avant.  Elle  était  devenue  énorme 
et  tenait  un  petit  chien  en  laisse,  attaché  à  un  long  ruban 
rose  ou  bleu.  M.  du  Montet  fut  frappé  du  comique  de  ce  chan- 
gement, il  ne  l'aborda  pas.  Cela  me  fit  rire. 


MADAME    DE    MONTAULT 

27  juiUet  1838, 

Mme  de  Montault  (fille  du  duc  de  la  Rochefoucauld-Lian- 
court)  était  hier  sur  son  balcon  ;  Jules  Janin  assis  par  terre 
à  ses  pieds;  M.  DemidofT  couché  tout  de  son  long,  aussi  par 
terre,  sur  ce  balcon.  Enfin  ils  sont  partis;  Mme  de  Montault  a 
scandalisé  tout  le  monde  ici;  la  mise  négligée  et  inconve- 
nante de  M.  Demidoff  était  un  objet  de  blâme  et  d'étonne- 
ment.  Ils  sont  passés  sous  mes  fenêtres  ces  jours-ci;  M.  Demi- 
doff en  large  pantalon  de  toile  grise,  une  veste  courte  ronde,  une 
espèce  de  gilet,  une  casquette;  Jules  Janin  avait  l'air  d'un  vieux 
gros  gamin  dans  une  incroyable  tenue  de  cheval  et  le  colonel,  ou 
soi-disant  colonel  Stritti,  derrière  Mme  de  Montault,  portait  à  la 
main  un  bonnetde  femme,  un  petit  bonnet  à  rubans  roses.  M.  De- 
midoff lui  criait  à  tue-tête  :  «  Bêta,  vieille  bête,  arrivez  donc!  » 

Mme  de  Montault  n'est  plus  jolie,  pas  même  élégante;  elle 
a  une  mise  de  femme  de  chambre;  elle  était  assise  sur  un 
banc,  près  de  nous,  dans  cette  jolie  promenade;  il  y  avait 
foule.  Elle  se  plaignait  de  la  dureté  du  bois  des  bancs;  elle 
ét^it  entre  M.  Demidoff  et  Jules  Janin.  «  S...  D...  lui  dit  le 
dernier  en  jurant,  c'est  que  vous  n'êtes  pas  engraissée,  vous 
avez  les  f diablement  maigres.  » 

...  Us  sont  fabuleusement  riches,  les  Demidoff;  ils  possè- 
dent des  mines  d'or  dans  les  monts  Oural.  Le  frère  aîné  est 
marié;  il  a  épousé  une  jolie  femme,  belle  même,  mais  elle  est 


824  SOUVENIRS 

devenue  énorme,  parce  que  son  mari,  qui  est  d'une  grosseur 
si  prodigieuse  qu'elle  l'empêche  de  se  remuer,  ne  veut  pas 
que  sa  femme  fasse  plus  d'exercice  que  lui.  Mme  de  Chotek 
les  a  vus  à  Tœplitz,  il  y  a  deux  ans.  }/L.  DemidoiT  mangeait  à 
table  d'hôte,  mais  dans  sa  vaisselle  d'or  massif  :  assiettes, 
couverts,  gobelets  de  même  métal.  Mme  DemidofT  portait  du 
sucre  dans  une  assiette  d'or,  tous  les  jours  après  dtner,  à  son 
cheval  favori.  C'était  le  seul  exercice  que  son  mari  lui  permît 
de  faire. 

Parlons  encore  d'une  fortune  russe  prodigieuse.  C'est 
notre  chère  Thérèse  qui  nous  a  fait  le  récit  des  magnificences 
de  Mme  Branicka;  son  fils  donnait  une  fête  à  l'empereur  de 
Russie  à  Saint-Pétersbourg  :  elle  lui  envoya  cent  mille  rou- 
bles pour  aider  à  la  décoration  de  la  salle  de  bal.  Quand  elle 
veut  faire  un  cadeau  à  ses  filles,  elle  se  fait  apporter  des  cas- 
settes et  y  puise  sans  regarder  des  diamants,  des  saphirs,  des 
émeraudes^  des  perles,  dont  elle  leur  donne  des  poignées  au 
hasard  et  comme  d'autres  donneraient  des  dragées. 


LE    PRINCB    SANGUSZKO 

Ems,  1838. 

Notre  chère  Thérèse  de  Chotek  nous  parle  avec  un  grand 
intérêt  du  jeune  prince  Sanguszko,  frère  de  celui  qui  a  épousé 
la  fille  du  prince  Henri  Lubomirski;  elle  le  connaît..  Il  avait 
été  très  en  faveur  auprès  de  l'empereur  Nicolas,  ce  qui  ne  l'a 
pas  empêché  de  prendre  part  à  la  dernière  insurrection  polo- 
naise. Il  a  été  fait  prisonnier  et  toute  l'Europe  s'est  intéressée 
à  son  malheureux  sort.  Le  général  russe,  qui  savait  à  quelle 
condamnation  il  était  exposé,  feignit  de  ne  pas  le  connaître, 
l'interpella  hautement  sous  un  nom  supposé,  pour  le  sauver; 
mais  un  prisonnier,  Polonais  comme  lui,  le  perdit  en  se  jetant 
dans  ses  bras  et  s'écriant  :  <  Sanguszko  t  >  Il  fut  alors  impos- 
sible au  général  russe  de  maintenir  sa  généreuse  feinte;  il  fut 
envoyé  en  Sibérie,  enchaîné.  Nos  journaux  avaient  assuré 
qu'il  était  mort  en  route,  de  la  poitrine;  cela  est  faux.  Il  fut 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         325 

réellement  envoyé  en  Sibérie  et  il  en  est  revenu,  ayant 
demandé  à  entrer  comme  simple  soldat  dans  un  régiment 
russe.  Il  a  été  de  l'expédition  en  Perse  où  il  a  été  criblé  de 
blessures  et  a  fait  des  prodiges  de  valeur.  Il  en  est  revenu 
toujours  soldat.  Au  retour  de  l'expédition,  son  régiment  fut 
passé  en  revue  par  l'empereur  Nicolas,  qui  le  reconnut,  mais 
ne  lui  adressa  aucune  parole,  ni  ne  lui  accorda  aucun  avance- 
ment. L'empereur  ne  pouvait  oublier  qu'il  l'avait  admis  dans 
son  intimité,  qu'il  avait  joui  de  son  amitié  et  qu'il  avait  trahi 
sa  conûance.  Le  jeune  prince  Sanguszko  avait  épousé  la  petite- 
fille  de  la  comtesse  Potocka,  fille  du  comte  Alexandre  Potocki 
et  de  la  comtesse  Tyszkiewicz  (divorcée).  Elle  est  morte  à  la 
suite  de  ses  premières  couches  :  c'est  dans  le  premier  moment 
de  cette  violente  douleur  que  la  révolution  de  Pologne  a 
éclaté  et  qu'il  s'est  dévoué.  Il  est  sous-lieutenant  maintenant 
dans  l'armée  russe  et  vient  d'obtenir  un  congé  de  trois  mois. 
Comprenez-vous  qu'un  chef  de  l'insurrection  polonaise,  un 
prince  Sanguszko,  ait  désiré,  après  sa  condamnation,  porter 
l'uniforme  russe,  être  soldat  russe,  plutôt  que  de  rester  en 
Sibérie?  Il  y  serait  mort,  dit-on.  Certes,  cette  mort  eût  été 
plus  noble  que  de  vivre  soldat  russe  après  les  derniers 
malheurs  de  sa  patrie;  le  caractère  polonais  est  plein  de  ces 
disparates. 


LA    PRINCESSE    DE    LIEGNITZ,     DEUXIEME    FEUMS 
DU    ROI    DE    PRUSSE 

1838. 

Elle  est  née  comtesse  de  Harrach;  sa  mère  était  protes- 
tante. Cette  circonstance  et  aussi  l'infériorité  de  sa  naissance 
(quoique  noble)  avaient  éloigné  la  branche  atnée  des  comtes  de 
Harrach  du  père  de  la  princesse  de  Liegnîtz.  Elle  a  apostasie 
la  religion  catholique  dans  laquelle  elle  avait  été  élevée. 
Quand  on  lui  en  témoigne  de  l'étonnement,  elle  répond  très 
naïvement  :  «  Cela  a  fait  tant  de  plaisir  au  roi!  Il  a  été  si 
affligé  de  voir  sa  sœur^  la  princesse  de  Brandebourg,  mariée 


326  SOUVENIRS 

au  prince  d'Anhalt-Koethen ,  embrasser  la  religion  catho- 
lique! » 

La  princesse  de  Liegnitz  est  petite,  brune,  jolie  et  agréable, 
mais  elle  prend  un  peu  trop  d'embonpoint;  elle  a  de  l'aplomb 
et  même  une  sorte  de  dignité.  Elle  ne  prend  que  le  titre  d'Al- 
tesse et  refuse  celui  d'Altesse  royale  quand  on  le  lui  donne. 
Elle  est  maintenant  très  bien  vue  des  princesses,  filles  du  roi, 
qui  sont  convaincues  qu'elle  ne  se  mêle  en  rien  d'affaires  et 
ne  cherche  pas  à  prendre  d'influence  sur  le  roi,  dont  elle  est 
plutôt  la  garde-malade  que  la  femme.  Dans  les  premières 
années  de  son  mariage,  il  est  bien  su  et  avéré  que  le  roi  ne 
vivait  pas  avec  elle.  On  ignore  si  cette  bizarrerie  dure  encore, 
mais  cela  est  probable.  Le  roi  ne  voulait  pas  d'enfant  de  ce 
mariage;  il  s'est  marié  pour  avoir  la  société  et  les  soins 
d'une  femme.  Les  princesses,  filles  du  roi,  la  prennent  par  la 
main  et  passent  ainsi  avec  elle,  pour  lui  éviter  les  embarras 
de  sa  position. 

Le  roi  de  Prusse  est  le  plus  méthodique  de  tous  les 
hommes;  il  dîne  tous  les  jours  à  une  heure,  souvent  en  plein 
air,  par  la  plus  grande  chaleur. 


LA   FAMILLE    REVENTLOW 

Ems,  1838. 

La  famille  du  comte  de  Reventlow  (du  Holstein)  est  ici.  La 
comtesse,  née  de  Voss,  a  un  regard  doux  et  sensible;  elle  a  de 
la  noblesse,  ainsi  que  la  sœur  du  comte;  mais  ces  dames  sont 
si  raides,  si  grandes,  si  droites,  si  dénuées  de  grâce,  qu'elles 
ont  l'air  d'avoir  avalé  leur  buse;  elles  ressemblent  à  des 
tableaux  de  l'ancienne  école  allemande  avant  la  Renaissance, 
et  comme  dans  ces  tableaux  leurs  mains  sont  remarquables 
de  blancheur  et  de  beauté.  Le  comte  est  le  plus  maussade 
personnage  que  l'on  puisse  rencontrer,  sot  et  arrogant  sei- 
gneur de  campagne.  La  comtesse  Thérèse  les  connaît  malheu- 
reusement. Nous  sommes  enchantés  de  sympathiser  avec  l'ai- 
mable chanoinesse  de  During,  dame  de  la  cour  de  Danemark; 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         327 

elle  ne  peut  souffrir  ce  renfrogné  comte  de  Reventlow  :  t  11 
veut  régner  partout,  nous  disait-elle^  il  se  croit  toujours  au 
milieu  de  ses  baillis.  >  Elle  a  établi  entre  elle  et  lui  une  très 
habile  ligne  de  démarcation^  qu'elle  défend  au  besoin,  avec 
une  plaisante  manœuvre  de  coude,  lorsqu'il  vient  à  dépasser 
les  légitimes  bornes  de  sa  place  à  table  d'hôte,  et  usurper  la 
sienne.  Cette  petite  comédie  nous  fait  rire.  Mme  de  During 
est  très  aimable,  gaie  et  naturelle,  avec  beaucoup  d'usage  du 
monde.  Cette  famille  Reventlow  s'est  fixée  dans  mon  sou- 
venir comme  des  tableaux  peints  sur  bois. 

Le  général  Guilleminot  est  ici  et  attire  l'attention  dans  les 
réunions  publiques.  La  princesse  de  Schaumbourg-Lippe 
désire  vivement  faire  sa  connaissance;  elle  l'appelle  M.  Guillé- 
Munot.  La  princesse  a  paru  très  étonnée  que  je  ne  con- 
nusse pas  le  famille  du  grand  maréchal  de  sa  petite  cour, 
M.  R.  de  ***.  Ce  grand  dignitaire  occupe  ce  poste  ëminent 
depuis  plus  de  cinquante  ansl  11  est  très  considéré  et  mérite 
certainement  de  l'être  à  Schaumbourg...  mais  je  n'avais 
aucune  idée  de  cette  illustre  famille  en  Lorraine.  Honteuse  de 
mon  ignorance,  je  me  suis  adressée  à  mon  retour  à  Nancy, 
par  hasard,  précisément  à  un  de  ses  cousins,  le  président 
Luxer,  pour  avoir  des  renseignements  sur  cette  illustration 
inconnue.  Cette  famille  est  de  Dieuze  et  honorable,  mais  mon 
ignorance  de  son  existence  et  de  sa  noblesse  n'avait  rien 
d'extraordinaire;  le  bon  président  me  l'a  assuré  en  riant. 

Les  Français  ont  bonne  chance  pour  les  places  de  grands 
maréchaux.  C'est  M.  Dubois  qui  est  grand  maréchal  de  la  cour 
de  Bade.  J'ai  toujours  peine  à  prendre  au  sérieux  les  grandes 
charges  des  petites  cours.  Mme  Aurore  de  Marassé^  une  de 
mes  connaissances  assez  intimes  de  Vienne,  devenue  grande 
maîtresse  de  la  princesse  de  Cobourg-Gotha,  me  paraissait 
jouer  un  rôle  de  comédie.  Elle  n^a  pu  résister  aux  orages 
et  aux  intrigues  de  cet  empire;  elle  a  quitté  Cobourg  et 
s'est  mariée,  très  heureusement,  au  comte  de  Venanson,  ex- 
gouverneur d'Alexandrie,  en  Piémont,  avec  lequel  elle  est 
très  heureuse. 


328  SOUVENIRS 


MADAME  DE   MONTGOMMERT 


Emfl,  1838. 

M.  du  Montet  traversait  hier  matin  les  vastes  corridors  de 
la  maisoD  des  bains^  au  premier  étage;  il  a  rencontré  une 
dame  qui  paraissait  fort  préoccupée,  et  cherchait  à  l'appro- 
cher. Ce  manège  Ta  surpris,  car  il  ne  la  connaissait  pas  du 
tout.  Enfin,  elle  l'a  interpellé  de  la  manière  la  plus  originale  : 
«  Monsieur,  lui  a-t-elle  dit,  j'erre  depuis  une  heure,  sans  pou- 
voir retrouver  ma  chambre;  seriez-vous  assez  bon  pour  vou- 
loir me  l'indiquer?  Je  n'ai  encore  trouvé  personne  qui  m'ins- 
pirât assez  de  confiance  pour  oser  réclamer  ce  service,  mais 
votre  physionomie  si  noble  et  si  bienveillante  me  donne  ce 
courage.  —  Ne  savez-vous  pas  le  numéro  de  votre  porte, 
Madame?  —  Hélas)  non.  Monsieur;  arrivée  hier,  très  tard 
dans  la  nuit,  je  n'ai  pas  songé  à  le  regarder  non  plus  que  ce 
matin,  en  allant  au  bain.  —  Quelles  indications  pouvez-vous 
en  donner?  —  Aucune,  toutes  ces  portes  se  ressemblent,  tous 
ces  corridors  sont  les  mêmes.  >  Après  quelques  recherches 
infructueuses,  pendant  lesquelles  la  dame  causait  d'une  ma- 
nière spirituelle  et  originale,  M.  du  Montet  lui  demanda  son 
nom,  et  obtint  avec  ce  renseignement  le  numéro  de  l'appar- 
tement donné  la  veille  à  Mme  de  Montgommery,  venant  de 
Suède. 

Mme  de  Montgommery,  fille  du  comte  Orosco  ou  Oriosco, 
Italien,  est  une  personne  originale,  spirituelle,  un  peu  extra- 
ordinaire. Nous  la  rencontrâmes  le  soir  à  la  promenade;  elle 
est  venue  encore  remercier  son  sauveur.  Nous  nous  prome- 
nâmes ensemble;  puis  tout  d'un  coup,  je  lui  dis  :  <  Voulez- 
vous  supposer  un  instant,  Madame,  que  nous  sommes  à  un 
bal  masqué?  Vous  ne  Tètes  pas,  mais  je  le  suis.  »  Elle  me 
regarda  en  riant,  montrant  ses  grandes  dents  blanches,  qui 
constrastenl  avec  la  couleur  brune  de  son  teint.  «  Vous  sup- 
posez donc  que  j'ai  un  domino?  —  Oui.  >  Alors  je  lui  rappelle 
qu^elle  s'est  trouvée,  il  y  a  vingt  ans,  à  Vienne,  dans  une 
auberge  que  je  lui  nomme,  qu'elle  n'avait  point  de  piano  dans 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  329 

sa  chambre.  Mme  de  MoDtgommery^  jeune  alors^  avait  une 
voix  et  une  méthode  admirables;  elle  ne  pouvait  s'empêcher 
de  chanter,  mais  Taccompagnement  lui  manquait.  Un  jour 
qu'elle  exécutait  un  morceau  difficile,  elle  entendit  près  d'elle, 
dans  la  chambre  contiguê  à  la  sienne,  un  accompagnement 
très  doux,  mais  très  juste.  Elle  s'arrêta  d'abord;  mais  l'amour 
du  chant  l'emporta,  elle  reprit  son  chant  et  l'accompagne- 
ment se  fit  entendre,  mais  plus  prononcé,  l'accompagnateur 
avait  pu  juger  qu'on  acceptait  ses  services.  Mme  de  Montgom- 
mery  fut  réjouie  de  ce  souvenir.  Le  comte  Louis  de  Bombelles, 
que  nous  voyions  souvent  à  Vienne^  était  cet  officieux  voisin. 
Il  était  très  bon  musicien;  il  nous  avait  raconté  dans  le  temps 
cette  aventure,  qui  nous  avait  amusés.  Je  lui  rappelai  plu- 
sieurs autres  circonstances  de  son  séjour  à  Vienne,  à  cette 
époque.  Je  ne  la  connaissais  pas  alors;  mais  Mme  de  Mont- 
gommery  était  cousine  et  nièce  de  plusieurs  personnes  de  la 
famille  de  Leduez  (dont  était  sa  mère)  et  que  nous  connais- 
sions à  Vienne.  Nous  en  conclûmes  que  lorsqu'on  a  un  peu 
voyagé,  et  habité  Paris  et  Vienne,  il  est  impossible  de  garder 
un  incognito  quelconque;  petit  ou  grand  incognito,  on  trouve 
partout  des  rapports  de  société.  Mme  de  Montgommery  vient 
de  Stockholm,  et  va  à  Paris  et  à  Florence;  elle  est  seule  ici 
avec  un  savant  en  habit  vert  pomme.  Elle  nous  dit  que  le  roi 
Bernadotte  est  très  aimé  en  Suède;  son  fils  Test  médiocre- 
ment, et  n'a  pas  de  racine  dans  le  pays^  quelque  avance  qu'il 
fasse  aux  Suédois.  Qui  vivra,  verra. 


LE    MARQUIS    GARIATI 

M.  de  Blacas  racontait  à  Tœplitz,  chez  la  princesse  de  Clary, 
que  pendant  son  ambassade  à  Naples  il  alla  un  matin  voir  le 
ministre,  marquis  Cariati,  par  une  chaleur  étouffante;  il  le 
trouva  assis  sur  un  canapé,  absolument  nu,  complètement  nu. 
Le  marquis  le  reçut  sans  aucun  embarras,  faisant  force  poli- 
tesses et  révérences;  mais,  s'apercevant  du  pénible  étonnement 
de  M.  de  Blacas,  il  lui  demanda  pardon  de  son  négligé,  passa 


330  SOUVENIRS 

dans  son  cabinet,  et  revint  avec  un  gilet,  pas  d'autre  vêtement, 
un  gilet j  et  rien  de  plus  ! 


cancans! 

Juillet,  1838. 

Nous  faisons  la  connaissance  de  Mme  Ancillon,  née  de  Verqui- 
gneul,  veuve  du  ministre  ^es  affaires  étrangères  de  Prusse  (i). 
Elle  a  "été  recommandée  à  Mme  la  comtesse  de  Chotek  par 
une  de  ses  amies  de  Berlin,  qui  Test  également  de  Mme  Ancil- 
lon. C'est  une  grande  femme  qui  paraît  très  souffrante.  Sa 
pâleur  est  jaune,  ses  lèvres  blanches.  Elle  a  une  tournure  et 
une  mise  distinguées,  mais  le  vert  domine  dans  sa  toilette  et 
donne  à  sa  couleur  jaune  des  reflets  verdâtrcs.  Mme  Ancillon 
est  détestée  à  Berlin.  On  lui  reproche,  à  tort  ou  à  raison,  ses 
cmautés  conjugales  pour  son  mari,  ses  caprices,  ses  singula- 
rités. Elle  était  souffrante  un  jour,  et  paraissait  assoupie  sur 
une  chaise  longue,  dans  son  salon.  M.  Ancillon  s'approcha 
d'elle  sur  la  pointe  des  pieds.  «  Flore...  dit-il  de  sa  voix  Japlus 
douce...  Flore  dort?  —  Va-t'en,  monstre  »,  lui  répondit-elle 
brusquement,  sans  songer  qu'elle  était  entourée  de  diplomates. 

Mme  Ancillon  vient  passer  la  soirée  chez  moi  avec  la  com- 
tesse de  Chotek  et  la  comtesse  Euphémie  de  Clary.  Nous  la 
jugions  peut-ôtre  trop  sévèrement.  Elle  nous  paraît  avoir  le 
ton  et  le  langage  vulgaires,  des  expressions  libres  et  mordantes. 
Elle  est  maldisante;  je  ne  sais  pas  si  cette  expression  est 
française,  mais  elle  est  exacte,  car  elle  nous  dit  beaucoup  de 
mal  de  plusieurs  personnes.  On  répond  à  mes  étonnements 
que  c'est,  en  général,  le  ton  des  dames  belges.  Quoique  zélée 
orangiste,  elle  se  moque  de  la  princesse  d'Orange,  qu'elle 
appelle  une  phraseuse;  mais  elle  loue  beaucoup  le  prince  Fré- 
déric. Mme  Ancillon  a  été  dame  d'honneur  de  la  princesse 

(1)  Ancillon  (Jean-Pierre-Frédéric),  né  à  Berlin  le  30  avril  i767,  mort 
le  19  aviil  1837  ;  il  fut  secrétaire  d'État  pour  les  affaires  étrangères  en  1831  ; 
mais  dès  1814  il  exerçait  sur  la  politique  prussienne  une  influence  qu'il 
gai'da  jusqu'à  sa  mort.  (Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         331 

Frédérique  d'Orange,  fille  du  roi  de  Prusse.  M.  Ancillon, 
ministre  des  affaires  étrangères  et  ex-pasteur  de  l'Église  ré- 
formée à  Berlin, 3yail.fiDixante-dix  ans  lorsqu'il  a  épousé  la 
marquise^e  Verquigneul  ;  elle  n'a  jamais  pu  le  souffrir. 

Mme  Ancillon  nous  raconte  que  le  prince  Charles  de  Prusse 
fait  la  cour  aux  jeunes  personnes  et  les  compromet,  qu'elle  Ta 
violemment  repoussé  un  jour  en  le  menaçant;  elle  a  accom- 
pagné cette  confidence  d'un  geste  significatif  et  énergique  de 
la  main. 

Mais  les  plus  beaux  récits  de  Mme  Ancillon  sont  assurément 
ceux  qui  sont  relatifs  au  prince  de  Ligne,  quelle  ne  peut  souf- 
frir; elle  n'est  pas,  il  est  vrai,  la  seule  personne  qui  parle  de 
ses  excentricités.  Le  prince  Eugène  de  Ligne  a  été  orangiste 
zélé;  il  a  eu  son  hôtel  à  Bruxelles  pillé  par  les  léopoldistes; 
puis,  léopoldiste  lui-môme,  il  a  été  envoyé  ambassadeur  extra- 
ordinaire à  Londres,  pour  le  couronnement  de  la  reine  Vic- 
toria. Il  n'a  pu  obtenir  du  roi  Léopold  que  sa  femme  eût  le 
titre  d'ambassadrice,  sans  lequel  il  n'a  pas  voulu  l'emmener  à 
Londres.  Le  prince  de  Ligne  a  épousé  en  premières  noces 
Mlle  Mélanie  de  Conflans.  Je  Tai  vue  à  Paris,  dans  le  monde,  à 
l'époque  de  son  mariage;  elle  avait  une  physionomie  beau- 
coup plus  prononcée  que  celle  de  son  mari.  Il  l'a  extrêmement 
aimée,  et  cependant,  de  son  vivant,  elle  se  portant  très 
bien,  on  protend  qu'il  a  dit  à  Mlle  de  Tréziguier  (en  plaisantant 
sans  doute)  que  s*il  devenait  veuf,  il  l'épouserait.  Son  déses- 
poir à  la  mort  de  sa  femme  a  été  violent;  il  donna  même  des 
inquiétudes.  11  avait  disparu,  on  le  cherchait  avec  angoisse;  on 
le  trouva  dans  la  chapelle,  faisant  une  répétition  du  luminaire, 
des  obsèques  qui  devaient  avoir  lieu  le  lendemain;  il  avait 
fait  allumer  les  cierges,  il  admirait  ce  bel  effet.  Le  lendemain, 
il  n'eut  pas  la  force  d'assister  à  cette  triste  cérémonie.  Son 
prompt  mariage  avec  Mlle  de  Tréziguier,  après  cette  grande 
affliction,  a  étonné;  elle  est  morte  de  sa  première  couche;  la 
douleur  du  prince  de  Ligne  a  été  excessive;  il  posa  son  anneau 
nuptial  sur  le  cercueil  et  jura,  dans  son  désespoir,  qu'il  ne  se 
remarierait  plus.  11  partit  pour  Vienne,  il  s'arrêta  à  Munich, 
où  il  pleura  beaucoup,  et  devint  amoureux  de  Mlle  de  Tascher. 


332  SOUVENIRS 

Le  mariage  fut  arrêté.  Le  prince  de  Ligne  lui  demanda,  en 
considération  de  sa  douleur,  de  ne  pas  danser  pendant  le  car- 
naval; Mlle  de  Tascher  se  soumit  à  cette  délicatesse  de  veuf.  Le 
mariage  devait  se  faire  après  l'expiration  du  deuil.  Il  arriva  à 
Vienne,  devint  amoureux  de  la  jolie  et  fraîche  comtesse  Xave- 
rine  de  KoUowrath  (une  de  mes  compagnes  de  couvent)  et,  en 
même  temps,  de  la  princesse  Iledwige  Lubomirska^  fîUe  du 
prince  Henri  ;  il  se  désole,  il  pleure  Mlle  de  Tréziguier,  oublie 
Mlle  de  Tascher^  et  épouse  la  jeune  princesse  Hedwige,  la  mène 
à  Bruxelles^  où  elle  paraît  à  un  bal  donné  à  l'occasion  de  son 
mariage,  avec  la  robe  de  dentelles  de  Mlle  de  Tréziguier  et  les 
diamants  de  Mlle  de  Conflans.  On  a  prédit  au  prince  de  Ligne 
qu'il  aurait  cinq  femmes  :  une  Française,  une  Belge,  une  Polo- 
naise, une  Anglaise,  une  Italienne.  Cette  dernière  doit  lui  être 
fatale,  l'étrangler  et  le  poignarder.  Les  trois  premières  pré- 
dictions se  sont  accomplies.  Après  avoir  été  ardent  orangiste, 
et  avoir  envoyé  force  mémoires  au  prince  de  Metternicb,  dit-on, 
contre  Léopold,  il  est  devenu  son  sujet  dévoué  ;  son  esprit 
(s'il  en  a)  doit  être  aussi  inconséquent  que  son  cœur.  Le  prince 
de  Ligne  est  aujourd'hui  ambassadeur  à  Paris. 


LA   PRINCESSB    LBON    RADZIWILL,   NÉE   PRINCESSE   OUROUSOW 

Je  vois  passer  une  élégante  calèche,  c'est  celle  de  la  prin- 
cesse Léon  Radziwill.  Il  y  a  beaucoup  de  branches  différentes 
de  cette  grande  et  illustre  maison  de  Radziwill;  le  prince 
Guillaume  et  le  prince  Boguslaw,  son  frère,  établis  à  Berlin, 
sont  fils  de  la  princesse  Louise  de  Prusse  (1),  et  ont  épousé  les 
deux  sœurs  :  la  princesse  Mathilde  et  la  princesse  Léontine^ 
fille  du  prince  Clary  et  de  Taimable  princesse,  sœur  de  notre 
chère  éomtesse  Thérèse  de  Ghotek.  Voilà  ce  qui  ajoute  pour 

(4)  Ces  deux  RadziwiU  étaient  fils  d' Antoine-Henri  Radzi^'ill  et  de  Fré- 
dériquc-Dorothée-Louise-Philippine,  fille  unique  du  prince  Ferdinand  de 
Prusse;  Guillaume  entra  dans  l'armée  prussienne  et  commanda  le  4«  corps 
d*armée,  et,  en  1860,  l'arme  du  génie;  son  frère  Boguslaw  eut  pour  fille 
Elisabeth  Radziwill  (1803-1834),  qui  est  très  souvent  citée  dans  l'histoire 
de  la  cour  de  Berlin  et  de  la  famille  royale  de  Prusse.  (Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         333 

moi  tant  d'intérêt  au  nom  illustre  des  Radziwill.  La  prin- 
cesse Léon  Radziwill^  née  princesse  Ourousow,  ne  ressemble 
pas  aux  princesses  Guillaume  et  Bogusiaw,  si  gracieuses  et 
si  douces;  elle  est  nièce  de  M.  de  TatitschefT,  ambassadeur 
de  Russie  à  Vienne,  et  sœur  de  Mme  Muskin-Pouskin;  Tempe- 
reur  Nicolas  en  a  été  très  amoureux.  La  conduite  de  cette 
jeune  femme  a  été  irréprochable;  elle  a  pris  l'impératrice 
pour  confidente,  a  résisté  à  l'empereur  et  mérité  son  estime  et 
l'affection  de  l'impératrice.  Ils  l'ont  mariée  au  prince  Léon 
Radziwill,  dévoué  à  la  Russie.  La  princesse  Léon  Radziwill 
est  jolie,  mais  on  la  dit  très  violente;  elle  s'emporta  à  Vienne 
contre  son  coiffeur;  après  s'être  fait  coiffer  et  décoiffer  trois 
fois,  elle  le  poussa  rudement  à  la  porte  par  les  épaules.  Le 
coiffeur  s'en  est  vengé  en  racontant  cet  accès  de  colère  à  toutes 
ses  élégantes  et  nobles  pratiques.  Le  prince  Léon  Radziwill 
est  tellement  dévoué  à  la  Russie  qu'il  a  accepté  la  fortune 
d'un  autre  prince  Radziwill,  son  cousin,  dont  les  biens  ont 
été  confisqués  par  suite  de  la  révolution  de  1832;  il  a  le  mal- 
heur de  jouir  de  cette  fortune!  Il  fait  une  très  petite  pension  à 
ce  pauvre  prince  disgracié.  L'empereur  lui  a  pardonné,  mais 
ne  lui  a  pas  rendu  ses  biens. 


LE    PRINCE    REGNANT    DE    SAXE-WEIMAR 

Ems,  1838. 

Sa  femme,  la  grande-duchesse  Marie,  sœur  de  l'empereur 
Nicolas,  a  infiniment  d'esprit.  Une  des  formules  habituelles 
de  la  conversation  du  duc  de  Weimar,  son  mari  (1),  est  :  Sauf 
le  respect  que  je  dois  à  ces  dames.  On  lui  demandait  à  Tœplitz 
quel  temps  il  faisait.  11  répondit  :  «  Sauf  le  respect  que  je  dois 
à  ces  dames,  le  temps  est  un  peu  duriuscule.  >  Il  entra  un  jour 
chez  la  grande-duchesse  sa  femme  en  tenant  un  cahier  de 
papier  :  «  Sauf  le  respect  que  je  vous  dois,  ma  chère  amie, 
voici  un  papier  que  j'ai  déjà  relu  cinq  fois,  et  je  n'y  comprends 

(1)  Charles-Frédéric  de  Saxe-Weimar,  grand-duc  du  14  juin  1828  au 
8  juillet  1853.  (É(i.) 


334  SOUVENIRS 

pas  un  mot.  — Lisez-le  une  sixième,  »  lui  répondit  tranquille- 
ment la  spirituelle  grande-duchesse,  qui  s'en  débarrassa  poli- 
ment de  cette  manière. 


EMPEREUR   ET  IMPÉRATRICE 
"■  -       - _^ ^  1838. 

L'impératrice  régnante  d'Autriche,  fiUe  du  roi  de  Sar- 
daigne  (1),  est  très  belle,  très  digne,  polie  avec  grâce  ;  elle 
a  de  Tesprit  et  de  l'usage,  quoique  son  éducation  ait  été  pres- 
que claustrale  ;  elle  a  l'air  dune  sainte  dans  les  cérémonies 
d'église,  mais  telle  qu'on  les  représente  dans  les  beaux  tableaux; 
elle  se  met  avec  une  décence  qui  nuit  à  l'élégance  :  elle  est 
sévère  sur  cet  article  avec  les  femmes  qui  viennent  à  la  cour 
et  qui  sont  souvent  très  embarrassées  d'allier  la  sévère  mo- 
destie avec  la  coupe  de  leurs  robes  (2).  La  jeune  et  belle  impé- 
ratrice est  remplie  de  soin  pour  l'empereur,  qu'elle  aime  avec 
tendresse;  elle  s'empare  avec  adresse,  amabilité  et  sans  affec- 
tation de  la  conversation,  quand  elle  prévoit  que  l'empereur 
sera  embarassé  de  répondre.  Elle  a  enchanté  par  sa  sagesse,  sa 
beauté,  et  ses  manières  nobles  et  distinguées  l'empereur  de 
Russie,  les  souverains  et  les  diplomates  réunis  à  Tœplilz  Tan- 
née qui  a  suivi  la  mort  de  l'empereur  François. 

L'empereur  Ferdinand,  actuellement  régnant,  si  bon,  si 
simple,  est  monté  sur  le  trône  le  jour  de  Saint-Simplicien,  c'est 
une  bizarre  coïncidence  ;  son  état  de  faiblesse  intellectuelle  est 

(1)  Marie-Auna-CaroliDe,  née  en  i803,  troisième  fille  du  roi  Victor- 
Emmanuel  I*%  avait  épousé  à  Vienne,  le  17  février  1831,  Ferdinand,  depuis 
empereur  d'Autriche,  (d.) 

(2t)  L'aversion  et  la  sévérité  de  la  jeune  impératrice  pour  les  robes 
décolletées  ont  donné  lieu  à  une  plaisante  mystification.  On  répandit  le 
bruit,  la  veille  d'une  réception  solennelle  à  la  cour,  que  la  souveraine  exi- 
geait des  robes  ou  au  moins  des  collerettes  montantes  sur  ses  robes  ; 
toutes  les  marchandes  de  modes,  lingères  et  fenimes  de  chambre  furent 
occupées  À  confectionner  une  sorte  de  chemisette  qui  rendit  les  toilettes 
des  dames  très  disgracieuses.  L'impératrice  fut  très  étonnée  de  ce  brusque 
changement  et  très  fâchée  qu'on  eût  donné  son  nom  à  cette  bizarre  inven- 
tion. On  appelait  ces  collerettes  montantes  des  Mariannet,  du  nom  de 
Marianne  de  l'impératrice  ;  on  accusa  la  princesse  de  Metternich  de  cette 
espièglerie. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  335 

causé  par  de  fréquentes  et  courtes  attaques  d'épilepsje.  11^ 
paraît  quelquefois,  mais  très  rarement,  presque  aussi  intelli- 
gent qu'un  autre,  particulièrement  lorsqu'il  parle  en  français; 
son  langage  en  allemand  est  trivial  et  commun. 

L'empereur  Ferdinand  aime  passionnément  les  cérémonies;  \ 
il  voudrait  toujours  être  couronné.  A  un  de  ses  voyages  à  Tœ-   . 
plitz,  la  princesse  Louise  de  Clary  lui  demanda  s'il  irait  le  soir  ' 
au  spectacle  :  «  Aujourd'hui,  je  ne  le  puis  pas,  répondit-il, 
Kolowrat  (i)  veut  que  je  travaille;  Kolowrat  m'apportera  du  | 
travail.  »  Il  fit,  en  disant  ces  paroles,  le  geste  d'un  homme 
qu'on  charge  d'un  lourd  fardeau  :  c  Non,  non,  je  n'irai  pas  au 
spectacle;  il  faut  que  je  travaille  avec  Kolov^at  I...  »  Mais  si 
le  travail  a  peu  d'attrait  pour  cet  excellent  prince,  la  clémence 
et  la  bienfaisance  marquent  toutes  les  heures  de  sa  vie. 

Le  maréchal  Maison  a  révolté  tout  le  monde  à  Vienne,  pen- 
dant son  ambassade,  par  ses  manières  grossières  et  triviales. 
M.  de  Sainte- Aulaire,  au  contraire,  y  est  très  considéré;  il  est 
d'une  excessive  politesse,  mais  quelques  personnes  trouvent 
qu'il  a  une  politesse  de  maître  d'hôtel. 

Le  roi  de  Saxe  à  fait  orner  à  Pilnitz  l'appartement  qu'à  oc- 
cupé pendant  la  saison  des  eaux  l'impératrice  de  Russie  du 
plus  beau  tableau  de  sa  galerie.  Elle  est  très  sensible  à  cette 
magnificence  de  bon  goût. 

M.  de  Tatistcheff  a  fait  transporter  à  Tœplitz  des  meubles  et 
des  tableaux  du  plus  grand  prix,  pour  l'appartement  que  doit 
y  occuper  l'empereur  Nicolas  ;  il  a  fait  garnir  les  contrevents 
et  les  fenêtres  de  barres  de  fer.  Cette  précaution  étonne  et 
paraît  inutile;  elle  offense  les  bons  habitants  de  Tœplitz. 

Le  roi  de  Prusse  est  aussi  à  Tœplitz,  et  paraît  enchanté  du 
logement  simple  et  élégant  que  lui  a  fait  préparer  le  prince  de 
Clary  :  des  papiers  charmants  et  des  meubles  en  toile  peinte 
d'une  extrême  fraîcheur.  Le  roi  se  moque  des  magnificences 
de  M.  de  Tatistcheff  et  des  frais  immenses  qu'il  a  faits  pour 
loger  Tempereur  de  Russie. 


(1)  François-Antoine,  comto  de  Kolowrat-Liebsteinsky,  homme  d'État 
autrichien,  né  le  31  janvier  1778,  mort  le  4  avril  1861 .  (Éd.) 


336  SOUVENIRS 

La  princesse  de  Mettemich  (née  comtesse  de  Zichy)  a  pris 
le  célèbre  savant  Alexandre  de  Humboldt  en  aversion  parce 
qu'il  s'empare  exclusivement  de  la  conversation,  et  empêche 
\e  prince  de  Mettemich  de  raconter,  ce  qu'il  fait  avec  plaisir  et 
avec  grâce.  Je  Tai  entendu  plusieurs  fois  à  Vienne,  chez  la 
comtesse  Zichy-Ferraris;  il  est  difflcile  effectivement  de  racon- 
ter plus  spirituellement,  et  avec  une  plus  agréable  bonhomie. 
Le  prince  de  Mettemich  a  fait  ses  études  à  Strasbourg;  il  a  con- 
servé un  accent  d'empire  très  prononcé,  que  je  ne  trouve  pas 
désagréable,  au  contraire  :  parlant  le  français  avec  la  plus  ex- 
trême élégance,  cet  accent  a  une  grâce  originale. 

C'est  M.  Ancillon,  ministre  des  affaires  étrangères,  et 
M.  Guizot,  protestants  l'un  et  l'autre,  qui  ont  fait,  dit-on,  le 
mariage  de  la  princesse  Hélène  de  Mecklenbourg  avec  le  duc 
d'Orléans.  Celte  jeune  princesse  est  très  zélée  protestante;  les 
ministres  de  sa  religion  l'appellent  la  sainte^  quoique  cette 
dénomination  ne  soit  pas  en  usage  dans  sa  secte  qui  n'en 
reconnaît  pas. 

En  fait  de  bizarreries  protestantes,  je  n'en  vois  pas  de  plus 
étranges  que  celle  des  dames  diaconesses  de  Berlin  singeant 
nos  dames  de  charité,  mais  recevant  gravement,  en  plus,  la 
confession  auriculaire  des  pauvres  femmes  protestantes  ;  et  aussi 
le  titre  de  chanoine  de  l'église  protestante  de  Saint-Thomas  à 
Strasbourg  conféré  à  M.  Guizot,  et  qui  lui  vaut  22,000  francs. 
N'est-ce  pas  joli,  le  chanoine  Guizot  ? 

La  baronne  de  Montboissier  a  été  une  fois  chargée  d'insi- 
nuer à  Charles  X,  alors  Monsieur,  la  gêne  où  se  trouvait 
M.  de  Chateaubriand.  Le  prince  s'impatienta  et  répondit  brus- 
quement: «  Nous  avons  envoyé  50,000  francs  à  Chateaubriand 
il  y  a  trois  mois  ;  c'est  un  bourreau  d'argent.  » 


UN    MENAGE     WURTEMBEUGEOIS 

Bado,  septembre  et  octobre  1838. 

Il  y  a  ici  un  noble  ménage  wurtembergeois  sur  lequel  les 
œuvres  de  Balzac  ont  une  funeste  influence  :  M.  et  Mme  de 


DK  LA  BARONNE  DU  MONTET  337 

Velden  s'adoraieat^  Us  sont  j«uae6 et  beaux  rua  ei  laulxe ;  ils 
sont  séparés  I  Mme  de  Veldeo  prétend  que  son  mari  rappelait 
BiUêraive,  quand  eHe  ne  lui  parlait  pas  en  style  passionné, 
exalté  et  ampoulé.  Le  mari  lui  reproche  de  l'avoir  appelé 
Navet  quand  il  lui  parlait  comme  à  une  simple  mortelle  ou  tout 
simptement  comme  i  sa  femme. 


GlARUS  X 

Une  Anglaise  disait  d'un  air  dénigrant  à  Mme  la  marquise 
de  D...  :  <  N'est-il  pas  vrai  que  Charles  X  disait  la  messe  tous 
les  jours,  aux  Tuileries? — Assurément,  lui  répondit^elle,  car  je 
la  hii  serrais.  —  Vous  plaisantes.  —  Et  tous,  Madame^  ne 
plaisantiez-vous  pas?  >  Cette  sottise  avait  été  répétée  mJUe 
fois,  mais  il  fallait  être  bien  obstinément  crédule  pour  la  pren- 
dre au  sérieux. 

C'est  une  chose  assex  bizarre  qu'on  se  soit  acharné  à  repré- 
senter Charles  X  et  le  dauphin  comme  des.Jû|;pts.  Le  roi 
était  devenu  pieiix>  mais  pas  dévot.  Le  dauphin,  très  religieux, 
était  particulfàirement  ennemi  de  l'esprit  cagot;  il  réprinunda 
vertement  un  jour  un  officier  général  qui,  croyant  lui  faire  la 
cour,  dénonçait  comme  un  homme  peu  religieux  un  militaire 
distingué.  Le  dauphin  s'est  plusieurs  fois  déclaré  très  sévè- 
rement contre  de  pareilles  accusations,  dont,  au  reste,  il  n'a 
jamais  tenu  compte  envers  les  officiers  dénoncés. 

Le  général  Bertier  de  Sauvigny,  alors  colonel  du  3'  régiment 
de  la  garde  royale,  avait  porté  une  plainte  de  ce  genre  contre 
mon  frère,  chef  de  bataillon  dans  son  régiment;  le  duc  d'An- 
goulème  ne  Ten  accueillit  pas  moins  avec  bienveillance  et  dis- 
tinction ;  il  fut  nommé  colonel  peu  de  temps  a^rès. 

Tous  les  hommes  qui  approchaient  le  plus  près  du  roi  et  du 
dauphin  n'avaient  assurément  pas  été  choisis  parmi  les  dé- 
vots; les  ducs  de  Duras,  d'Aumont,  de  Maillé,  MM.  d'Auti- 
champ,  de  Vérac,  duc  de  Damas,  etc.,  non  seulement  n'étaient 
pas  dévots,  mais  étaient  malheureusement  des  hommes  de 
mœurs  faciles.  Le  général  Guilleminot,  si  distingué  par  M.  le 

22 


338  SOUVENIRS 

dauphin,  était-il  dévot?  Le  maréchal  Maison,  ce  modèle  d'in- 
gratitude, rétait  il  ?  Le  duc  de  Guiche,  le  général  BordesouUe  et 
tant  d'autres,  ou  plutôt  tous  les  autres^  Tétaient  ils  ?  Un  seul, 
peut-être,  le  maréchal  Soult...  Mon  oncle,  le  cardinal  de  la 
Fare,  nous  raconta  en  revenant  d'une  procession  royale  (je 
crois  que  c'était  une  des  grandes  processions  du  jubilé)  qu'il 
s'était  trouvé  à  côté  du  maréchal,  qui  suivait  les  chants  reli- 
gieux avec  la  plus  constante  attention,  et  ne  levait  presque 
pas  les  yeux  de  dessus  son  livre.  Le  cardinal  lui  en  témoigna 
son  admiration...  <  Cela  vous  paraît  peut-être  extraordinaire. 
Monseigneur,  lui  répondit-il,  mais  je  puis  assurer  à  Votre  É mi- 
nence  que  cela  est  parfaitement  sincère.  >  Il  appuya  sur  ce 
dernier  mot. 

J'ai  parlé  de  l'ingratitude  du  maréchal  Maison.  En  voulez- 
vous  une  preuve  de  plus  que  celles  qui  sont  généralement 
connues?  Se  trouvant  à  Carlsbad  en  1832  (je  crois),  et  à  la 
fontaine,  en  même  temps  que  Mme  la  dauphine,  il  affecta  de 
garder  son  chapeau  sur  sa  tête,  sans  faire  le  moindre  geste 
qui  indiquât  qu'il  avait  l'intention  de  l'ôter.  La  foule  en  fut 
indignée  et  un  Polonais  connu  par  ses  opinions  exaltées  ne 
put  s'empêcher  de  dire  haut  :  <  Cela  est  de  par  trop  mauvais 
goût  I  > 


LE  CARDINAL  DE   LATIL 

Émigré  à  Londres,  l'abbé  de  Latil  (1)  se  fit  connaître  par  les 
soins  qu'il  donnait  aux  malheureux  émigrés,  aux  plus  pauvres, 
aux  domestiques,  aux  malades  des  classes  inférieures,  remplis- 
sant ainsi  de  la  manière  la  plus  charitable  les  saints  devoirs 
du  ministère.  Il  fit  la  connaissance,  je  ne  sais  comment,  de 
Mme  la  marquise  de  Laage  (à  Londres).  M.  le  comte  d'Artois 
venait  souvent  à  cette  époque  passer  ses  soirées  chez  elle. 

(1)  L*abbé  de  Latil,  né  en  1761,  aumônier  du  comte  d'Artois  depuis 
1794,  évêque  d'Amyclée  in  partibui  en  1816,  de  Chartres  en  1821,  arche- 
vêque de  Reims  en  1824,  cardinal  en  1826,  mort  en  1839.  (Cf.  Con-etp.  de. 
Vaudreuil  et  du  comte  d'Arloii,  par  Pingaud.  Paris,  Pion.  II,  p.  i44.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  339 

I/abbé  de  Latil  désira  y  être  admis.  Mme  de  Laage  en  fit  la 
demande  au  prince,  qui  la  rejeta  vivement.  L'embarras  de  la 
marquise  fut  extrême;  comment  lui  apprendre  le  refus  positif? 
Elle  éluda,  elle  chercha  à  gagner  du  temps;  elle  revint  à  la 
charge  quelquefois  en  riant,  quelquefois  en  plaisantant;  tou- 
jours même  obstination.  Enfin  elle  arracha  ce  consentement 
pour  ainsi  dire  de  force  :  ce  fut  à  la  suite  d'une  plaisanterie^  un 
pari  à  discrétion,  je  crôis^  que  Mme  de  Laage  obtint  l'admission 
de  l'abbé  de  Latil  à  ses  soirées  à  Londres.  Il  ne  tarda  pas  à  y 
être  très  agréable  à  M.  le  comte  d'Artois.  L'abbé  de  Latil  n'a 
pas  été  confesseur  de  Monsieur;  il  n'a  pas  eu  le  crédit  qu'on 
lui  a  supposé.  Nous  le  voyions  souvent  à  Paris;  il  nous  parla 
avec  amertume,  après  la  mort  de  mon  oncle,  du  refus  formel 
et  très  sec  que  lui  avait  fait  Mme  la  Dauphine  de  le  nommer 
son  premier  aumônier  :  <  Je  ne  veux  pas  de  gros  poisson  »,  lui 
avait-elle  répondu  brusquement.  M.  le  cardinal  Latil,  alors 
cardinal-archevêque  de  Reims,  pair  de  France,  cordon  bleu, 
était  effectivement  un  gros  poisson,  et  cependant  il  ambition- 
nait cette  place  de  premier  aumônier.  Savez-vous  pourquoi? 
pour  avoir  une  place  convenable;  oui,  une  place,  un  simple 
prie-Dieu  dans  la  chapelle  du  roi;  lorsqu'il  y  venait,  il  n'y  en 
avait  pas  une  réservée  pour  lui  ;  il  se  trouvait  pêle-mêle  avec 
les  officiers,  les  gentilshommes,  les  généraux,  et  il  ne  trouvait 
pas,  avec  raison,  que  sa  dignité  d*archevêque  et  de  cardinal 
fût  assez  respectée  dans  cette  foule  de  courtisans.  Il  vint  nous 
voir  en  1830,  au  printemps  et  au  moment  où  les  Chambres 
allaient  s'ouvrir;  M.  du  Montet  lui  témoigna  son  étonnement 
de  le  voir  partir  dans  une  circonstance  aussi  intéressante  : 
<  Que  voulez-vous,  lui  répondit  le  cardinal,  je  suis  ici  de  la 
manière  la  plus  désagréable;  je  ne  puis  plus  obtenir  un  ins- 
tant d'audience  ni  d'attention  du  roi;  je  lui  ai  annoncé  ce 
matin  mon  départ  qu'il  a  paru  approuver.  Je  pars.  > 

Le  cardinal  était  très  aimable,  très  spirituel  ;  il  était  petit,  mais 
il  avait  une  figure  noble,  des  traits  réguliers.  Van  Dyck  en  eût 
fait  un  beau  portrait.  Mais  le  comte  d'Artois  s'était  attaché  en 
Angleterre  à  M.  de  Latil,  dont  l'esprit  et  la  conversation  lui 
plaisaient  ;  peut-être  craignait-il  en  France  qu'on  lui  supposât 


346  SOUVENIRS 

d6  rinfluence  suF  lui;  les  journaux  libéraux  1  attaquaieai  vive- 
ment, ei  lui  reproehaient  d'exercer  luie  puksance  qu'A  n'a 
jamais  eue. 


M.    DE  LVCHKSI-PALLI 

Le  comte  de  Wateb  (père  de  Tauteiur  de  la  Mode)  disak  ce 
soir  que  son  fik  s'était  trouvé  i  Gratz  au  moment  oè  M  de 
Luchesi-Palli  venait  d'apprendre  la  mort  de  son  père  et  de  sa 
mère,  le  duc  et  la  duchesse  de  Caslel-Franco,  victimes  du 
choléra  à  Païenne,  dont  le  duc  était  gouverneur.  La  douleur 
de  M.  Luchesi-Palli  fut  extrême,  profonde  et  religieuse.  Il  Die 
parut  pas  au  déjeAner  de  la  duchesse  de  Berrj  pendant  neuf 
jours,  qu'il  consacra  à  la  retraite  et  à  une  neuvaine  pour  ses 
parents;  il  assistait  tous  les  matins  en  grand  deuil  à  la  messe 
qui  se  célébrait  pour  eux;  il  eonmnmia  à  la  dernière,  et  c'est 
seulement  après  avoir  accompli  ce  pieux  devoir  qu'il  reparut 
chez  Mme  la  duchesse  de  Berry.  Le  roi  Charles  X,  en  parlant 
en  4836  à  Mme  de  Laage  de  Mme  de  Lucheai,  lui  dit  :  «  Dans 
notre  malheur  nous  sommes  heureux  qu'Ole  ait  épousé  M.  de 
Luchesi,  dont  le  tact  et  la  conduite  sont  irréprochables.  > 
Bbne  la  dauphine  avait  dit  à  Mme  la  dudiesse  de  Berry  : 
t  J'irai  chêz  vous,  ma  sœur,  je  vous  le  promets.  >  Elle  avait 
appuyé  sur  ces  mots  :  J'irai  ckez  vous  à  firundsee.  c  Quelques 
heures  après  cette  promesse^  M.  de  Luchesi  vint  trouver 
M.  de  Blacas  et  lui  exprima  son  inquiétude.  <  Mme  la  dndiesse 
de  Berry  est  bien  réellement  chez  elle  à  Brundsee,  lui  dit-il, 
mais  les  circonstances  ont  nécessité  que  cette  terre  fût  achetée 
en  mon  nom  ;  veuillez  en  prévenir  Mme  la  dauphine,  au  cas 
que  cette  circonstance  lui  déplaise.  >  M.  de  Blacas  s'acqiiitta 
au  moment  même  de  sa  commission,  à  laquelle  la  noble  prin- 
cesse répondit  de  la  manière  la  plus  gracieuse,  en  confirmant 
sa  promesse.  Arrivée  à  Brundsee,  Mme  la  dauphine  parcourut 
le  château  avec  vivacité;  ^e  s  arrêta  devant  une  porte  qui 
était  fermée,  et  demanda  où  elle  conduisait;  on  ne  lui  répondit 
pas.  Elle  devina  sans  doute  et  insista  pour  qu'elle  fût  ouverte, 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  341 

il  fallut  lui  obéir.  C'était  la  chambre  des  enfants  que  Ton  «vait 
▼o«Ui  dérober  à  m  vue. . .  Une  charmmte  petite  fiUe  s'approoba 
de  Mme  la  dauphlne  qui  l'embraesa,  et<lit  au  doc  4e  Bordeaux 
d'en  faire  autant;  M.  le  comte  de  Luehesi  lui  ordonna  de 
hBÂser  la  main  de  Monseigneur...  <  Non,  non,  dit  la  dauphine, 
il  faut  qu'il  l'embrasse  > ,  ce  que  le  jeune  prince  ftt  auesitôt  en 
rougissant  beaucoup. 

Mme  la  duchesse  de  Berry  porte  habituellement  une  paire 
de  bracelets  remarquables.  Sur  Tun  des  bracelets  se  voient 
les  portraits  en  petites  miniatures  des  parents  les  plus 
prodMB  64  viyaaits  de  Madame,  sur  l'autre  ceux  des  plus 
proches  parents  aussi  morts.  Sur  ce  dernier  on  voit  le  portrait 
de  la  reine  Marie-Anlomette  avec  ces  mots  :  Portrait  de  ma  très 
chère  tante  Marie- Antoinette,  reine  de  France.  Lorsqu'un  des 
parents  vivants  vient  à  mourir,  son  portrait  passe  au  bracelet 
des  morts  t 


LB  DUC  Dl  BBRBT 

La  princesse  de  Reuse  nous  racontait  aujourd'hui,  que  je 
ne  sais  dans  qurtle  petite  ville  d'Allemagne  oà  se  trouvait  le 
duc  de  Berry  pendant  l'émigration  avec  la  princesse  Chanrlotte 
de  Rohan,  sa  tante^  il  lui  disait  :  •  Je  m'ennuie  à  mourir,  je 
meuTB  tf*«nvie  de  danser  un  peu;  donnez-moi  un  bal,  je  vous 
en  prie.  —  Mais,  monseigneur,  il  n'y  a  pas  un  chat  dans  cette 
trîete  petite  ville;  je  ne  connais  personne,  je  ne  vois  que  mes 
femmes  de  chambre.  — Eh  bien!  s'écria  le  jeune  prince,  donnes- 
moi  un  bal  de  femmes  de  chambre...  Je  le  veux  bien,  un  bal 
de  femmes  de  chambre,  je  ne  demande  pas  mieux^  pourvu 
que  je  danse  t  >  Vous  pensez  bien  qu'on  ne  lui  fit  pas  ce 
plaisir. 

Il  était  bien  jeune  alors  et  bien  étourdi,  mais  quel  noble 
c«eur!  Il  avait  eu  une  petite  intrigue  d'amour  à  l'année  des 
princes  avec  la  fflle  d'un  aoos-offilcier,  très  légère  et  très  gen- 
tille. Il  n'avait  pas  d'argent;  il  n'osait  pas  en  demander  à 
M.  de  Damas-Crux,  son  mentor,  chargé  de  ses  petites  finances. 


342  SOUVENIRS 

Cependant  il  fut  le  trouver  et  avec  un  grand  embarras  il  lui 
demanda  vingt-cinq  louis,  c  Vingt  cinq  louis  t  mais  Monsei- 
gneur a  déjà  touché  sa  pension  et...  »  Puis  s'apercevant  de 
l'embarras  toujours  croissant  du  prince,  il  ajouta  en  le  fixant 
très  sévèrement  :  t  Ah!  Monseigneur,  vingt-cinq  louis  pour  un 
prince  du  sang,  ce  n'est  pas  assez;  en  voici  cent.  > 

Je  suis  un  peu  honteuse  de  cette  histoire  un  peu  leste  ;  mais 
elle  n'est  pas  la  mienne,  je  répète  celle  de  Mme  la  princesse 
de  Reuss. 

Je  m'aperçois  qu'il  est  des  choses  qu'il  est  plus  facile  de 
dire  que  d'écrire,  d'abord  parce  qu'on  écoute  peu  dans  le 
monde;  puis  on  parle  bas  —  de  manière  à  ce  que  tout  le  monde 
entende!...  Mais  c'est  égal;  on  a  parlé  bas. 


LE  PRINCE   FRÉDÉRIC  DE    HBSSE-DARMSTADT 
ET   LE    PRINCE  EMILE 

Le  prince  Frédéric  de  Hesse-Darmstadt  a  embrassé  la  reli- 
gion catholique,  dont  il  est  un  zélé  et  pieux  protecteur  dans 
la  Hesse  grand-ducale;  il  emploie  ses  revenus  à  ériger  et 
réparer  des  chapelles  catholiques  et  à  entretenir  le  culte  et  les 
ministres.  Le  prince  a  eu  dès  sa  plus  tendre  jeunesse  un 
attrait  irrésistible  pour  la  religion  catholique;  la  princesse  sa 
mère,  zélée  protestante,  le  surprit  un  jour  à  genoux,  invo- 
quant et  baisant  avec  ferveur  une  image  de  la  Sainte  Vierge; 
le  pauvre  petit  prince  fut  sévèrement  réprimandé  et  fouetté 
pour  ce  délit. 

Le  prince  Emile  de  Darmstadt  ne  ressemble  en  rien  au 
prince  Frédéric,  son  frère.  C'est  un  militaire  très  distingué,  et 
que  l'empereur  Napoléon  avait  remarqué,  au  point  qu'il  avait 
pensé  le  faire  roi  de  Prusse  :  t  En  avant,  roi  de  Prusse!  »  s'était 
écrié  Napoléon  pendant  une  des  grandes  batailles,  en  s'adres- 
sant  au  prince  Emile,  malgré  sa  grande  jeunesse  (1).  Le  che- 
valeresque prince  Emile  refusa  cet  honneur  usurpé. 

(1)  On  sait  que  ce  mot  est  une  fable.  (Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  343 

Le  prince  Emile  vint  me  voir  ces  jours-ci;  il  nou8  fait  quel- 
quefois cette  faveur;  il  témoigne  beaucoup  d'estime  et  de 
bienveillance  à  M.  du  Montet,  qui  est  son  confrère  d'ordre 
comme  chevalier  de  Marie-Thérèse.  Il  vint  comme  je  vous 
le  disais^  ces  jours-ci.  Je  voulais  le  faire  asseoir  sur  le  canapé, 
n'ayant  pas  de  fauteuils  autour  de  ma  table;  il  s'y  refusait  et 
voulait  prendre  une  chaise  :  t  Mais  ce  n'est  pas  un  trône, 
monseigneur  >,  lui  dis-je  en  riant,  en  insistant  pour  le 
canapé;  il  comprit  l'allusion,  et  sourit  très  gracieusement. 

Le  prince  Emile  est  spirituel,  simple,  poli  et  très  aimable; 
il  est  adoré  à  Darmstadt  et  à  Bade,  où  il  vient  souvent;  il  est 
joueur,  grand  et  noble  joueur,  mais  malheureux.  Le  public 
s'intéresse  à  ses  pertes,  il  n'est  pas  riche.  Durant  la  campagne 
de  Russie,  où  il  commandait  les  troupes  hessoises  au  ser- 
vice de  France,  il  dut  la  vie  au  dévouement  de  ses  soldats. 
Ces  braves  gens  le  voyant  une  nuit  près  de  succomber  au 
froid  et  à  la  fatigue,  près  de  la  Bérézina,  le  couvrirent  pendant 
son  sommeil,  auquel  il  n'avait  pu  résister,  de  leurs  manteaux 
et  autres  vêtements,  et  se  couchèrent  près  de  lui  pour  le 
réchauffer;  plusieurs  de  ces  fidèles  soldats  ne  se  relevèrent 
jamais!  Le  prince  qui  a  inspiré  un  tel  attachement  doit  être 
excellent;  il  l'est  effectivement,  et  de  plus  très  aimable,  d'une 
simplicité,  d'une  modestie,  d'une  réserve,  que  sa  profonde 
instruction,  sa  brillante  valeur  et  sa  haute  position  sociale 
rendent  encore  plus  méritoires  (1). 


LA   PRINCESSE   MATHILDE   DE   BAVIÈRE 

La  princesse  Mathilde  de  Bavière,  fille  du  roi  Louis  de 
Bavière,  a  épousé  le  prince  héréditaire  de  Hesse-Darmstadt. 
La  comtesse  de  Redern,  née  princesse  Odescalchi,  femme  du 
ministre  de  Prusse  à  cette  cour,  me  disait  que  la  jeune  et  belle 
princesse  héréditaire,  qui  est  très  pieuse,  témoignait  chaque 


(1)  Kriiilc  (h»  He'î-c-narmslndt.  né  lo  3  sopl^Miibre  17^0,  moiin;»   \  IVmIp 
W  30  HM'il  1851)  (l'une  altaqin'  d'aijoi.lexn-,  (is'i.) 


344  SOUVENÏRfi 

année  le  désir  que  les  calholîques,  qui  sont  en  très  petit 
nombre  à  Darmstadt,  se  rémiisseiit  à  elle  pour  laine  leur 
communion  pascale  le  jevdi  saint  dans  la  principale  église 
ou  chapelle  catholiqiie  qni  existe  dans  cette  ville,  ce  <|ui  a 
efîectivement  lieu  tous  les  ans  de  la  manière  la  plus  édifiante. 
La  comtesse  de  Hedern  me  disait  que  c'était  une  chose  tou- 
chante de  voir  ce  petit  troupeau  réuni  autour  de  cette  jeuue 
princesse  pour  accomplir  ce  devoir.  On  a  bâti  à  Darmstadt 
une  église  catholique,  mais  dan«  un  style  de  tempk^  et  même 
de  théâtre;  c'est  une  rotonde  éclairée  seulement  par  en  haut, 
presque  sans  ornement,  d'une  nudité  et  d'un  froid  glacial. 


SOIRÉB  ET  THÉ   CRXZ  lIAftAMl  LA  GRANDB-]>I^GHBSSB 

15  août  ia38. 

Mme  la  grande-duchease  n'a  pas  la  distmction,  ni  la  noblease 
de  manières  qaeje  lui  supposais.  Laprincesse  Marie,  sa  fille  (i), 
la  seule  qui  ne  soit  pas  mariée  eaeore^  n'est  pas  jolie;  elle  a  de 
la  <}igiiité  sans  grâces,  de  la  politesse  sans  bienveillance.  La 
comtesse  de  Walsh  renq)]it  ses  fonctions  de  grande-mattresse 
avec  une  amabilité,  un  charme  de  bonté,  d'exquise  politesse 
et  d'usage  du  monde  bien  rares.  Son  ftls,  le  comte  Théobald  de 
Walsh,  auteur  d'un  charmant  ouvrage  sur  la  Soisse  et  d'une 
spirituelle  réfutation  des  œuvres  de  George  Sand,  est  un 
homme  d'esprit  et  d'excellent  ton.  11  était  évidemment  chargé 
d'entretenir  la  conversation^  ou  plutôt  de  la  faire,  car  lui  seul 
parlait  haut  en  s'adressant  toujours  â  Mme  la  grande-duchesse, 
qu'il  mettait  en  scène,  qu'on  me  pardonne  l'expression,  pour 
lui  donner  l'occasion  de  parler;  les  dames  qui  entouraient  la 
table  à  thé  étaient  toutes  très  silencieuses,  les  ps'incesses 
Tronhetzkoï,  Galitzin,  Dolgorouki,  Radziwill,  quelques  An< 
glaises.  Mme  la  grande-duchesse  s'est  levée  lorsqu'on  a  an- 
noncé le  prince  Emile  de  Darmstadt.  Mme  ia  princesse  Marie 
a  accompagné  sur  le  piano  un  jeune  artiste  de  Bade  qui  va  se 

(1)  Mariée  depuis  au  marquis  de  Douglas,  duc  d'Hamilton. 


DE  LA  BARONNE  BU  MONTET  345 

perfectionDer  en  Italie  pour  le  IhéÀtre.  M.  du  Montet  a  eu  «ne 
coQTersatkm  très  intâfedsaate  fendant  oette  tCHPée  a^ec  le 
Ymnx  baron  de  Gagern,  ancien  ministre^  et  qui  a  été  au  con- 
grès de  Vienne  chargé  des  intérêts  de  plusieurs  princes  d'Alle- 
magne. Son  fils  (mUitaire)  s'approche  de  moi;  nous  causons 
comme  danciennes  connaissances,  avec  simplicité  et  bon* 
horaie;  Je  ne  le  connaissais  pas;  j'étais  près  de  froides  et 
sèches  princesses  russes  :  il  m'avait  sans  doute  jugée  plus  con- 
venationable  qu'elles. 


UN  VlfiUlC  SOLDAT   DB   LA  BATAILLB  DE  BOSBACH, 
SOUVBRIB  BK  BADB 

Se  8C|>t6nfare  18M. 

NoQs  avons  passé  la  soirée  chez  la  prmcesse  de  Rcriss,  et 
la  princesse  raconte  des  anecdotes  plaisantes  avec  une  aimable 
simplicité.  ËUe  nous  dit  qu'à  sa  première  visite  de  noces  chez 
ime  vieille  princesse  de  Reuss-Oéra,  née  princesse  de  Bavière, 
elle  avait  imaginé  de  se  mettre  en  élégante  jeune  femme  pari- 
sienne :  robe  de  mousseline  ravissante,  car  c'était  en  éié^  et  il 
faisait  une  chaleur  horrible;  mais  sa  belle-mère  (née  prm- 
cesse de  Nassau)  lui  dit  :  «  Mais,  ma  chère  enfant^  ce  n'est 
pas  cela  du  tout;  il  faut  des  diamants,  toutes  les  pendeloques 
et  ornements  d'apparat,  une  toilette  de  cour  et  de  grand  céré- 
monial. »  La  jeune  et  jolie  princesse  Gasparine  mit  une  robe 
de  blonde  et  vue  guirlande  de  diamaf&ts,  et  partit  dans  une 
voiture  découverte,  au  grand  galop  de  six  chevaux,  horrible- 
ment secouée,  elle  et  ses  beaux  diamants^  qu'elle  était  obligée 
de  soutenir  avec  ses  deux  mains  sur  sa  tête;  c'est  dans  cette 
brillante  parure,  toute  couverte  de  la  poussière  soulevée  par 
la  voiture  et  par  les  chevaux  des  piqueurs  galopant  aux 
portières,  qu'elle  arriva  à  quatre  lieues  de  Greitz.  Pendant  le 
dtner,  il  fut  question  d'âges,  et  la  princesse  de  Géra  dit  qu'il 
existait  encore  chez  elle  un  vieux  chasseur  âgé  de  cent  dix 
ans.  Cet  homme  était  Français,  avait  assisté  à  la  bataille  de 
Rosbach,  et  même,  ajouta-t-elle  en  riant^  était  le  seul  qui 


346  SOUVENIRS 

n'eût  pas  décampé;  il  avait  été  fait  prisonnier.  La  princesse 
de  Reuss,  belle-mère  de  la  princesse  Gasparine,  faisait  en  vain 
toutes  les  mines  imaginables  pour  la  faire  taire;  mais  voyant 
que  la  bonne  dame  était  très  disposée  à  s'égayer  de  cette 
funeste  bataille,  elle  lui  dit  :  <  Enfin,  je  suis  obligée  de  vous 
rappeler  que  ma  belle  fille  est  petite-fille  du  maréchal  de  Sou- 
bise.  —  Oh!  ne  vous  en  affligez  pas,  ma  chère  petite,  s'écria 
la  vieille  princesse;  il  n'y  a  que  ceux  qui  n'ont  jamais  livré 
de  bataille  qui  n'en  ont  jamais  perdu,  et  si  vous  voulez  vous 
donner  la  peine  de  lire  l'histoire  de  ma  famille  (la  maison  de 
Bavière),  vous  verrez  que  plus  d'un  de  mes  ancêtres  ont  eu 
aussi  ce  malheur.  >  Je  suis  fâchée  de  ne  pas  savoir  le  nom  du 
vieux  de  Rosbach  resté  si  ferme  sur  le  champ  de  bataille.  Les 
princes  de  Géra  l'avaient  pris  en  grande  affection. 

Les  princes  et  princesses  de  Reuss  ont  aussi  leur  revenant 
(qui  n'est  pas  un  revenant  bon).  Je  les  trouve  très  modestes 
de  se  contenter  d'un  petit  homme  gris,  les  dames  blanches  sont 
plus  royales.  Le  petit  homme  gris  de  la  maison  de  Reuss 
apparaît  pour  annoncer  la  mort!  C'est  un  fait  avéré,  M.  de 
Marcy,  grand-maître  du  Prince  XIX,  mari  de  la  princesse  Gas- 
parine, l'a  vu  ainsi  que  les  sentinelles...  Une  jeune  et  char- 
mante princesse  de  Reuss,  qui  était  à  table,  très  gaie  et  bien 
portante,  fit  un  cri  horrible;  les  personnes  présentes  crurent 
qu'elle  voulait  les  efl'rayer,  mais  la  jeune  princesse  était  deve- 
nue pâle  comme  la  mort,  elle  tremblait  et  sanglotait...  Elle 
montrait  avec  terreur  l'angle  de  la  salle  où  elle  avait  subite- 
ment aperçu  celle  terrible  petite  figure  de  l'homme  gris  qui 
grimaçait  en  la  regardant.  On  voulut  en  vain  la  distraire,  lui 
faire  honte  de  sa  frayeur...  c  Je  l'ai  vu,  dit-elle,  il  ressemble  à 
un  petit  vieux  portrait  qui  est  dans  telle  salle...  »  Celte  jolie 
jeune  princesse  mourut  quelques  mois  après;  cela  ne  pouvait 
être  autrement. 

Les  femmes  blanches^  les  petits  hommes  gris,  les  grandes  figures 
noires  sont  d'étiquette  dans  les  maisons  princières  allemandes. 
Napoléon,  qui  était  hors  ligne,  avait,  \\x\,  son  petit  homme  rouge.,. 
Je  n'ai  jamais  aimé  ce  petit  homme  rouge;  sa  couleur  ferait 
crain^ln*  une  parenté  avec  le  diable. 


I)K    LA    BARONNE    DU   MONTKT  347 

MADAIIK   LA   DUCHESSE  d'oRLÊANS-PENTHIB VRE 
(veuve   de   PHILIPPE-ÉGALITÉ) 

Mme  la  marquise  de  Laage^  attachée  à  Mme  la  princesse 
de  LambalJe  et  ensuite  à  Mme  la  duchesse  d'Orléans  douai- 
rière^ nous  a  fort  intéressées  en  nous  racontant  ce  soir  les 
magnificences  de  l'hôtel  de  Penthièvre  :  le  service  d'or,  etc; 
mais  surtout  les  charités  inm:ienses,  les  bienfaits  innombrables 
du  vertueux  duc  de  Penthièvre,  et  il  faut  ajouter,  hélas  1  l'in- 
gratitude noire  de  ses  vassaux.  Il  avait  envoyé  un  de  ses 
valets  de  chambre  au  club  de  section  de  Vernon,  pour  entendre 
ce  qui  serait  résolu  à  son  sujet.  Un  patriote  remarqua  qu'il 
serait  injuste  de  dépouiller  le  citoyen  Penthièvre,  qui  don- 
nait la  moitié  de  son  bien  aux  pauvres,  c  Eh  bien,  s'écria  un 
misérable,  quand  nous  aurons  l'autre  moitié,  nous  aurons  le 
double.  >  Quand  on  rapporta  cette  réponse  au  duc,  il  répon- 
dit froidement  :  <  Le  calcul  est  juste.  >  Mme  la  duchesse 
d'Orléans,  aussi  bienfaisante  que  son  père,  fut  mise  en  prison. 
Elle  disait  qu'une  des  choses  qui  lui  avaient  été  le  plus  pénibles 
avait  été  l'obscurité  complète  dès  cinq  heures  du  soir  en  hiver, 
jusqu'au  lendemain  matin;  le  geôlier  venait  lui  retirer  sa 
lampe  à  cinq  heures;  il  ne  valait  guère  la  peine  de  lui  en 
donner  une.  La  solitude,  le  bruit  des  verroux  qui  se  refer- 
maient sur  elle  la  remplissaient  d'angoisses.  On  lui  apportait 
de  misérables  aliments  sur  un  plat  encroûté  de  saletés;  on  lui 
avait  donné  plus  tard  pour  compagne  une  fille  publique,  qui 
d'abord  la  tutoyait,  mais  qui  avait  changé  promptement  de 
manières,  la  servait  même  avec  respect,  et  ne  l'approchait 
plus  sans  être  appelée  par  elle.  Le  sanguinaire  et  brutal  geô- 
lier lui  apprit  la  mort  de  Mme  de  Noailles,  son  amie,  de  la 
manière  la  plus  cruelle,  en  faisant  un  geste  horrible  t 

M.  Belurgel,  notaire  de  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  bon, 
fidèle  et  zélé  serviteur,  sorti  de  prison,  où  il  avait  été  incar- 
céré avec  sa  femme,  s'empressa  d'aller  voir  Mme  la  duchesse 
dOrléans,  qui  lui  raconta  toutes  ses  souffrances,  ses  angoisses 
et  ses  privations.  M.  Belurgel,  dans  le  costume  le  plus  rigou- 


348  SOUVKNtRS 

reux  des  notaires  royaux,  dans  l'attitude  continuelle  d'un 
profond  fiaUit,  un  pi«d  en  avant,  la  main  sur  «oh  cœur,  le 
chapeau  sous  le  bras,  répondait  à  chaque  douloureux  souve- 
nir de  la  princesse  par  ces  mots  dits  avec  une  sensible  émo- 
tion :  <  Princesse,  c'est  comme  Mme  Behirgelt...  absolament 
comme  Mme  Belurgel.  >  Mme  la  duchesse  d'Orléans  ne  parlait 
de  son  mari  qu'en  l'appelant  très  tristement  ce  tnaiheureux 
homme.  •  Comprenez- vous,  disait-elle,  jusqu'où  il«  ont  pu 
entraîner  ce  malheureux  homme?  • 

Toutes  les  personnes  qui  ont  approché  de  près  Mme  la 
duchesse  d'Orléans-Penthièvre  savent  qu'elle  craignait  exces- 
sivement son  fils  Louis-Philippe  et  Mlle  Adélaïde.  Son  visage 
se  couvrait  de  taches  rouges  lorsqu'on  lui  annonçait  la  visite 
de  ses  enfants;  leur  continuelle  obsession  pour  la  forcer  de  se 
dessaisir  de  l'administration  de  sa  fortune  en  faveur  du  duc 
d'Orléans  son  fils,  et  de  se  contenter  d'une  pension,  donnaient 
lieu  à  des  scènes  violentes.  Monsieur,  depuis  Charles  X,  était 
l'intermédiaire  entre  le  fils  et  la  mère;  il  appuyait  les  préten- 
tions de  M.  le  duc  d'Orléans  et  faisait  sans  cesse  des  efforts 
pour  les  réconcilier. 

Le  jour  même  où  Mme  la  duchesse  d'Orléans  douairière  se 
cassa  la  jambe,  elle  eut  à  subir  une  scène  violente  avec  son 
fils.  Le  duc  d'Orléans,  très  effrayé,  vint  chercher  Monsieur,  qui 
partit  aussitôt  pour  les  réconcilier,  quoiqu'il  fût  fort  tard. 


ENCORE    LE    PRTNGB    LOTTIS-!! APOLliOH 

1837. 

Mme  de  Walsh  nous  fit  ainsi  le  portrait  moral  et  politique 
du  prince  Louis  Bonaparte,  qu'elle  connaît  beaucoup.  Grande 
instruction,  volonté  ferme,  entêtement  ou  ténacité  dans  ses 
projets,  audace  et  ambition  effrénées.  Son  caractère  «t  sa  pen- 
sée sont  éminemment  despotiques  et,  porté  au  pouvoir  violent 
du  sabre,  il  ne  dissimule  pas  que  tout  ce  qu'il  dit  au  peuple 
sur  la  liberté  dont  il  jouirait  sous  son  gouvernement,  s'il  par- 
venait jamais  au  pouvoir,  n'est  qu'une  amorce,  dont  il  rît  avec 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  349 

ses  adeptes,  et  doot  il  ne  tiendrait  aucun  compte.  Le  prince 
Louis  Bonaparte  écrit  parfaitement;  il  exprime  ses  idées  par 
écrit  avec  prëetsioD-»  clarté  et  éloquence,  mais  il  manque  de 
présence  d'esprit  en  parlant.  Il  est  courageux  jusqu'à  la  témé- 
rité; l'ajouterai  qu'on  peut  réellemAnt  lui  appliquer  les  paroles 
remarquables  de  Napoléon  :  «  Du  sublime  au  ridicule  il  n'y  a 
qu'un  pas.  >  Le  prince  Louis  dit  peut-être  à  part  lui  :  <  I>a  ridi- 
cule au  sublime  il  n'y  a  qu'un  pas  i ,  et  ce  pas,  il  l'a  fait  à  Stras- 
bourg. Il  est  menteur  comme  tous  les  membres  de  la  famille 
Bonaparte;  Napoléon  mentait  avec  facilité;  son  ûls,  le 
jeune  et  intéressant  duc  de  Keicbstadt,  mentait  aussi,  dans 
son  enfance,  au  moina.  Le  roi  de  Wurtemberg  en  parlant  à 
M.  de  B...  du  fils  de  Jér6me,  le  jeune  due  de  Montfort^  disait  : 
c  II  m'a  promis... mais  je  ne  puis  compter  sur  sa  parole,  car  il 
ment  toujours,  i 


MONSISUB    KT    MADAME    DB    WATWTL 

M.  et  Mme  de  Watwyl  logeaient  l'année  dernière  à  côté 
d'un  des  conjurés  de  Strasbourg,  chez  lequel  se  tenaient  les 
bruyantes -réunions  de  ces  jeunes  étourdis;  ils  ne  s'embarras- 
saient nullement  qu'on  pdt  les  entendre  conspirer,  séparés       ^  / 
seulement  par  une  porte  de  l'appartement  de  M.  de  Watwyl;        -' 
ils  criaient,  ils  hurlaient  leur  complot,  parlant   tous   à  la     ; 
fois  et  faisaient  un  vacarme  assourdissant.  M.  de  Watwyl 
eut  souTent  l'idée  de  les  engager  à  faire  moins  de  bruit     • 
et  d'indiscrétion  ;  mais^  nous  dit-il  plaisamment,  il  n'arait      ' 
pas  voulu  se  mêler  des  affaires  de  Louis-Philippe  et  lui  laisser 
le  soin  de  se  défendre.  Nous  avons  fait  avec  grand  plaisir  la 
connaissance  de  M.  et  de  Mme  de  Watwyl,  Suisses  de  haute 
naissance.  Mme  de  Watwyl  est  une  femme  très  distinguée, 
d'esprit,  d'instruction.  Elle  est  fille  de  l'avoyer  Steiger.  Ce 
ménage  est  très  uni;  ils  sont  riches  et  voyagent  beaucoup. 
M.  et  Mme  de  Watwyl  sont  protestants,  mais  tes  protestants 
les  plus  tolérants  que  j'aie  rencontrés  de  ma  vie.  Mme  de 
Watwyl  nous  raconte  qu'un  de  leurs  ministres,  très  zélé,  faisait 


350  SOUVENIRS 

en  présence  de  son  mari  le  projet  d'une  croisade,  ou  plutôt 
de  propagande  contre  les  catholiques  :  «  Monsieur,  lui  dit 
sévèrement  M.  de  Watwyl,  vous  feriez  mieux  d'en  entreprendre 
d'abord  une  contre  les  athées.  • 

J'ai  entendu  M.  de  Watwyl  parler  avec  estime  des  jésuites; 
il  nous  dit  cette  parole  remarquable  pour  un  protestant  :  t  Ce 
sont  les  jésuites  qui  ont  arrêté  la  réforme  :  ce  torrent  eût 
tout  entraîné;  les  jésuites  ont  empêché  la  révolution  univer- 
selle d'envahir  l'Europe  à  cette  époque.  >  Mais  à  propos  de 
cette  croisade  contre  les  catholiques,  que  voulait  prêcher  le 
ministre  protestant,  je  me  rappelle  l'indignation  du  major 
Filz-Maurice  contre  le  célibat  des  prêtres.  Son  excellente 
femme,  fille  d'un  ministre  anglican,  partageait  naturellement 
ses  sentiments,  c  Mais  pourquoi,  leur  disais-je,  le  célibat  des 
prêtres  catholiques  vous  irrite-t-il? —  Parce  qu'il  est  immoral^ 
criait  le  major.  —  Pourquoi  immoral?  •  On  comprend  sa 
réponse.  Mais  je  lui  répliquai  :  t  S'il  est  immoral  qu'il  y  ait 
des  hommes  qui  renoncent  aux  douceurs  de  la  vie  de  famille 
pour  se  consacrer  uniquement  à  la  grande  famille,  aux  saints 
et  pénibles  devoirs  du  ministère,  aux  malheureux,  aux  ma- 
lades, aux  mourants,  aux  morts  même,  combien  il  doit  y 
avoir  plus  de  danger  pour  les  mœurs  en  tolérant  cette  mul- 
titude de  jeunes  et  vieux  célibataires;  ces  hommes  qui 
renoncent  au  mariage,  uniquement  pour  jouir  plus  librement 
de  la  vie  et  ne  pas  entendre  crier  des  marmots  I  Égoïstes  que 
les  devoirs  de  famille  effrayent,  que  l'entretien  d'une  femme 
légitime  fait  reculer;  mais  qui  se  ruinent  en  payant  follement 
le  vice!  Major,  soyez  juste,  ajoutai-je,  avant  de  prêcher  votre 
grande  croisade  contre  nos  bons  prêtres  célibataires,  prêchez- 
en  une  petite  contre  tous  les  vieux  garçons^  parce  qu'ils  ne  sont 
décidément  bons  à  rien.  Il  faut  être  juste  pour  tout  le  monde. 
Si  les  prêtres  sont  dangereux  parce  qu'ils  ne  se  marient  pas, 
pauvres  martyrs  du  plus  admirable  dévouement,  combien  plus 
doivent  l'être  ceux  qui  n'ont  rien  à  faire  qu'à  s'ennuyer!  »  Le 
major  ne  me  répondit  rien  La  croisade  contre  les  vieux  gar- 
çons l'avait  interloqué.  J'avais  quelques  gros  et  formidables 
arguments  vivants  à  lui  citer,  quelques-uns  de  ses  compatriotes 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         35i 

dont  la  vie  de  garçon  était  bien  scandaleuse.  Quoique  excel- 
lent mari  et  homme  très  moral,  le  major  vivait  dans  les  meil- 
leures relations  sociales  avec  eux. 

Un  mot  en  courant  sur  les  jésuites.  Je  n'en  ai  rencontré 
que  de  parfaits,  honmies  droits,  savants  et  très  éclairés  et 
tolérants;  mais  c'est  une  chose  bizarre  que  le  fanatisme  de 
quelques  dévots  pour  Tordre  en  général  et  l'étrange  préven- 
tion qui  fait  confondre  cet  ordre  par  leurs  adversaires  hai- 
neux avec  le  catholicisme.  Pour  les  ennemis  des  jésuites,  c*est 
la  même  chose,  Jésuites  et  Catholicisme  :  c'est  absurde;  bien  des 
fervents  catholiques  ne  sont  pas  partisans  des  jésuites.  C'est 
ce  qu'on  ne  persuadera  jamais  à  leurs  antagonistes.  Mme  la 
dauphine  leur  était  peu  favorable;  elle  avait  même  une  sorte 
de  prévention  contre  eux.  L'abbé  Georgel,  secrétaire  dévoué 
au  cardinal  de  Rohan  dans"  l'affaire  du  Collier,  était  jésuite. 
Mme  la  duchesse  d'AngouIème  refusa  de  le  recevoir  à  Mitau. 


SOUVENIRS    ET    OUBLIS 

Le  prince  de  Ligne  raconta  un  soir  chez  la  reine  qu'il  avait 
élevé  deux  de  ses  laquais  à  la  dignité  de  valets  de  chambre^ 
et  qu'ayant  voulu,  immédiatement  après,  sortir  en  voiture,  il 
se  trouva  dans  le  plus  grand  embarras,  ses  deux  valets  de 
chambre  ayant  obstinément  refusé  de  monter  derrière  sa 
voiture,  ne  voulant  pas  déroger;  il  fut  obligé  de  les  solliciter 
de  lui  faire  cette  faveur,  pour  cette  fois  seulement.  Us  eurent 
beaucoup  de  peine  à  y  consentir. 

11  fut  plus  heureux  dans  une  autre  occasion;  je  ne  me  rap- 
pelle plus  si  ce  fut  à  la  suite  d'un  pari  ou  d'un  oubli,  mais  il 
fit  (et  il  s'en  vantait)  le  voyage  de  Paris  à  Bruxelles  en  poste, 
sans  payer  un  sou  aux  postillons  ni  aux  maîtres  de  poste. 
J'ai  lu  une  de  ses  lettres,  imprimée  dans  une  petite  brochure 
éphémère,  où  il  rappelait  à  la  belle  comtesse  Rosalie  Rz...  les 
vols  qu'il  avait  faits  sur  les  établis  des  marchands,  en  se  pro- 
menant avec  elle. 

Les  souvenirs  ont  leurs  écarts;  dites-moi  pourquoi  je  passe 


352  SOUVENIRS 

du  prince  de  Ligne  au  bon  maréchal  de  Ferr&ris?  C'est 
Bruxelles  qui  me  met  sitr  le  chemin  de  Vienne.  La  marédiale> 
née  duchesse  d'Ursel,  venait  d'expirer;  le  maréchal  était  près 
d'elle  et  avait  reçu  son  dernier  sotipir;  on  voulut  réloigoer. 
Arrivé  dans  son  appartement,  où  sa  fille  et  ses  amis  le  condui- 
sirent, il  se  mit  aussitôt  à  parler  de  fm  Mme  de  Ferraris;  il 
y  avait  cinq  minutes  qu'elle  avait  cessé  de  vivre  I  C'était  un 
excellent  ménage;  mais  pour  en  revenir  aux  souvenirs,  je  ne 
trouve  rien  de  plus  injuste  que  de  se  fÀcher  contre  les  oublieurs; 
les  oublis  sont  souvent  bien  malencontreux,  funestes  même 
et  presque  toujours  désagréables;  mais  rien  n'est  plus  indé- 
pendant de  notre  volonté  qu'un  sottwnir  ou  un  oubli,  dans  de 
certaines  choses,  s'entend  :  car  il  est  des  souvenirs  qui  oe 
peuvent  s'effacer  sans  dégrader  le  cœur;  des  oublis  qui  ne 
peuvent  s'expliquer  que  par  l'absence  totale  du  sentiment 
des  convenances. 

Mais  il  est  des  gens  qui  oublient  tout;  vous  leur  donnez 
une  adresse,  ils  l'oublient;  une  commission  qui  vous  intéresse 
vivement,  ils  l'oublient;  une  heure  d'où  dépend  un  rendez- 
vous  important,  ils  l'oublient;  ces  pauvres  oublieux  sont  en 
général  très  olficienx,  ce  qui  complique  singulièresaMit  leurs 
méfaits....  Ils  s'entêtent  à  porter  une  lettre  que  vous  venez  de 
finir  à  la  poste;  cette  lettre  est  essentielle  à  vos  affaires^  soyez 
sûr  qu'elle  restera  quinie  jours  dans  leur  poche  on  qu'ils 
oublieront  de  l'affranchir»  ce  qui  la  fera  mettre  au  rebut;  et  si 
par  aventure  ils  se  chargent  de  vous  amener  une  voiture, 
soyez  parfaitement  sûr  que  vous  retournerez  chez  vous  à 
pied,  par  une  pluie  à  verse,  après  avoir  excédé  une  pauvre 
mattresse  de  maison  qui  attendait  votre  départ  avec  impa- 
tience pour  se  reposer  des  fatigues  de  la  soirée.  Je  ne  vous 
conseille  pas  de  céder  à  leurs  instances  pour  vous  prendre  un 
billet  de  loterie  :  ils  n'y  penseront  que  le  lendemain  du  tirage. 

L'oubli  ne  ressemble  pas  à  la  distraction.  Voublieur  ne 
pense  pas  du  tout.  Le  distrait  pense  mal  à  propos.  Le  premier 
est  toujours  fâcheux,  le  second  souvent  plaisant. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET         353 


LB   COMTE   XAVIER  DE   MAISTRE 


Seligensladt,  1795.  Nancy,  avril  1839. 

Hélas!  il  m'en  souvient  de  cette  triste  petite  ville,  près  de 
Francfort  :  Seligenstadt,  où  nous  passâmes  le  rigoureux  hiver  \ 
de  1794  à  1795.  La  très  petite  colonie  d'émigrés  qui  s'y  trou-  ( 
vait  était  composée  de  la  famille  de  Mornac,  de  la  comtesse  de 
Choiseul,  abbesse  d'un  chapitre  de  Lorraine,  d'un  M.  de  Grux 
(je  crois),  et  de  notre  famille.  C'est  chez  ma  mère  que  l'on  se 
réunissait  tous  les  soirs;  on  pjolitiquait  beaucoup,  cela  nous 
paraissait  fort  triste,  à  nous  pauvres  enfants  de  huit,  neuf  et 
dix  ans.  Léon  de  Mornac  était  notre  contemporain;  son  frère 
nous  paraissait  bien  vieux,  il  avait  près  de  seize  ans!  Le  . 
matin  nous  passions  notre  temps  gaiement,  car  cet  horrible 
hiver  de  1794  à  1795  nous  procurait  abondamment  de  la  neige 
et  de  la  glace.  Nous  avions  inventé  les  montagnes  russes  bien 
avant  les  jardins  Tivoli  et  Beaujonî  Mais  le  soir,  hélas!  tou- 
jours de  la  politique,  et  nous  n'osions  élever  la  voix,  de  crainte 
d'interrompre  une  discussion  ou  la  lecture  des  gazettes. 
Jamais  nous  ne  voyions  rire  nos  parents;  la  douleur  et  l'in- 
quiétude dominaient  tous  les  cœurs;  l'indignation  exaspérait 
tous  les  esprits;  et  pourtant,  il  m'en  souvient,  un  soir  toutes 
les  physionomies  étaient  épanouies;  on  souriait  de  ce  sourire 
fin  qui  comprend  une  pensée  fine;  on  nous  faisait  signe  de 
nous  taire,  mais  sans  impatience,  car  nous  cherchions  à  com- 
prendre aussi  ce  qui  charmait  nos  parents,  et  leur  faisait  un 
instant  oublier  leurs  malheurs.  C'était  ma  mère  qui  lisait. 
Jamais  je  n'ai  entendu  mieux  lire.  L'ouvrage  qui  ravissait  ce 
petit  auditoire  d'exilés  était  le  Voyage^ autour  de  via  chambre. 
Non,  jamais  je  n'oublierai  ce  rayon  consolateur  dans  ce  sombre 
et  terrible  hiver.  Le  Voyage  autour  de  ma  chambre  me  rappela 
toujours  une  trêve  dans  les  larmes.  Nous  autres  enfants,  nous 
voulûmes  aussi  faire  le  voyage  autour  de  ma  chambre;  nous 
n'en  comprenions  que  le  matériel,  et  mon  frère,  le  plus  malin 
des  frères,  se  chargea  volontiers  de  faire  verser  l'embarcation. 

Hélas!  ma  mère  chérie!  si  l'on  vous  eût  dit  alors  :  Votre 


354  SOUVENIRS 

fille,  la  plus  petite  de  vos  filles,  recevra  un  jour  chez  elle  en 
France  l'auteur  de  ce  délicieux  ouvrage  !  Les  cheveux  blonds 
et  bouclés  de  votre  enfant  seront  blancs  alors  et  le  comte 
Xavier  de  Maistre  aura  atteint  un  âge  avancé  ;  son  front  sera 
chauve,  ses  yeux  si  spirituels  se  seront  éteints,  enfoncés;  il 
pleurera  tous  ses  enfants,  et  vous,  ma  mère,  les  vôtres  vous 
pleureront.  C'est  dans  un  bel  et  élégant  appartement  (1), 
entourée  de  jolis  objets  d'art  et  de  meubles  confortables,  que 
votre  fille  dira  au  comte  de  Maistre,  avec  l'accent  du  cœur,  la 
lecture  de  Seligenstadt  :  il  écoutera  son  récit  avec  sensibilité; 
il  baisera  la  main  de  votre  fille  devenue  vieille;  il  embrassera 
avec  affection  votre  gendre  I  «  Monsieur  le  comte,  disais-je  au 
vénérable  vieillard,  que  je  suis  heureuse  de  vous  voiri  Vous 
êtes  pour  moi  bien  plus  qu'une  célébrité  (pour  parler  le  lan- 
gage du  jour),  bien  plus  qu'un  spirituel  écrivain,  bien  plus 
que  le  Sterne  décent,  comme  vous  a  si  bien  nommé  Mme  de 
Staël;  vous  êtes  l'auteur  favori  de  ma  mère!  • 

Le  comte  Xavier  de  Maistre  passa  plusieurs  soirées  chez 
moi.  n  venait  aussi  souvent  le  matin  et  ne  pouvait  s'empêcher 
de  faire  le  voyage  autour  de  ma  chambre,  s'arrêtant  devant 
chaque  tableau,  ouvrant  mes,  livres,  feuilletant  mes  jolis 
albums,  admirant  et  respirant  le  parfum  des  plantes  rares 
qui  ornaient  mes  jardinières  ;  j'en  avais  de  très  belles  à  cette 
époque.  Mme  de  Maistre  s'étonitait  d'en  voir  d'aussi  nouvelles 
et  aussi  distinguées  en...  province,  elles  étaient  encore  rares 
à  Paris.  Nous  donnâmes  un  dtner  que  le  comte  trouva  excel- 
lent, il  le  prouva;  mais  ce  qui  me  fit  le  plus  de  plaisir,  ce 
furent  les  louanges  simples  et  charmantes  qu'il  donna  à  notre 
établissement,  à  nos  salons. 

Mon  mari  s'étant  aperçu  que  le  comte  de  Maistre,  extrême- 
ment chauve,  craignait  de  s'enrhumer  et  avait  toujours  un 
bonnet  grec  à  la  main  pour  s'en  couvrir  dès  qu'il  sortait  de  sa 
chambre,  lui  conseilla  de  se  faire  faire  une  petite  perruque.  Le 
lendemain  le  comte  de  Maistre  le  pria  de  le  conduire  chez  un 
artiste.  Mon  mari  le  fit  entrer  dans  le  salon  d'un  modeste  coif- 

(1)  Rue  de  la  Monnaie,  n»  4,  à  Nancy. 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  335 

feur,  OÙ  ce  vénérable  vieillard,  lieutenant-général  des  armées 
russes,  s'assit  sur  une  escabelle^  au  milieu  des  individus  aux- 
quels on  faisait  la  barl)e,  et  se  laissa  prendre  mesure.  Le  len- 
demain il  revint  chez  moi',  tout  enchanté  de  son  faux  toupet 
semi-gris  qui  lui  allait  à  merveille.  Mon  mari  lui  dit  :  «  Monsieur 
le  comte,  je  puis  me  vanter  d'avoir  ajouté  quelque  chose  à  la 
tête  du  célèbre  auteur  du  Voyage  autour  de  ma  cfiambre^  mais  ce 
n'est  pas  de  l'esprit,  ce  n'est  qu'une  perruque.  » 

Voici  quelques  anecdotes  sur  le  comte  Xavier  de  Maistre.  11 
entra  chez  un  libraire  de  Nancy,  et  témoigna  le  désir  d'avoir 
un  ouvrage  intéressant,  attachant  et  non  fatigant  pour  lire  en 
voiture.  Le  libraire,  qui  ne  le  connaissait  pas^  se  hâta  de  lui 
présenter  ses  œuvres,  qui  venaient  d'être  réimprimées  à  Paris. 
Le  comte  les  refusa.  Le  libraire  insista  :  «  Mais,  Monsieur,  je 
ne  puis  rien  vous  donner  de  mieux,  rien.  »  Le  comte  s'obstina; 
alors  le  libraire  impatienté  lui  tourna  le  dos  en  lui  disant  de 
chercher  lui-même  ce. qui  lui  conviendrait  le  mieux. 

Voulez-vous  avoir  une  idée  de  l'orgueil  provincial?  J'avais 
cru  faire  une  chose  agréable  au  marquis  et  à  la  marquise  de 
Raigecourt  (elle  est  Savoyarde)  en  les  invitant  à  df  ner  avec  le 
comte  Xavier  de  Maistre.  Je  disais  dans  mon  billet  que  j'étais 
persuadée  que  la  marquise  verrait  avec  intérêt  son  illustre 
compatriote.  L'invitation  ne  fut  pas  acceptée,  et  le  refus  pou- 
vait et  devait  se  traduire  ainsi  :  «  Si  le  comte  de  Maistre  a  envie 
de  nous  voir,  qu'il  vienne  nous  faire  une  visite  I  »  U  ne  les  con- 
naissait nullement,  et  je  me  gardai  bien  de  lui  en  faire  la  pro- 
position. 

J'avais  témoigné  un  vif  intérêt  au  comte  Xavier  pour  le 
chien  du  Lépreux.  11  nous  raconta  ce  qui  lui  en  avait  donné 
l'idée;  c'est  une  plus  triste  histoire  encore.  Etant  très  jeune, 
il  avait  un  chien  qu'il  aimait  beaucoup  ;  son  gouverneur  l'enga- 
geait à  s'en  défaire;  il  ne  pouvait  s'y  décider;  enfin  le  cruel 
mentor  le  fit  assommer  et  jeter  dans  l'eau;  le  pauvre  animal 
n'était  qu'étourdi  et  grièvement  blessé;  l'eau  le  ranima;  il  se 
traîna  tout  sanglant  et  furtivement  le  soir  dans  la  maison,  fut 
se  coucher  dans  le  lit,  sous  les  draps  de  son  jeune  ami;  on  l'en 
tira. . .  on  le  tua, . .  Je  fis  un  cri  ;  je  ne  puis  penser  à  cette  histoire. 


336  SOUVENIRS 

ARRIVéB  A    PARIS.    —  l'ÊMBDTB 

12  mai  1839. 

J'avais  vivement  désiré  ce  voyage,  il  y  avait  quelques 
années  que  mon  mari  n'était  allé  à  Paris;  je  le  blâmais;  je 
savais  que  mille  choses  nouvelles  Ty  intéresseraient,  j'avais 
insisté,  il  se  décida,  nous  partîmes.  J'avais  écrit  à  mon  neveu 
de  Yillevielle  de  nous  arrêter  un  logement.  Un  hasard  singu- 
lier lui  fit  préférer  le  dernier  que  j'avais  occupé  en  1833,  rue 
Saint-Dominique-Saint-Germain.  En  écrivant  à  mon  neveu,  je 
n'avais  fait  qu'une  seule  observation,  qui  parut  presque  une 
plaisanterie  :  c  Logez-nous  bien  loin  des  fureurs  populaires, 
loin  des  émeutes!  >  On  avait  ri.  Nous  arrivâmes  précisément 
le  12  mai,  jour  de  la  dernière  émeute  (1).  Il  faisait  un  temps 
superbe,  il  était  neuf  heures  du  soir;  nous  avions  relayé  i 
Pomponne^  et  je  songeais  à  une  délicieuse  lettre  de  Mme  de 
Sévigné  qui  raconte  à  sa  fille  un  séjour  dans  ce  beau  château, 
sa  partie  d'échecs  avec  le  maître  et  l'affection  que  lui  inspirait 
la  famille  spirituelle  de  M.  de  Pomponne.  J'avais  regardé  de 
tous  les  côtés  sans  trouver  rien  qui  ressemblât  au  château  du 
ministre  disgracié^  je  rêvais  au  beau  siècle,  lorsque  la  voiture 
s'arrêta  à  Neuilly-sur-Marne,  dernier  relais.  Nous  demandons 
des  chevaux;  on  nous  regarde  avec  étonnement  :  c  Vous 
voulez  aller  à  cette  heure  à  Paris?  >  Le  maître  de  poste, 
arrivé,  nous  trouve  bien  téméraires,  c  Mais  pourquoi?  —  11  y 
a  grand  danger,  Madame;  je  crois  de  mon  devoir  de  vous 
engager  à  rester  ici  :  on  se  bat  à  Paris;  il  y  a  des  barricades, 
des  morts.  —  Et  pourquoi?  et  pourquoi?  »  m'écriai-je  dans  un 
trouble  extrême.  Mon  mari  décida  alors  que  nous  passerions 
la  nuit  à  Neuilly-sur-Marne.  Je  voulais  rebrousser  chemin  au 
plus  vite,  non-seulement  retourner  à  Nancy,  mais  passer  le 
Rhin,  fuir.  11  me  semblait  que  nous  ne  pourrions  aller  trop 
loin.  Nous  couchâmes,  c'est-à-dire,  nous  restâmes  dans  une 


(1)  C'est  réineutc  dirigée  par  Barbes,  Blanqui  et  Martin  Bernard  qui 
tentèrent  ce  jour-là  de  soulever  le  quartier  Saint-Martin.  {Éd.) 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  357 

horrible  auberge^  la  seule  de  ce  village,  si  près  de  Paris. 
Noue  étions  en  société  avec  des  comédiens  ambulants,  des 
rouliers  et  des  paysans  de  la  banlieue,  parce  que  c'était 
précisément  la  fête  de  Neuilly-sur-Marne. 

A  minuit,  le  maître  de  poste  vint  nous  apporter  les  nou- 
velles qu'il  venait  de  recevoir  de  Paris  :  elles  disaient  que  les 
partis  restaient  en  présence,  qu'on  se  battrait  probablement 
le  lendemain,  etc.  Il  nous  engagea  à  attendre  de  nouvelles 
informations  avant  de  nous  mettre  en  route,  et  nous  promit 
de  nous  envoyer  de  Paris,  où  il  irait  lui-même,  un  de  ses 
postillons,  pour  nous  rendre  un  compte  bien  exact  de  l'état 
des  choses.  Le  lendemain,  à  dix  heures,  nous  reçûmes  effec- 
tivement ce  courrier,  expédié  par  l'obligeant  maître  de  poste, 
qui  était  parti  à  trois  heures  du  matin  pour  Paris.  Il  nous 
faisait  dire  de  nous  mettre  promptement  en  route,  que  nous 
aurions  le  temps  d'arriver  avant  la  reprise  de  l'émeute^  qu'on 
croyait  que  les  hostilités  ne  reprendraient  que  vers  une 
heure  ou  deux;  nous  fîmes  atteler  aussitôt  et  partîmes  au 
grand  galop.  Nous  rencontrâmes  le  maître  de  poste  qui  reve- 
nait de  Paris;  il  nous  dit  de  nous  hâter,  qu'il  se  formait  de 
nouveaux  rassemblements  dans  la  rue  Saint-Antoine;  nous 
devions  la  traverser.  A  Vincennes,  tout  était  tranquille;  mais 
dans  la  forêt  nous  rencontrâmes  des  hommes  et  des  cochers 
de  camions  qui  nous  criaient  que  nous  allions  nous  faire 
brûler;  les  gardes  des  barrières  nous  apprirent  que  l'on  bat- 
tait le  rappel^  que  les  rassemblements  devenaient  compacts 
dans  la  rue  Saint-Antoine;  ils  nous  engagèrent  à  prendre  un 
long  détour.  Cela  devint  effectivement  très  nécessaire,  car, 
vers  le  milieu  de  cette  longue  rue  du  Faubourg-Saint-Antoine, 
nous  nous  trouvâmes  dans  le  commencement  d'une  foule  hos- 
tile, menaçante;  notre  postillon  tourna  court  dans  une  petite 
rue  étroite,  si  étroite,  que  notre  voiture,  à  elle  seule,  eût  fait 
une  véritable  barricade.  On  nous  montra  quelquefois  les 
poings,  on  nous  rit  au  nez,  on  nous  injuria  un  peu,  mais  on 
ne  nous  arrêta  pas,  et,  en  vérité,  dans  les  horribles  petites 
rues  et  tortueuses  que  nous  parcourûmes,  rien  n'était  plus 
facile.   Notre   postillon    nous   conduisit    admirablement.  Il 


358  SOUVENIRS 

tournait  à  propos  lorsqu'il  apercevait  des  rassemblements; 
nous  en  évitâmes  plusieurs,  et  entre  autres  celui  qui  portait, 
en  tête  d'une  colonne  d'insurgés,  le  corps  mort  d'un  ouvrier 
tué  devant  l'École  polytechnique.  Nous  vîmes  le  drapeau 
noir  flotter  sur  ce  rassemblement.  La  vue  de  l'homme  mort 
m'eût  fait  mourir  de  frayeur. 

Enfin,  nous  arrivâmes  hôtel  des  Colonies,  rue  Saint-Domi- 
nique-Saint-Germain, sans  accident.  Là,  tout  était  calme. 
L'émeute  était  du  commérage  pour  les  uns,  de  V histoire  pour 
les  autres.  Nous  fûmes,  le  soir,  voirie  quai  :  des  patrouilles  et 
des  trains  d'artillerie  traversaient  en  tous  sens.  C'était  un 
spectacle  pour  les  badauds  et  un  amusement  pour  plusieurs. 
Voilà  comme  j'ai  vu  l'émeute. 

Paris,  mai  1839. 

La  brillante  exposition,  les  chefs-d'œuvre  de  l'industrie,  les 
magasins  éblouissants  de  rubans,  de  fleurs,  d'étoffes  char- 
mantes; foule  partout  immense  et  distraite. 

Paris  me  semble  une  courtisane  parée  pour  recevoir  un 
roi,  un  héros,  un  tyran  ou  un  tribun. 


BARON  ANTONINI,    MINISTRE   DE  NAPLES   A  MADRID 
ET   A  BERLIN 

Bade,  21  août  1839. 

Nous  revoyons  ici,  avec  un  vif  intérêt,  le  baron  Antonini, 
ministre  de  Naples  à  Berlin.  Il  est  impossible  d'être  plus  spi- 
rituel, plus  aimable,  et  d'avoir  une  conversation  plus  atta- 
chante. Il  témoigne  une  affectueuse  sympathie  à  M.  du  Montet, 
dont  il  a  déjà  eu  occasion,  en  1836,  d'apprécier  l'esprit  de 
sagesse,  les  vues  élevées,  les  sentiments  chevaleresques.  Il 
est  ami  de  nos  amis  de  Vienne,  Glary  et  Chotek,  et  ancien  et 
très  fidèle  ami  de  Mme  la  marquise  de  Laage.  Le  baron  Anto- 
nini était  ministre  de  Naples  à  la  cour  d'Espagne  au  moment 
de  la  mort  de  Ferdinand  VII,  et  vous  pouvez  penser  de  quel 
intérêt  sont  ses  assertions.  Instruit  que  le  roi  venait  de  signer 


DE  LA  BARONNE  DU  MONTET  359 

le  testament  qui  changeait  l'ordre  de  succession,  il  pénétra 
de  force  dans  l'appartement  royal  à  minuit;  sa  qualité  de 
ministre  de  famille  lui  en  donnait  le  droit;  il  s'adressa  éner- 
giquement  à  la  reine  et  au  roi;  «  Votre  Majesté  a-t-elle 
réfléchi,  dit-il  au  roi^  aux  malédictions  de  ses  sujets,  au  sang 
qu'elle  va  faire  verser?  >  Le  roi  révoqua  son  testament  et, 
après  avoir  accompli  cet  acte  important,  il  dit  à  M.  Antonini 
et  à  la  reine  Christine  :  Quel  poids  voiis  m'avez  ôté!  L'infante 
Carlo tta  apprit  l'événement  à  Burgos;  elle  accourut  à  Ma- 
drid et  par  des  scènes  violentes  fit  révoquer  ce  dernier  acte, 
ou  fut  censée  l'avoir  fait  révoquer,  car  on  croit  que  le  roi  était 
mort  lorsqu'on  lui  fit  faire  un  signe  de  tête  aflirmatif.  Le  plus 
grand  secret  avait  été  gardé  sur  l'arrivée  de  l'infante  Carlotta 
et  l'incroyable  rapidité  de  son  funeste  voyage.  Le  récit  du 
baron  Antonini  était  d'un  saisissant  et  dramatique  intérêt. 


TOMBES  ROYALES  A  L  ESCURIAL 

Le  caveau  où  sont  enterrés  les  rois  et  les  reines  d'Espagne 
ressemblent  plutôt  à  un  salon  royal  qu'à  un  caveau  sépulcral. 
Les  tombeaux  en  forme  de  coupes  antiques,  les  décorations 
brillantes,  les  dorures  étincelantes,  toujours  éclairées  par  une 
multitude  de  lustres  constamment  allumés,  ôtent  tout  carac- 
tère de  tristesse  et  de  recueillement  à  cette  royale  sépulture. 

La  reine  d'Espagne,  femme  du  roi  Charles  IV,  avait  d'abord 
aimé  Godoy,  frère  du  célèbre  prince  de  la  Paix.  Ce  dernier 
portait  les  billets  de  son  frère  à  la  reine  et  favorisait  leur 
intrigue.  Préféré  enfin,  elle  le  fit  introduire  chez  elle  sous  le 
prétexte  de  raccommoder  les  cordes  de  sa  guitare;  mais  elle 
lui  fut  souvent  infidèle.  Un  jeune  homme  sans  fortune,  nou- 
veau favori,  affectait  un  grand  luxe,  élégance  et  richesse  dans 
ses  équipages.  Frappé  de  ses  étranges  manières^  le  roi 
appela  Godoy  pour  le  lui  faire  remarquer.  «  Votre  Majesté  ne 
sait  donc  pas,  lui  dit  malignement  Godoy,  que  M...  est  entre- 
tenu par  une  vieille  femme  qui  ruine  son  mari  pour  lui?*  Le  roi, 
avec  un  gros  rire,  appela  la  reine  par  son  petit  nom,  lui  Ht 


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remarquer  l'équipage  fringant  :  «  Vous  ne  savez  pas  ce  que 
me  conte  Godoy?  M...  est  entretenu  par  une  vieille  femme 
qui  ruine  son  mari  pour  lui.  »  Le  bon  roi  rit  plus  fort  en 
achevant  ces  mots;  la  reine  ne  se  déconcerta  pas  :  <  Quelle 
histoire  me  faites  txms  là,  dit-elle  en  affectant  un  air  de  prude; 
fif  quelle  vilaine  médisance  t  i 


ESPAGNE 

Les  nombreux  laquais  de  Mme  de  Montijo  à  Madrid  voyaient 
un  j<rar  le  duc  d'Havre  et  Mgr  de  Rechten,  excessivement 
polis  l'un  et  l'autre,  se  faire  de  profondes  révérences  en 
sortant  de  chez  Mme  de  Montijo,  et  des  civilités  inûnies  à 
savoir  qui  passera  le  dernier.  <  Que  font-ils,  dit  un  Espagnol  à 
son  voisin?  —  Us  dansent  le  boléro  de  leur  pays,  »  répondit 
gravement  un  des  serviteurs  auquel  cette  question  s'adres- 
sait. 

M.  et  Mme  de  la  Romana  ont  été  assez  longtemps  à  Bade; 
le  marquis  est  fils  du  célèbre  général  de  ce  nom  et  trois  fois 
grand  d'Espagne;  sa  femme  est  fille  du  duc  de  Villafranca,  et 
petite-flUe  de  Mme  de  Montijo,  grande  d'Espagne,  femme 
d'une  instruction  rare;  elle  traduisait  en  lisant,  sans  hésiter, 
un  auteur  espagnol  en  français,  à  faire  illusion.  Le  marquis 
de  la  Romana  cause  beaucoup;  j'aimais  sa  conversation 
sérieuse  et  franche,  mêlée  de  mots  espagnols.  Sa  femme  est 
très  petite,  chétive,  brune,  de  beaux  yeux;  elle  est  simple, 
naturelle,  et  très  enfant  gâté;  elle  a  des  expressions  originales, 
naïves,  une  petite  voix  criarde  et  aiguë,  et  une  physionomie 
spirituelle.  Elle  nous  disait  tranquilleme